Je ne crois pas que je t'ai(e) oublié

Matthias Claeys

Un femme, accolée de deux énergumènes, vient essayer d'expliquer ce qu'elle ressent, mettre les mots justes sur ce qu'elle vit.

Je ne crois pas que je t’ai(e) oublié. - Matthias Claeys

C’est une femme, « Elle », qui parle, en majorité, et au public. Elle est en roue libre.
 Avec, il y a les deux Dominique, qui sont presque silencieux. Ils ont été mis là non pas pour incarner qui ou quoique ce soit, mais pour maintenir la représentation, qui est à leur charge. C’est un peu leur condition sine qua none. Ils font le spectacle, « Elle » n’est pas là pour ça, « Elle » est là pour autre chose que le spectacle.

Avant-propos

 

UN DOMINIQUE. - Je sombre dans un grand trou vide.

Je nage dans un grand trou vide.

Ma décision n’a que quelques heures, et déjà je flanche.

Toutes mes pensées m’arrivent par à‐coups réguliers

En rythme

Et semblent être entrecoupées

De tirets

De deux tirets à chaque fois

Qui sont là pour

Signifier la profondeur du silence.

Silence qui épouse les bords

Du grand trou vide dans lequel je sombre.

Prologue

Arrivée d’Elle. Les Dominique ne sont pas là.

 

ELLE. - Alors, on va dire que je vais me mettre ici, pour commencer en tout cas je vais me mettre ici, et que je vais tutoyer. Oui, c’est ça, je vais tutoyer. C’est une bonne décision, une bonne décision de départ. Point de départ, plutôt, pas décision… C’est bien non ? De dire ça, j’arrive et je dis, comme ça, d’emblée, j’affirme, « je vais tutoyer » ça met les choses au clair non ? On dit bien ça, « mettre les choses au clair » ? Bon, très bien. Je sous-entends, quand je dis que je vais tutoyer je sous-entends quelque chose, bien sûr, et bien là, pour que ce soit vraiment très clair entre nous, tout très clair, je sous-entends que je ne vais pas faire de fausses politesses. Vous les Français vous faites tout le temps des fausses politesses. Je ne dis pas ça contre vous, c’est juste que j’ai remarqué ça, enfin non, ce n’est pas très juste, ce n’est pas moi qui ai remarqué ça, ce sont des choses qui se disent et avec lesquelles je suis d’accord, mais vous êtes polis en tout cas, vous vous efforcez tout le temps d’être polis.

Hier tu vois je parlais toute seule parce qu’on ne me répondait pas.

Qu’est-ce qu’elles font les claques quand elles se perdent ?

Je profite de cette suspension ; que tu sois suspendu ; pour dire. Je suis un peu embrouillée. Je vois bien, tu te dis « oulah celle-là elle est un peu embrouillée », et tu as raison ! Je suis un peu embrouillée, c’est vrai.

Des décisions seront prises...

Je ne te dirai pas mon prénom. Je veux dire : si à un moment donné tu veux savoir mon prénom, tu peux me le demander, je ne serais pas malpolie, je ne te dirais pas « non », ni de grossièretés, je trouverais un prénom et je te le dirais ; mais ce ne sera pas le mien. C’est compréhensible je crois. C’est compréhensible, non ? Et ce ne sera pas un gros mensonge, pas très grave, et puis moi je ne te demande pas ton prénom, ou si je te le demande pour la forme, tu peux me mentir aussi, comme ça on est quitte, on sera, serait quitte.

Je ne voudrais pas être suivie quand je rentrerai chez moi. Il n’y a jamais assez de digicodes, quand quelqu’un a décidé de vous faire la peau, si quelqu’un décide de vous faire la peau il ne peut jamais y avoir assez de digicodes.

Ce n’est pas parce que je te parle que tu as des droits sur moi.

Moi c’est Jeanne. On dira.

D’accord ?
Ah c’est drôle ça !

Ça n’a pas de sens de dire d’accord. Tu ne peux pas ne pas être d’accord avec mon prénom ! Qu’est-ce que ça voudrait dire ?

