A jamais, un père lâche et déplorable

Michael Ramalho

Descente père-fille

Le ruban d'asphalte se déroulait péniblement devant la vieille voiture de mon père. Avec plus de deux cent mille kilomètres au compteur, je ne savais pas si elle allait supporter cet aller-retour jusqu'à Porto. Une sueur acide ruisselait le long de mon front et menaçait de dissoudre mes cils et mes paupières. À cause de la chaleur écrasante des derniers jours, le bord de la route offrait un impitoyable nuancier de jaune aux reflets cramoisis. À l'approche d'Aveiro, un voyant rouge s'alluma sur le tableau de bord. Je décidai de sortir pour prendre la nationale. L'avion de Louise n'atterrissait qu'à seize heures. Nous n'avions plus parlé depuis la mort de sa mère. Deux ans déjà. Son élocution était rapide et embrouillée. Je finis par comprendre que ses projets de vacances étaient tombés à l'eau. Elle désirait me rendre visite. Avant de dire oui, je laissai un silence s'installer. Non pas que j'hésitais à accepter sa venue, mais j'avais pris le pli de la solitude et la voix humaine grippait mon esprit. Ce néant de quelques secondes l'obligea à me demander si j'étais certain que cela ne me gênait pas de l'accueillir. Pour dissiper tout malaise, j'essayai de me montrer enthousiaste quant à sa venue prochaine. Je fus, suis et serai toujours un père déplorable. Dans les ultimes kilomètres, le trafic devint plus dense et mon avance fondit peu à peu. J'arrivai juste à temps. Le tableau monstrueux du tout béton et de la ferraille me déprima aussitôt.
Je me précipitai vers les arrivées. Je ne voulais pas qu'elle tombe sur mon absence. Le brouhaha de la foule et le kaléidoscope de couleurs criardes des publicités firent naître en moi un début de mal au crâne. Trop de temps passé seul à la maison devant mon écran d'ordinateur à traduire des romans ineptes. Terrorisé par ce monde extérieur que je ne pouvais fuir et éreinté par un dernier slalom entre les bagages, je parvins enfin derrière le cordeau des passagers. Au même moment, les portes automatiques s'ouvrirent et Louise apparut. Je l'avais quittée à la fin de l'adolescence. Je la retrouvais femme. Elle fouilla la masse humaine à la recherche de son père. Un gris noyé dans la brumaille. Deux saphirs brillants se posèrent sur moi. Nous nous saluâmes de façon distante. Pourtant, j'étais fou de joie de la retrouver. J'aurais dû l'embrasser, la serrer dans mes bras, lui dire que je l'aimais, lui demander pardon. Hélas ! Je fus, suis et serai toujours un père lâche et déplorable. En retournant au parking, je me concentrai sur la conversation banale et inoffensive qui s'installa entre nous. Le vol s'était bien passé ? Ah ! Il y avait eu un léger retard. Et quelques turbulences aussi. Et après... Comme la veille au téléphone, du rien du tout glacé jaillit entre nous. Une migraine lourde et douloureuse se mit à déchirer ma nuque centimètre par centimètre. La souffrance me rendait encore plus taciturne. De gris, je virais au noir. Louise ne semblait n'avoir rien oublié des défauts qui brisèrent notre famille. Magnanime, elle ne me reprocha ni mon silence ni mon regard fixant la route, dur et indifférent. Lorsque surgirent l'église du village et la maison de mes parents, que j'occupais, elle se mit à pleurer. Ma tête ployait sous le poids d'un casque en plomb doublé de pointes acérées. Mon sang, épais comme du goudron, pulsait avec violence contre mes tempes. La douleur me donnait la nausée. J'aurais dû la prendre dans mes bras pour la réconforter. Au lieu de cela, je restai silencieux et ouvris le coffre en chancelant. Je fus, suis et serai à jamais un père lâche et déplorable. Après dîner, elle me demanda où étaient rangés les albums photos.
— Dans la chambre du bas. Dans l'un des tiroirs de la table de chevet.
De retour au salon, elle entreprit d'étaler les photographies devant moi. Un cliché de son frère refit surface. Une bouffée de rage m'envahit et je fracassai contre le mur, mon verre rempli de brandy. Je montai dans ma chambre. Elle veilla une partie de la nuit, passant d'une photo à l'autre. Je fis cette nuit-là un rêve atroce : je me revoyais le jour de la rentrée, avec Louise. Elle devait être âgée de trois ou quatre ans. Les effluves d'eau de toilette et de gel douche des autres parents m'écœuraient. Plongé dans des projets professionnels plus ou moins définis que j'avais hâte de retrouver aussitôt cette corvée terminée, je lui tenais la main, insensible à son menton tremblant et aux larmes qui coulaient, abondantes, sur ses joues roses. Quand je la laissai, elle se retourna et m'adressa un regard plein de haine.


