Je ne peux pas, j'ai piscine.

Olivier Verdy

Un ado alité décline une invitation à la fête foraine. Pourquoi est-il là? de quoi se souvient-il? et où sont ses amis?

Et pourtant je serais bien venu avec vous. Déambuler dans les allées de la fête foraine ensemble, c'est tellement un plaisir. On aurait passé un super après-midi à délirer et à jouer. On serait montés dans des manèges, la grande roue, les auto-tamponneuses, mais pas trop parce que ça coûte une blinde. On aurait regardé les gens qui ont peur dans la soucoupe, on aurait épié avec jalousie les mecs baraqués qui tapent dans les punching-balls, on se serait cotisés pour s'acheter des barbes à papa et surtout, on aurait essayé de retrouver d'autres amis et on aurait parlé, ri aux éclats et sans doute un peu dragué des filles du bahut ; et si mon crush était la, ça aurait été encore mieux, pour moi en tout cas. Un après-midi de folie, coincé entre des musiques ringardes et la bande-son d'un mauvais film de science-fiction, mais un après-midi carrément passionnant à parcourir les ruelles en profitant de presque chaque stand. On aurait dévisagé les intrus d'un œil inquisiteur — après tout c'est la fête foraine de chez nous — et regardé comme une bande rivale tout droit sortie de Twilight les élèves de l'autre lycée. Un truc cool quoi et puis, on serait revenus sans doute plus tard qu'autorisé, et on serait peut être pris une ou deux remarques voire une punition de nos parents respectifs et cela aurait conclu notre si belle journée.


Mais je ne viendrai pas. D'abord parce que je préfère nager. Car oui, j'aime les plongeons et faire des bombes, faire la course pour savoir qui touche le bord en premier ou essayer d'aller le plus loin dans la piscine sans aucun mouvement. Ça, c'est drôle. D'ailleurs moi ce que j'adore, c'est faire la planche, me poser sur l'eau, la sentir rentrer dans mes oreilles, juste à la hauteur où le bruit devient sourd et qu'on se sent seul et apaisé. Serrer un peu le ventre pour ne pas couler et se laisser dériver tranquille, regarder le ciel et puis fermer les yeux. Être là où le temps s'arrête, être là où plus rien n'a d'importance. Y rester. Indéfiniment. Cela dit, pour être honnête, j'ai l'impression que la piscine ces jours-ci, ce n'est pas super fun : on me promène, on me balade, je sens un peu de liquide sur mon corps et puis on me ramène. Ça ne dure jamais assez longtemps et je ne fais pas grand-chose.


Aujourd'hui, la sortie ce sera donc sans moi pour différentes raisons. La première est que je me demande si vous m'avez invité ou c'est si c'est moi qui ai rêvé. Ici, je ne me souviens pas de tout, mes sommeils sont tantôt lourds, tantôt cauchemardesques et j'ai du mal à faire le distinguo entre la fiction et la réalité. Êtes-vous vraiment venus ? Je me rappelle mes parents, je crois qu'ils étaient réellement là, car ça a duré longtemps. En général, mes rêves sont plus courts. Et J'ai cru les entendre parler avec d'autres gens de mon état un peu critique à leurs yeux. Un peu critique. Peut-être, mais je ne vois pas ce que j'ai de critique. Oui bon, je ne suis pas le meilleur à l'école et j'ai tendance à faire quelques bêtises, mais rien de plus. Comme tous les jeunes de mon âge, je dirais. Non vous me trouvez critique vous ?


C'est pour ça que je vous ai, mes copains. À nous trois, on fait la paire comme dit ma sœur. Les trois toujours ensemble à s'amuser que ce soit sur les terrains de jeux, en classe ou simplement dans la rue. D'ailleurs, je ne me rappelle plus ce qu'on faisait dans le couloir mardi. On était sorti du cours d'histoire géo et on allait en sport c'est ça ? Ça va revenir. Je suis dans un état de choc post-traumatique j'ai entendu. C'est ce qui m'empêche de me souvenir de tout ce qui se passe. Ou de tout ce qui s'est passé.