Je crois que j’ai rêvé. Comment peut-on rêver si on ne dort pas ? Ça fait longtemps que je ne dors plus. Enfin, plus beaucoup. On a tendance, nous les femmes, je dis nous le femmes mais peut-être que c’est pareil pour les hommes, mais pour les hommes je peux moins me rendre compte, forcément, alors que pour les femmes je me rends bien compte qu’on a tendance à dire qu’on ne fait plus quelque chose quand en réalité on fait moins quelque chose. Je dis que je ne dors plus alors que ce n’est pas vrai, ce qui est vrai c’est que je dors moins qu’avant, et que dans le peu que je dors, c’est moins profond, moins réparateur, voilà, mon sommeil est plus court et moins réparateur, ça c’est vrai. C’est ça que je devrais dire, mais ça à moins de gueule. Si je dis « ça fait longtemps que je ne dors plus », alors là ça a plus de gueule. Non ? Si, hein ! Est-ce que les rêves des abrutis sont plus chiants que ceux des autres ?

Tu aurais pu le faire quand même… Tu aurais dû, peut-être que c’est ça, que tu aurais dû le faire, que c’est ça que j’attendais de toi. Ça me traverse comme ça, d’un coup, c’est soudain. C’est ça, oui, tu aurais dû, mais en plus tu le savais, je veux dire, tu te rendais bien compte qu’il y avait des chances que tu dusses le faire, et que moi de mon côté je ne prenne pas le risque de croire que tu l’avais déjà fait alors que ce n’était pas le cas, et encore il aurait aussi peut-être, oui, fallu avoir peur de me rendre compte que tu aurais pu voir en face que je ne serais plus jamais bien et que j’aie peur de ta réaction, que j’eus peur de ta réaction et que tu partisses sans claquer ni casser la porte (celle de l’entrée qui me tracassait depuis quelques mois avec la peinture qu’il fallait y refaire.)

Je ne suis pas Française.
Un son pour former une image
. Une musique et c’est un discours
. Incroyable. Irréductible. Inversement.

Est-ce que l’infini ça débute ?

Je voudrais vraiment bien être comprise ; parler ce qui est essentiel ; quand je n’ai pas de message ; quand je n’ai que des choses à poser ; à mettre là.

Je saute la ligne. On va dire que j’ai sauté la ligne. Que je vais dire.

Tentative Numéro 1

Les Dominique sont là.

 

ELLE. - Je suis en émission mémoire… Je trouve que c’est une image très claire... Ce n’est pas facile... A la télé... Oh oui, j’ai vu quelque chose à la télé et je me suis dit : ça a de la gueule ! Oh, tiens, je vais te le faire, c’est bien, tu vas voir, c’est bien !

UN(E) DOMINIQUE. - Joséphine Joséphine je suis inspecteur de police Joséphine vous ne pouvez plus vous enfuir laissez-le partir et tout se passera bien je sais que vous voulez que tout se passe bien Joséphine ...

ELLE. - Tu ne sais rien ferme ta gueule tu ne sais absolument rien je ne le laisserai pas partir jamais vous m'entendez jamais alors vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec vos uniformes et vos armes je ne le rendrai pas il est à moi maintenant à moi
 est-ce que ça laisse assez le doute ? Je me demande si c’est possible de laisser un doute... Tu trouves quoi toi ? Tu trouves qu’il faudrait plus de doute ? Tu t’en fous ?

DOMINIQUE -  Joséphine c'est encore l'inspecteur nous ne pouvons pas vous laisser faire ça parce qu'il y a une maman qui a perdu son enfant votre situation est difficile nous le savons mais gardez votre sang froid je vous comprends très bien...