Je pris seul mon petit-déjeuner. Sur la table, les vestiges argentiques avaient disparu. Je l'attendis jusqu'à neuf heures, puis ne la voyant pas venir, je me mis au travail. En début d'après-midi, je perçus des bruits de pas descendre doucement l'escalier. Je me précipitai vers la cuisine. Adossée à l'évier, elle buvait un verre d'eau en caressant la crête d'un coq en céramique qui appartenait à ma mère. En silence, je me mis à lui préparer une assiette de pâtes à la carbonara. Un plat qu'elle adorait, petite. Elle resta assise derrière moi à me regarder faire.

— Miguel (elle m'appelait par mon prénom lorsque je m'étais mal comporté), est-ce que tu crois que les descentes en kayak existent toujours ?

Elle faisait référence à la sortie annuelle que nous réalisions tous les étés. Juste nous deux, nous descendions le fleuve Mondego sur une vingtaine de kilomètres. Sur le parcours, il n'était pas rare de croiser un troupeau de chèvres, un aigle tournoyant au-dessus de nos têtes ou une famille de canards s'enfuyant sur notre passage. À mi-chemin, nous nous arrêtions sur les rives pour pique-niquer. Abrité du soleil par un saule ou un frêne, j'écoutais le silence en fumant un cigarillo tandis qu'elle se baignait. Bien sûr, nous proposâmes à sa mère de nous accompagner, mais la naissance d'Antoine survint et retarda sa participation. Peu à peu, il fut admis que cette activité resterait un moment exclusivement père-fille.

— Je ne sais pas. Tu sais qu'ils ont construit un barrage gigantesque plus haut dans la montagne et que le fleuve s'est pas mal asséché. Il arrive que son niveau soit si bas que les agriculteurs doivent utiliser l'eau du réseau public pour irriguer leurs terres.

La dé carbonisation de l'économie était en marche et tous les moyens pour fabriquer de l'énergie écoresponsable étaient en vogue. Je voulais pourtant lui offrir ce plaisir.

— Il faudrait que je regarde sur le net. Peut-être...

— J'aimerais bien refaire une descente.

— Je vais voir ça.

Après le déjeuner, je l'observai errer dans le jardin, s'arrêtant ici et là pour constituer un bouquet de fleurs. Puis, j'entendis le portillon se refermer. Je savais qu'elle partait arpenter les ruelles du village à la recherche de ses souvenirs d'enfance. Elle irait, j'en suis sûr, visiter les maisons en ruine de ses arrières-grands-mères, se mouiller les pieds à la rivière ou s'assoir sur le parapet du vieux pont romain. En chemin, elle s'arrêterait boire un café chez Paul, comme nous le faisions jadis après chaque repas familial. Elle finirait son périple mélancolique sur la tombe de sa mère, de son frère et de ses grands-parents.
Je passai le reste de la journée à chercher un club nautique proposant une descente en kayak. « Les pionniers du Mondego », nom de la société historique qui nous avait proposé ses services, n'existait plus. Le moteur de recherche arc-en-ciel l'avait avalé. Soudain, une occurrence. Plus près de Coimbra, je finis par trouver une entreprise sobrement baptisée « Descente du Mondego ». Les vidéos, bien qu'alléchantes, laissaient présager un parcours moins beau et plus court. « Moins beau et plus court ». Comme le reste de ma vie, me dis-je un brin sarcastique en éteignant l'ordinateur.
Je l'attendis pour lui annoncer la nouvelle. Elle l'accueillit, tout heureuse, oubliant au passage que ce que je lui proposai n'était qu'une version affadie de nos instants de bonheurs passés.
La veille de la descente, je ne dormis pas bien. Lorsque je trouvai enfin le sommeil, je rêvai de Louise enfant – huit ou neuf ans peut-être – tenant la main de son frère. Les deux riaient à gorge déployée et s'éloignaient de moi en courant. Je leur hurlai d'arrêter, car je pressentais un danger indicible prêt à fondre sur eux. J'étais invisible. Ils ne tournèrent pas la tête et s'enfoncèrent hors de ma vue dans une brume dense et ténébreuse.

