Je nous tue
Séverine Capeille
Dring !
Tu entends le réveil ?
Je reviens d’un long sommeil. De ces rêves où l’on se perd en croyant se trouver. De ces voyages qui t’emmènent de l’Autre côté. Sur les rivages d’un « je », « nous », « tu ». Tu vois comme la langue est bien faite ? D’un « je nous tue ».
Entre le « je » et le « tu », le « nous » n’a jamais existé. On peut le retirer. Comme on enlève une poussière d’un œil en train de pleurer. Il suffit de souffler.
Le vent de tes mensonges.
« Je » et « tu », comme un songe.
Je tue. Et je commence par tes yeux. Parce que sans eux, j’aurais su me protéger, un peu. J’aurais pu éviter de tomber dans leur vide, en croyant y voir le feu.
Je massacre avec minutie. Je glace tes paupières avec la stalactite de mon corps refroidi.
Et puis je déforme ton sourire. Jusqu’à ce qu’il vole en éclats. Jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le brouillard givré. Et puis ta dent en or, ta petite dent sur le côté… se transforme en acier. Volumineux et oxydable. Jusqu’à te faire baisser la tête comme un coupable.
Je grave sur ta peau des mouchoirs en papier jetable.
Et je tamponne un tableau impressionniste sur ton corps. Je suggère ma réalité, je ne peux pas la décrire, pas la transposer. C’est un mélange de profane et de sacré. Je frappe, et sous les coups, apparaissent les couleurs. La lumière blanche au bout du tunnel. Le noir de la peur.
Entends-tu la respiration haletante du cœur ?
Je gonfle tes poumons au souffle de mes désirs inassouvis. Je les regarde se dilater, comme une pupille que la drogue aurait envahie. Je les vois déchirer ton enveloppe charnelle. Ecoute, comme la langue est belle ! Entends-tu les courriers avortés ? Les lettres recommandées dont tu es l’accusé ? Les lettres mortes ? Dans ton « enveloppe charnelle », il y avait « elle ». J’aurais dû me méfier.
Si j’avais su, j’aurais tu tous les « nous ».
J’aurais flingué toutes les syllabes, et même les onomatopées.
Enfin, je nous tue. Tu l’auras bien cherché.
Je m’accapare ton odeur, et tu ne m’inspires plus rien. Alors, j’ose piétiner tes mains. J’y mets beaucoup d’ardeur. Tellement, que j’entends craquer tes phalanges qui me serraient si fort. Si bien. Ca fait une petite musique décomposée par toi. Un refrain sur le bout de tes doigts. La symphonie assassine de tes sens.
Je suspends aussi la liste de tes absences.
Je fixe tous tes signes d’indifférence aux astres du destin. Je mets des post-il en couleur fluorescente et ça fait une guirlande qui trace la séparation de nos chemins. Une lumière de fête for Haine.
Tu comprends ? J’occis more.
Je cloue nos langues. Elles ne tournent plus rond. Et je salive de voir la décomposition de tes expressions familières. Une par une. Je les arrache comme on effeuille les marguerites par amour, chaque pétale d’abord envoyé en l’air et qui finit par terre.
On avait trois pétales, nous. Un peu, beaucoup, et adultère. A moins que… Passion, folie et pas du tout ?
Enfin, on s’en fout.
Je tue nous.
Il suffit d’avoir un peu de caractère. Ce n’est pas difficile, après tout.
J’entends ton râle sordide et solitaire. Je le préfère à ces silences alourdissant mes insomnies. A ces appels espérés en vain pendant des nuits.
Dring !
Tu entends la sonnerie ?
Maintenant, je ne réponds plus. De rien.
Je te coince entre les téléphones sans fil et les attentes sans fin. Ton agonie me fait du bien. Je crois qu’elle me fortifie. Je te tue par asphyxie. Je déverse les tonnes de sable que m’ont apporté les marchands. Du sable émouvant. Pour que tu connaisses la sensation de se perdre petit à petit. Je te recouvre lentement.
Mais attends…
Je me rends compte qu’il y a plein de gens.
Ils occupent notre tempête de scène dans les moindres recoins de ses définitions. Ils envahissent notre espace d’illusionnistes en pleine désintégration. Le décor est irréel. Seul le sable de notre cirque n’est pas artificiel, les grains qui le composent s’écoulent facilement parce qu’ils sont ronds. Comme des attentes circulaires. Je réponds à tes homicides par omissions. Et je lève mon thé à ta mise en bière.