ELLE. - ... tu ne comprends rien du tout non n'aies pas peur je ne crie pas contre toi je suis désolée de t'avoir fait peur je ne voulais pas mais tu vois comme ils sont méchants tous avec ta maman qui va bien s'occuper de toi très bien.
 Je cherche... Je ne suis pas une criminelle mon enfant elle l'avait abandonné tout seul dans son berceau pour aller boire un café tout seul dans cette chambre immense et c'est cette mère là que vous défendez mais moi jamais je ne le laisserai tout seul dans une chambre immense alors la justice la justice ! Je crois que le souci est dans l’écriture... Il n’y a pas que moi, faut pas exagérer ! Viens dans mes bras tu as peur je le sens que tu as peur d'eux tous avec leurs bruits et leurs lumières mais je suis là je suis là et je te protège maman est là dodo maman est là tu ne bouges plus je te serre fort contre ma poitrine et tu ne bouges plus regardez tout ce que vous avez fait il a eu peur regardez ce que vous avez fait mon pauvre a eu peur regardez ce que vous avez fait c'est de votre faute petit corps regardez ce que vous avez fait maman arrive maman arrive !
 Le problème c’est que je ne comprends pas tout ce que je dis. C’est ça ! Oh ! Je t’ai fait peur ? Il ne faut pas, je suis désolée, je ne voulais pas être effrayante, paraitre effrayante, mais j’exagère – j’exagère toujours – tu n’es pas effrayé, tu as juste sursauté, ça va, tu as juste sursauté ! J’en fais des caisses...
C’est cette manie aussi de ne plus mettre de ponctuation ! C’est bien joli de ne plus mettre de points ni de virgules, de réinventer la langue, d’être super original, mais, et c’est pas pour être méchante, souvent ça sonne moche ! Non mais c’est vrai quoi ! Et même quand ça pourrait sonner juste est-ce que quelqu’un putain pense à ceux qui s’arrachent le cerveau à lire ces tas de mots sans virgule pour se reposer ? 
Qui est-ce qui pense à moi ? Quand je suis obligée de dire des choses que je ne comprends pas ! Quand je suis obligée d’entendre oh tu as été magnifique alors que je ne sais même pas ce que j’ai dit ? 
Je suis de mauvaise humeur...
 Il faut respirer là...

Un(e) Dominique danse avec un fer à repasser. AND WILL SURVIVE

Numéro 2

Les Dominique sont là.

 

ELLE. - J’ai mal au ventre. Je n’ai pas de Spasfon®, je n’ai pas pensé à prendre de Spasfon®, d’habitude j’en ai toujours, c’est malin... C’est bien le Spasfon®, ça fonctionne bien. J’ai comme un truc dans le ventre, je me sens lourde, tu ne peux pas savoir comme je me sens lourde. Ça tient de l’occlusion intestinale, ça se ballade à l’intérieur, c’est désagréable tellement ça bouge. Changer la donne. Je veux changer la donne !

Merci d’avoir patienté, d’être patient, c’est gentil.
 C’est la rumba à l’étage trois, cours de stretching au bureau 14D, les entretiens se déroulent au moins 4...
 Je ne sais pas ce que je dis, tu vois ! La pause déjeuner c’est quand on a faim ! C’est le grand ramdam, c’est Yom kippour dans mon bide, on pardonne tout même les raz-de marée, on s’en fout des raz de marée ! C’est la guerre dans mon intérieur, oh la la, j’ai la paroi qui frémit, c’est le foutoir, c’est moi le canasson ; l’abri, la farce et le poulet, le contenant et le contenu, mais pas tout le contenu, surtout le contenant, mais contente, souvent, même si des fois non ; pleine, de surprises, de choses à déverser, me faites pas chier, faut pas me faire chier moi, attention, ou je le fais, je peux le faire, un danger, toujours sur le point de, presque là, au bord, je pourrais, m’épancher, craquer, déborder de mes soldats, ne jouez pas avec moi, je suis le cheval ; d’ailleurs, le stratagème, c’est moi qui l’ai inventé, oui, et même Troie, c’est mon truc, et l’Iliade et l’Odyssée, et Homère et tous les Grecs , et la mythologie entière, et toute l’Antiquité, et Jésus, et l’Histoire et avant et après et le monde entier et l’univers du début à la fin, la vie et la mort, l’éternité même, tout ça, c’est moi ; même Dieu et toutes les inventions, et toutes les imaginations, c’est moi ; je suis le contenu et le contenant, je suis absolue, et je t’emmerde, toi ! 
J’ai un problème avec ce genre de mots. Je ne peux pas terminer. C’est incroyable ça, je ne peux pas terminer ! Je suis toute seule... Je ne suis pas grossière. J’aimerais bien juste finir le texte, rester là sans avoir à dire rien après, juste rester là. Et ce serait logique pour tout le monde que c’est terminé.

Je me suis emballée...

Numéro 3

Les Dominique sont là, lisent un bouquin.