Depuis que je suis arrivé, je vois principalement le plafond. Il est blanc. Il est moche. J'arrive à distinguer un peu un écran de télé sur la gauche, mais il est toujours éteint. Et parfois, quelqu'un vient se pencher sur mon visage et me dit quelques mots. Je les comprends. Ou pas. Dans le meilleur des cas, je parviens même à fournir des réponses courtes et intelligibles styles « oui » ou « ok ». Dans le pire, je me rendors. C'est long. Et je croise toutes sortes de têtes. Alors je me fais des films sur qui est qui : entre la dame qui change les perfusions, celle qui me fait ma toilette ou celle qui vient ausculter mes yeux. J'ai l'impression qu'il n'y a que des femmes ici. Très peu d'hommes. Je pense que je dois avoir quelque chose qui fait peur ou de relativement sérieux car j'ai tout un tas d'appareils branchés. Ça clignote, ça bipe. J'ai des tuyaux dans les deux bras, une sonde dans le nez et ça, c'est ce que je sens, bien sûr. J'imagine que j'ai autre chose parce que je ne sais même pas comment je fais mes besoins par exemple, mais je dois bien les faire quelque part. Ou alors..J'aurais une couche ? La honte. Heureusement que vous ne me voyez pas.




On s'est arrêtés vers les casiers, on a déposé nos sacs de cours et on a pris ceux de sports. Ensuite, je me souviens qu'on marchait tranquille en râlant sur le prochain contrôle à venir, le professeur allait encore être en retard et en plus c'est acrosport, le truc de filles ; tout un troupeau avançait dans la même direction. Et d'un seul coup, ça a éclaté non ? Un bruit sourd, énorme, un peu comme une explosion. Tout le monde s'est tu. Instantanément. Plus un bruit. Pendant une éternité de quelques secondes. Des hurlements sont arrivés de la porte d'entrée et ont été brutalement couverts par de nouvelles déflagrations. Une sorte de ping-pong sonore ou les cris répondaient aux balles. Sauf que ces dernières ont commencé à prendre le dessus : deux balles pour un cri… trois balles pour un cri… et en l'espace d'une minute ou deux, il n'y a eu plus de réponses aux balles qui sifflaient. Un flash mob teinté d'art moderne s'est propagé à l'ensemble des lycéens, comme une vague parcourant le couloir. Les uns après les autres, ils se sont affaissés, parfois tout en délicatesse, parfois plus brutalement. Je me souviens qu'on a hurlé aussi tous les trois. Je me souviens qu'on est restés dans ce couloir. Et puis j'ai eu très chaud dans le dos et comme les autres, je me suis retrouvé sur le sol. Et je suis là dans un lit. Et vous ? Où êtes-vous ?



Hier où je ne sais plus quand, en tout cas, c'est arrivé dans le passé, je crois, une dame est venue me parler. Elle m'a dit que j'avais de la chance, que je pouvais être fier de moi, que je vais aller de mieux en mieux, que ça va prendre du temps et que c'est sans doute préférable que je ne regarde pas la télévision. Elle m'a demandé comment j'allais, comment je me sentais et ce dont je me souvenais. Et je dois avouer que j'ai un peu de mal à répondre à autant de questions alors que je me sens si perdu. Comment je vais ? Comme quelqu'un couché dans un lit d'hôpital qui ne sait pas ce qu'il a ni pourquoi il est arrivé là. Comment je me sens ? vide. J'ai l'impression qu'il n'y a plus rien en moi et je ne parle de mon corps qui ne semble réagir à aucune de mes volontés de mouvements. Je parle de ma tête qui refuse obstinément de réfléchir ou de se concentrer. Et ce dont je me souviens, ça revient, ça revient et je ne suis pas certain que ce soit pour le mieux, car ce que je me rappelle impacte négativement les réponses aux deux précédentes questions.


D'ailleurs, j'ai aussi vu, il me semble, des gens style « bonjour c'est la police » venus me demander de raconter, ce qui s'est passé ou à minima de faire un signe de tête, d'yeux ou de doigts, suite à leurs déclarations. Je n'ai pas tout compris. Apparemment, beaucoup d'autres lycéens auraient été touchés ce jour-là. Je sens par moment qu'on me cache des choses, qu'on ne veut pas me dire la vérité sur mon état ou sur ce qui s'est passé au lycée. Je poserai des questions quand je me sentirai mieux. Si jamais je me sens mieux. Parce que j'ai souvent l'envie de m'endormir et que ça s'arrête là. Enfin.


Quand je ferme les yeux, je vous vois, je nous vois. Les trois côte à côte. On est tombés en même temps. Et à peu près au même endroit. Sauf que j'ai été le premier à toucher le sol et que vous vous vous êtes affalés sur moi, les relous. Un peu comme quand on joue à en choper un pour s'asseoir et lui péter dessus. Sauf que personne n'a pété. Ou alors je n'ai pas entendu. Juste des balles. Et j'ai senti un truc visqueux me coller dessus. Et que je pense maintenant savoir où vous êtes. Et où vous n'êtes plus. Et, oui, je serais clairement venu avec vous. J'aurais préféré venir avec vous. Je voudrais être avec vous. Mais je ne peux pas, j'ai piscine.

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