J'étais résolu à lui faire passer une excellente journée. Rattraper du mieux que je pouvais mes défaillances de père. Participer à nos conversations en me montrant enthousiaste. Ça va être génial ! Oui ma fille. J'espère que nous verrons des animaux ! Moi aussi. Des chèvres, des moutons ? Sans doute... Je luttai pourtant pour me montrer sous un visage affable, mais bientôt revint cette impossibilité de me lier à quiconque. Elle s'interrompit au milieu d'une phrase. Ses yeux étaient rivés sur la Tour de l'horloge de l'Université de Coimbra se dressant majestueuse, au-dessus de la ville. Sa blancheur éclatante et les clins d'œil savants qu'elle adressait à l'humanité produisaient leur effet. Après le pont enjambant le Mondego, l'entrée de la cité grouillait de monde. La cérémonie des rubans commençait le soir même. Des groupes d'étudiants en robes traditionnelles, accompagnés de leurs familles, essaimaient partout. Je n'assistai qu'une fois à cette fête. Si je me souvenais bien, les étudiants en médecine arboraient un ruban jaune, ceux en droit un ruban rouge et ceux en Lettres, un ruban bleu. Cette nuit, dans une ambiance indescriptible de cris, de rires et de musique, chaque spécialité jetterait ses rubans dans des foyers allumés dans de grands pots gris anthracite, pour marquer la fin de l'année universitaire. Je me dis qu'il serait fantastique pour nous aussi de jeter les rubans noirs qui ne cessaient de garroter nos âmes.
Je dus jouer de l'accélérateur pour me frayer un passage parmi les tramways, les autobus et les piétons indisciplinés. Des coups de klaxon retentirent, je vis au loin les gendarmes dans mon rétroviseur, mais ils ne parurent pas intéressés par le peu de cas que je faisais du Code de la route. Nous longeâmes le fleuve situé sur notre droite. Plus nous avancions, plus les trottoirs et la chaussée se vidaient. À la sortie de la ville, je reconnus le rond-point marquant les contreforts de la montagne. Louise se tut dès les premiers virages de l'ascension. Sujette au mal du transport, je la vis pâlir et fermer les yeux. Je faillis rater le panneau constellé de rouille indiquant le camp de base de la société « Descente du Mondego ». Un grillage ouvert invitait les participants à entrer. Au bout d'un chemin en Terre descendant vers le fleuve, un homme au polo bleu s'approcha du côté de Louise. Il lui demanda son nom. Parlant très peu le portugais, elle ne sut répondre. Encore une de mes fautes de père. L'endroit ressemblait à une décharge aménagée. Des bidons rouillés ou éventrés émergeaient des buissons de ronces, une terrasse, tout de guingois fabriquée avec des palettes, se dressait face à la rivière. Une bâche trouée sous laquelle pendaient des gilets de sauvetage rouges, sales et délavés avait été tendue pour se protéger du soleil. Dissimulé sous une toile militaire, un morceau de cabine de chantier bleue apparaissait dans un coin. Nous avions une demi-heure à tuer avant qu'un bus nous conduise dix kilomètres plus haut. Louise resta dans la voiture, le visage enfoui dans ses mains. Je lui tendis une bouteille d'eau et la laissai tranquille. J'allumai un cigarillo et me dirigeai vers le Mondego. Sur un fond de cailloux aux teintes claires, un nuage de punaises d'eau éclatait dans tous les sens. La lumière du soleil traversait le feuillage des arbres et mouchetait d'éclats dorés la surface cristalline. Le débit de l'eau générait un sifflement hypnotique et langoureux, capable de vous faire oublier votre propre existence. Le klaxon du car interrompit mes rêveries. Louise m'attendait à la porte du milieu. Elle semblait aller mieux, mais dès qu'elle fut assise, son front se perla de sueur. Elle glissa sa main dans la mienne, colla sa tête au siège et ferma les yeux. Pour la première fois, je m'abandonnai à la poigne de ses petits doigts. En dépit de la brièveté du trajet, elle arriva dans un état déplorable. Le visage entre les jambes, elle resta adossée au pneu gigantesque un bon quart d'heure. Bientôt, il n'y eut plus que nous deux.