 

ELLE. - Des fois je me dis que c’est un conteur. Le plus juste... Qui sait mettre les mots et les gestes pour dire. Qui ment le moins. Des fois je me dis que c’est un conteur, que j’aimerais vraiment être. Un conteur qui vivrait sur un banc et qui ne boirait jamais d’eau. Qui serait dégueulasse et qu’on n’écouterait pas. Tu vois, non ? J’ai l’air d’une névrosée, en disant ça, enfin non, pire, j’ai l’air d’avoir envie qu’on me prenne pour une névrosée. Je veux dire, ce que je dis, ça fait très « oh la la, je suis névrosée, c’est parce que je suis une artiste, parce que je suis tellement hors de ce monde que je ne comprends pas, c’est l’art qui me névrose...» Je n’ai pas de couilles.

Je suis dans un hall de gare...
 Il y a beaucoup de passage. La foule est assourdissante. Le train en direction de Pau est annoncé avec dix minutes de retard, les gens râlent, un peu. Et nous, ensemble, on s’est mis ensemble sur un banc, ou autre chose, je ne sais pas, et on observe. Pendant un moment... Puis d’un coup tout ça s’estompe... C’est le soir ou c’est le matin. C’est même du soir au matin ! Ou l’inverse... Peu importe en fait ! Dans une gare comme celle-là, dans une gare d’ici, de Paris, du matin au soir, il y a toujours de quoi faire, je veux dire, des gens, il y en a toujours assez. Toujours. 
Et ils cavalent. Même lorsqu’ils attendent immobiles on a l’impression qu’ils cavalent. Je dis des banalités, mais j’aime bien, ça me va bien de dire des banalités. Ici, le temps prend toute son ampleur, c’est à la minute près. Tu as ton train, imaginons, à 14h51. On fait ça, on fait un jeu, on dit que tu es un voyageur, tu as une femme qui t’attend à l’autre bout, dans une autre ville, mais pas une femme qui a fait la popote, non, une qui est amoureuse, que tu as rencontrée je sais pas moi disons à ton cours de plongée, tu prends des cours de plongée et même que c’est elle la monitrice, ça montre bien le genre de nana, c’est pas du genre à faire la popote parce que tu l’obliges, si elle cuisine c’est que ça lui fait plaisir, tu vois, une nana bien et vous vous fréquentez depuis quatre mois, et tu sais qu’elle t’attendra dans l’autre gare et que ça va être une chouette soirée, et là tu t’apprêtes à faire quatre heures de train, à peu près, c’est assez loin, mais elle les vaut bien, donc, ton train est à 14h51 et tu arrives à cinquante-deux. Et tu es baisé ! Tu vois le cul de ton cheval partir sans toi, sans se soucier de toi. Tout ça à cause de ce con de métro ! Non mais c’est vrai ! Ou de ce vieux qui bloquait le tapis roulant, parce qu’il n’avait pas compris que ce n’est pas pour se reposer, un tapis roulant, c’est pour aller plus vite ! Connard !

Oui, je me prends vite au jeu...

La gare, c’est un peu notre monde en miniature. Oh la vache, ça c’est beau ! C’est beau ce que j’ai dit, non ? Des gens qui courent, de l’argent qu’on doit toujours sortir, pas d’argent, pas de départ, pas le droit, putain, pas le droit d’aller où on veut sans sou, le chronomètre, cette saloperie de tic-tac, cette machine immense et insensée qui fait qu’on marche sur les SDF, qu’on se marche dessus, qu’on ne supporte plus d’être touché, c’est vrai ça, on ne se touche plus, on ne supporte plus rien, surtout pas d’être en retard, qui fait qu’on n’en peut plus mais qu’on se la ferme, qu’on n’a pas le choix, qu’on fait comme on sait faire et comme on sait rien faire d’autre et bien on fait comme ça, on n’a pas appris autrement alors même si ça fait foncièrement chier on retient l’ébullition, on verra bien combien de temps encore ça tiendra et en attendant on se tait parce qu’on n’a...

Et là d’un coup, tout explose ! Vide... On n’a pas eu le temps de comprendre. Il y a eu un grand bruit puis plus rien, ni son, ni lumière, la télé a coupé. Et au loin, au travers on ne sait combien d’épaisseurs de filtres qui nous bouchent les sens, on perçoit un bruit d’éboulis. Peut-être même entend-on des armes à feu qui crachent et se rapprochent... Il n’y a plus de gare, il n’en reste plus qu’un tas de pierres. 
Il fait toujours noir... Les armes à feu sont tout près. De partout nous parviennent trop d’informations, il y a des radios qui grésillent, apparemment des gens se sont organisés dans la pénombre pour savoir... Les voix des présentateurs nous balancent une guerre venue d’on ne sait où, même pas déclarée, une guerre totale, mondiale. Comme ça, d’un coup, c’est la guerre ! J’ai l’impression d’engueuler tout le monde...

Je fais quoi moi si je n’engueule pas tout le monde ? Pourquoi tu restes dans le noir?

J’aimerais qu’on m’envoie des fleurs.

Un(e) Dominique se pend avec une guirlande électrique.

THE WINNER TAKES IT ALL.

 

Numéro 4

Les Dominique sont là. Ils ont soif.

 

ELLE. - J’ai une autre idée. On dirait que je m’appelle Aymée, on pourrait dire ça, non ? Aymée c’est bien. Oui... 
J’aurais peut-être dû m’appeler Aymante... C’est pas un prénom, ça. C’est dommage. C’aurait sûrement été beaucoup plus juste. Amante aussi... Mais moins.

Personne n’a une cigarette ? En hiver j’ai souvent envie de cigarettes... En été aussi, d’ailleurs. 
Je suis une de ces personnes qu’on croise au coin d’un boulevard, des fleurs ou une boîte de chocolats à la main. Dans les films ce genre de personne a des fleurs ou une boite de chocolat à la main, mais en vrai ça peut être plus varié, on peut avoir de l’imagination. Pas les mains vides, c’est triste les mains vides. Une de ces personnes qui en attendent une autre. Je suis une de ces personnes qu’on croise parfois, ça arrive aussi, assise à un arrêt de bus dont la ligne est fermée depuis quelques années déjà, mais qui s’obstine à attendre ce bus qui ne viendra plus. 
Une personne qui sait très bien que ce n’est pas prévu au programme. Les personnes comme moi n’attendent pas en se disant « Oh mais on ne sait jamais, faut pas se décourager ! » Non, pas du tout. Rien à voir. Elles attendent pour attendre. Pour se sentir dans l’attente. C’est particulier...

Cette attente est le dernier bout de fil qui tient ma corde de pendue, qui fait que mes pieds sont encore proches du sol, que mon corps se fouette encore du vent et n’est pas encore dans les entrailles d’une terre trop sale... 
Je m’appelle Aymée et j’attends.

On dit de moi que je ne suis plus rien, je dis que je n’ai jamais rien été. Ce n’est pas grave. Je suis l’ombre. Je suis le mur qui accueille celle des autres et l’emprisonne dans son souvenir. Ils sont loin déjà...
 Puis les hommes sont venus au point de rendez-vous habituel. Je les ai vus, je leur ai souri, et j’ai commencé à attendre.

Personne n’a une cigarette ?

Vraiment ?

Elle s’en va fumer. Les Dominique revêtent leurs habits de plastique. PIANGERÒ LA SORTE MIA.

 

D’autres encore / Numéro 5–6–7

Les Dominique sont encore là. Ils dansent. ZERO CALL, la lumière est bleue.

 

ELLE. - Je n’ai aucune larme pour surcharger mes yeux et embuer ma vue. Non.
 Je n’ai aucune peine pour peser sur mon cœur et l’empêcher de vivre. Non. Je n’ai aucune douleur qui aille plus loin que mon épiderme, mon sang n’est chaud que parce qu’il doit l’être, il n’est pas affolé par la vue de quoi que ce soit.
 Je ne considère plus mon sexe que comme le chemin vers mes ovaires, l’acte sexuel que comme le chemin vers la procréation. Je ne connais pas de plaisir autre qu’intellectuel, je n’ai aucun désir ni aucune soif qui ne soient des besoins vitaux.
 Je suis une ascète par défaut.
 Tu as fermé mon humanité sensuelle, mon affect tu l’as broyé, serré fort jusqu’à le faire exploser. Mes sourires sont polis, ils sont calculés, ils n’ont rien de spontané. Je n’ai pas d’amis, je n’ai de ma famille que les photos qui ne me rappellent aucun souvenir. Je ne sais pas quoi faire.
 Vraiment.
 Je ne supporte pas le contact avec les autres et je ne supporte pas d’être toute seule. Je ne vis pas, je respire, je ne regrette pas, je n’y arrive pas.
 Mon cœur, je le sens battre dans mes oreilles.
 Je suis barge de t’entendre me poursuivre.
 Je suis barge d’avoir à te supporter encore dans la prison où on m’a rangée. 
Barge à leur expliquer la justesse de mon geste, je deviens folle de t’entendre tout le temps, folle.