Nous montâmes dans un kayak deux places et nous nous engageâmes sur le fleuve. Le niveau de l'eau était plus haut que prévu. Pour lutter contre la sécheresse, les vannes du barrage avaient été ouvertes. Nous flottions sur des ténèbres bouillonnantes. À un kilomètre de notre point de départ, nous dûmes mettre pied à terre pour passer une écluse. Je trébuchai sur un rocher et m'étalai dans l'eau rafraichissante. Louise partit en un fou rire tonitruant. Cela partait bien. Le débit devint plus calme. Le va-et-vient des rames pénétrant la surface généra un ballet hypnotique propice à faire poindre notre discussion fatale. Fatiguée de ramer, Louise me laissa faire. C'était le signal. Sa voix transperça les cris du vivant qui s'épanouissaient tout autour de nous.

— Papa. Pourquoi ne m'as-tu jamais pardonné la mort d'Antoine ?

Nous y étions. Pas d'échappatoire. Sur ce morceau de plastique flottant, je ne pouvais ni fuir ni me cacher derrière la rage désespérée qui m'étouffait. Réponds !

— Je n'ai rien à te pardonner ma fille. Je ne suis qu'un connard malheureux, c'est tout.

— Tu sais papa, je n'avais que neuf ans quand c'est arrivé... tout juste une enfant qui adorait son petit frère et qui ne concevait pas que de telles choses puissent arriver.

— Tu n'y es pour rien, ma fille. Je suis le seul responsable. J'aurais dû faire plus attention.

Sans m'en rendre compte, j'avais moi aussi cessé de ramer. Louise regardait droit devant elle. Ses épaules rentrées parcourues de soubresauts indiquaient qu'elle pleurait.
Une pause dans une épreuve très difficile. Je fixais l'ondulation gracieuse que traçait notre embarcation sur le courant presque immobile. Notre sillon en forme de V dessinait un miroir qu'on aurait dit réargenté à neuf dans lequel se reflétait le ciel passé, présent et futur.

La voiture de mon père garée devant le portail de la maison. Louise et Antoine jouent à proximité du portillon. L'heure du départ a sonné. Je range nos valises dans le coffre. Un hurlement de Louise. Je la vois courir derrière son frère. Il a un peu d'avance. Un mètre. Peut-être moins. Elle agrippe son T-shirt avec les doigts. Elle le lâche. Ou est-ce qu'il s'échappe ? Guidé par la mauvaise fortune, Antoine ouvre sans problème le portillon et se dirige vers la route. Un bruit de pneus qui crissent à la sortie du virage. Un choc effroyable. Un hurlement. Le mien. Celui de sa mère aussi.

— Je suis désolé, Papa ! Je suis tellement triste que les choses se soient déroulées ainsi. J'ai... J'ai brisé notre famille.

— Ne dis pas ça, Louise. Je te le répète. Tu n'y es pour rien. C'est moi, moi et moi seul qui doit porter ce fardeau.

— S'il te plaît, Papa. Dis-moi que tu me pardonnes.

Une sirène effrayante retentit dans le lointain. Son écho lugubre semblait croître en une masse palpable de destruction provoquant la fuite des oiseaux tapis dans les fourrés. Notre kayak s'affaissa brusquement comme si un trou avait été percé dans le fleuve. En dessous de lui, des dizaines de poissons nous dépassèrent, rapides comme des flèches. Un monstrueux courant d'air me frappa la nuque et me projeta contre Louise. Je tournai la tête et vis une muraille d'eau boueuse charriant des tonnes de débris. Je serrai ma fille dans mes bras avant qu'elle ne nous frappe.

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