Je me sens désincarnée. En fait, non, à ce moment-là je veux dire, je me suis sentie désincarnée.

UN(E) DOMINIQUE. - Vous verrez Betty, les cicatrices ne seront bientôt plus perceptibles, vous allez être resplendissante, Betty ! Mon équipe a fait un travail excellent, bientôt vous ressemblerez trait pour trait à celle que vous vouliez être ! C’est fini, Betty ! Vos complexes ! Pfut ! Vous allez pouvoir accepter le regard des autres ! Aimer les miroirs ! Vous allez voir ! Votre nouvelle vie vient de commencer !

ELLE. - Je m’étais mise à détester mon nez, il était devenu bossu, je trouvais mes seins trop petits, mes pommettes trop fades, mes lèvres trop fines. Je trouvais que j’avais trop de ventre, aussi. C’est comme si je me découvrais, à l’âge que j’avais ça aurait dû être fait depuis longtemps, mais pas pour moi, je me suis découverte et je ne me suis pas aimée, je ne me suis pas supportée, et ça en est vite devenu maladif. C’est toujours pareil avec moi, tout devient toujours maladif, très vite. Je ne pouvais pas. Un jour je me suis décidée : Bonjour, je m’appelle Betty, et je voudrais que mon corps soit celui de Betty, faites quelque chose, docteur, s’il vous plait, aidez-moi ! Il a souri, le con.

Alors j’ai refait, enfin j’ai fait refaire, mon nez, mes seins, mes pommettes, mes lèvres, mon ventre. Je me suis sentie. Belle...

Je suis un monstre !
 On ne peut pas s’aveugler toute sa vie, ça ne marche pas ça... Une refaite... Je suis un monstre, ce physique me cache, l’autre ne m’exprimait pas, celui-ci me met de travers.
 Je voudrais être Allemand. En voyant ma nouvelle tête dans le miroir, je me suis dit ça : je voudrais être Allemand. Pas Allemande, ça non, surtout pas, Allemand. Les Allemands ne font pas deux choses à la fois. Je me dis ça, si tu es Allemand tu fais soit ça, soit ça, mais pas les deux à la fois, sinon ça ne sera pas bien fait. C’est bien, c’est clair. 
Je m’appelle Klaus. Klaus Schuldböserbe. Je suis Allemand. Je suis blond, j’ai les yeux bleus. Je suis Allemand. Si ! J’aime ça, moi, être Allemand. L’Allemagne est un beau pays. Il n’y a pas à s’excuser d’être Allemand. Je suis de ceux qui tirent l’Europe vers le haut. Je ne suis pas un fainéant, je ne me plains pas, je souris en travaillant parce que je sais pourquoi je le fais, j’ai des épaules larges, sur lesquelles je porte mes enfants, j’ai deux fils, quand vient le week-end on se retrouve en famille et on bouffe des bretzels à s’en exploser l’estomac, et quand je vais au travail je prends toujours un peu d’argent pour m’acheter ma saucisse, je prie le dieu de la choucroute tous les dimanches, je regarde le Sud avec compatissance et dégoût, je regarde le Nord comme on regarde de pâles imitateurs... Mais qu’est-ce que je raconte ? Mais je ne pense pas du tout ça ! Non ! Je m’emballe toute seule, il ne faut pas m’écouter ! Je suis tellement, mais tellement caricaturale quand je m’y mets ! C’est à vomir, c’est tellement grossier de dire ce que je dis, et vous vous ne me réprimandez même pas, même pas un petit mouvement de recul, personne pour me dire qu’il ne faut pas faire de généralité ? IL NE FAUT PAS FAIRE DE GENERALITE CE N’EST PAS BIEN !
 Je n’arrive pas à me sentir propre...
 Je m’appelle Klaus. Klaus Schuldböserbe... Je n’y arrive pas...
 Je suis là dans ma geôle à moi et j’attends qu’on vienne me pendre. On ne viendra pas... Mon réquisitoire serait implacable, et tu pourrais voir ça, tu serais invité à voir ça, ça serait complètement dingue. Je suis sûre que je saurais faire ça, un procès complètement dingue, moi dans tous les rôles, de tous les côtés, je ne reprendrais jamais mon souffle, jamais, je m’accablerais, sans relâche, je m’accablerais, jusqu’à ce que je tombe, je m’accablerais, sans pitié, je serais sans pitié avec moi, je saurais l’être, jusqu’à ce que je tombe à genoux, ou que je devienne folle, ou que je me jette dans les murs en hurlant que je suis désolée. J’y arriverais. J’arriverais, je me condamnerais et j’arriverais...

Les Dominique s’en vont, de guerre semblant las.

Numéro 8–9–10

Elle est seule. Nous sommes là.

 

ELLE. - Pourquoi tu me regardes comme ça ? Ta robe est moche, et ton mec est un con ! Je suis juste quelqu’un... Rachel ! Rachel ! Rachel ! L’arthrose de ma mère... Rachel ! J’ai hurlé longtemps comme ça. Je courais et je m’entendais encore hurler. Rachel ! 
Je ne me retournais pas. Rachel ! Ma voix s’étouffait, je les entendais. Et là, un coup dans le dos, je tombe. J’aurais dix-sept ans en 1943. 
Pourquoi tu ne m’amènes pas de fleurs ? 
Des jonquilles ! Oui, des jonquilles ! Ma Madeleine. Ma Madelon. Ma Maud, elle, préférait les orchidées. Je n’ai pas aimé Maud comme j’aimais Madeleine. J’ai vu un petit oiseau tomber dans l’eau de la fontaine. N’aimez-vous pas les marguerites? À vrai dire je préfère les jonquilles… Puis j’ai rencontré Maud. De toute façon elle préférait les orchidées. Et moi mes jonquilles à la main j’aime le souvenir de Madeleine. Jusqu’en hiver j’arpenterai les allées du Jardin.
..

Je ne me souviens plus très bien...

Je ne m’ennuie pas. Non, non, ne vous inquiétez pas pour moi, je ne m’ennuie pas. Je suis bien ici. Qu’est-ce que j’attends ? Pourquoi ? Je n’attends rien, je suis là à ma fenêtre et je suis bien. Fenêtre...
 Il ne se passe jamais rien de ce côté de la rue, de ce côté où donne la fenêtre au carreau de laquelle tu te tiens sans cesse ! Ils ne savent pas... Il se passe tellement de choses de ce côté de la rue oublié. Il se passe beaucoup de choses qui, si je n’étais pas là pour les observer, mourraient sans avoir jamais été vues par quiconque, sans que personne ne soit là pour en garder le souvenir.
 J’aime mieux les évènements minuscules !

Tu me manques beaucoup.

Je regarde. Je fais ce que je sais le mieux faire.
 Sincères condoléances. Chiotte !
 Qui est-ce qui est capable de te réciter ? Qui est-ce qui connaît par cœur tes envies, tes plaisirs, tes craintes ? Qui est-ce qui te prenait dans ses bras quand tu pleurais ? Et les enfants que tu n’auras jamais ? Qui est-ce qui t’a aimé assez fort pour renoncer ? Qui est-ce qui t’a aimé assez fort pour deux quand tu n’étais plus capable de te supporter ?

Les gens bien élevés proposent leur aide... Rien à foutre. 
Je ne comprends pas... 
Je suis grande, et belle aussi, j’ai des yeux qui s’embrasent comme ça, j’ai une voix et des mains qui s’enflamment, c’est très beau quand ma voix et mes mains s’enflamment, tu verrais ça...
 On a fait un enfant parce qu’il fallait bien en faire un, en se disant qu’il ferait comme les autres ! Quand je ferme les yeux, je te vois. Tu es nu devant moi, étendu sur le lit. Regarde-moi ! J’aurais voulu ne jamais te rencontrer. Avant, je n’étais rien, mais je m’en contentais.

Je suis assise. Je suis plus petite encore qu’avant. 
J’ai comme un siècle d’existence.
 Je n’ai pas fait le tour du monde, moi, je n’ai jamais beaucoup voyagé, j’ai toujours vécu dans la région parisienne.
 Je ne suis pas triste, non non. J’attends patiemment.
 Je ne me révolterai plus jamais. On ne m’y reprendra pas. 
C’est bien de passer le témoin ! Il n’y a plus rien à écrire, plus rien à projeter, rien ! Du tout ! Je me suis réveillée il y a plus de cent ans. Ma journée a été sacrément longue, et éprouvante aussi. Il est temps que j’aille me coucher, ça oui, on peut le dire, j’ai bien le droit d’aller me coucher, c’est mérité.

Final

Les Dominique sont revenus. Ils habillent et chérissent.

 

ELLE. - Regarde-moi ! C’est troublant, hein ! J’ai la voix grave des gens de mon sang, et suave aussi. J’ai le corps d’une femme de magazine pornographique... J’aime bien me dire ça. Je suis une artiste ! On me conjugue au neutre. Avoir de l’argent... Petite, je ne rêvais pas d’être une princesse, je voulais devenir une princesse, une princesse friquée. J’étais butée, petite, sûre de mon coup. Fallait me voir... La seule manière de vivre qui me soit supportable, c’est de vivre sans limite budgétaire. Je refuse d’avoir à calculer quoique ce soit. J’ai toujours pensé que l’argent n’aurait pas le dessus sur moi. À mon avis, il est impossible de nos jours de vivre en dehors de toute notion monétaire. C’est vrai ! Il ne faut pas se leurrer, faut pas non, c’est pas bien. L’argent est le sang du monde actuel. Voilà, c’est comme ça ! Je ne suis pas née la cuillère en argent dans le bec, ah non, je suis une provinciale de classe moyenne à l’origine, mon père est cheminot, ma mère est secrétaire (ils sont toujours vivants.) L’argent m’a toujours obsédée. J’ai mis tout de suite la barre au plus haut, je ne veux pas d’échelons.

Je dis des choses fausses. Il y a des choses, que j’ai dites, eh bien, en y réfléchissant, elles sont fausses. Je n’arrive pas à me rappeler tout ce que j’ai dit, j’ai dit beaucoup, j’ai beaucoup parlé, mais je suis sûre que là dedans il y avait des choses qui étaient fausses, qui n’étaient pas vraies, c’est-à-dire pas réelles, qui ne me concernaient pas vraiment. Je rate tout le temps, c’est comme ça, c’est comme ça que je suis faite je veux dire. Je rate. Je fais un truc, je le commence, et je le rate. Et si ce n’est pas moi qui rate, alors ça rate tout seul, forcément. Je crois que c’est pareil pour tout le monde. Tout rate tout le temps à un endroit donné, alors on recommence, on tire des leçons, ah ça, des leçons, j’en tire ! Vraiment, c’est une vie euphorisante…

J’attends tes fleurs...
 Je suis morose maintenant...
 Il serait temps que je refasse mes mèches... Je suis lucide, toujours objective, disait papa... C’est la merde !
 Je voulais me mettre ici pour être bien en face, pour ne pas échapper, c’est ça que je voulais dire, tout à l’heure ; et tutoyer aussi, pour te parler à toi et toi encore et aussi là et ici et là-bas peut- être un peu plus loin, sûrement suspendu à ce qui sort de ma bouche. Je ne disais pas vous peut-être aussi pour ne pas rajouter de lettres. Je l’explique un peu tard...

Elle s’en va et ne reviendra pas.

Après-propos

 

UN(E) DOMINIQUE. - Je sombre dans un grand trou vide. / Je nage dans un grand trou vide. / Ma décision n’a que quelques heures, et déjà je flanche. / Toutes mes pensées m’arrivent par à‐coups réguliers / En rythme / Et semblent être entrecoupées / De tirets / De deux tirets à chaque fois / Qui sont là pour / Signifier la profondeur du silence. / Silence qui épouse les bords / Du grand trou vide dans lequel je sombre.

FIN.

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