Et glou, et glou…
Tu es seul.
Les pouces baissés espèrent ton sang éparpillé. Alors, je signe la fin de ta représentation. Ton habit de paillettes se transforme en haillons. Les flèches de ton inconsistance glissent dans le brouhaha. Tu découvres la bête qu’il y a en moi. Le vertige et la transe d’une corrida. Quand le plus fort n’est pas celui qu’on croit.
Tu perds.
Et le temps circonscrit de nos jours de fête s’étiole dans la poussière.
Ta recherche de prestige se disloque comme une chimère. Tu aurais dû savoir qu’aux jeux de combat, ce sont ceux du hasard que l’amour préfère. Quand la volonté démissionne pour s’en remettre aux étoiles et aux prières. Tu sais, ce moment où on croit aux possibles et aux absolus. Juste avant que je nous tue.
Je joue les lettres de ton prénom au pendu.
Je croque ton exécution avec des signes graphiques. Je te réduis à quelques traits tirés à coups de triques alphabétiques. Tu abdiques devant mes assauts cathartiques. D’ailleurs, tu ne comprends rien à ce que j’explique. Il te manque le sens du Tragique. La dimension allégorique de ta cécité face aux fluorescentes guirlandes cosmiques. Il n’y a pas pire aveugle que celui qui…
Oh, comme j’aime te réduire en charpie !
Au nom des impostures et des grincements de lits. Des injures que j’ai tues pour rester polie. Du futur bafoué par défi. Je suis animale et je t’humilie. Je te couvre de honte devant la foule ahurie. Je mate le matador, je déjoue les paris. Je déjoue les…
Paris.
Je réduis la capitale en tout petit. Et tu deviens minuscule. Aussi insignifiant qu’un ticket de RATP périmé. Je déchire le trajet qu’on a effectué. Je lacère les couloirs de publicités que tu m’as fait traverser. Des incitations à te consumer. T’incinérer avec les tonnes de papiers mensongers. Faire un feu d’espérances glacées. Je n’ai pas d’autre solution. Je dois t’embraser au nom de tes baisers posés sur mon front. Là où résident les illusions.
Je déverse le baril des sens.
J’assiste à l’ébullition des évidences. A tes efforts désespérés pour sauver les apparences. A tes manigances pour qu’on te porte assistance. Tu deviens insipide à outrance. Aussi inconsistant que les « chérie » que tu récites sans y penser, que tu prives d’importance. Je mesure l’étendue de ton ignorance aux paroles performatives dont tu négliges l’existence. Tu en fais des paroles « perforatives » qui traversent, pénètrent, trouent comme pleins d’actes marqués de malchance. Je cherche une allumette pour l’anathème.
De la parole performative à la parole perforative, il ne manque que le « aime ».
Je veux faire éclater ton vice comme du maïs, voir ta peau caramélisée à l’extrême. Observer la combustion de tes stratagèmes. Faire justice moi-même. Comme dans un film, un rêve ou un poème. Exiger des arrêts sur images. Des miroirs grossissants sur ton manque de courage. Des boules à facettes pour montrer tes outrages. Et des guirlandes fluorescentes au dessus du carnage.
L’allumette crée une flamme par friction.
Le bruit rappelle le frottement des corps en perdition. J’entends les souffles devenir soufre par affliction. Je retiens ma respiration. Je dois faire bien attention. Ne pas brûler d’étapes dans l’excitation. Quand la flamme s’éteint, l’allumette n’est plus utilisable. L’action doit être irréprochable. J’avance, j’avance… et tes pensées s’accélèrent à une vitesse incroyable. Tu te demandes si j’en serais capable… si j’oserais t’anéantir définitivement. La vie te semble si courte à présent. Enfin, tu comprends qu’on ne joue pas avec le Temps…
Approcher la lumière.
Je vois mon reflet dans la matière. Je me découvre meurtrière et j’en veux à ta sœur, à ta mère. A toutes celles qui ont oublié de t’apprendre ce qu’il ne faut pas faire. J’aimerais pouvoir contenir ma colère… mais tu as transformé les étoiles en réverbères. Tu as réduis les parfums en vapeurs délétères. Tu m’as changée en plomb quand j’étais si légère. Nos danses sont devenues macabres et l’ambiance mortifère. La foule s’éloigne pendant que le film tourne à l’envers.
Ce sont nos souvenirs que l’essence réverbère.
Il y a les ombres de l’insouciance. Les silhouettes décharnées de nos confidences. Puis l’apparition des différences. L’exhibition de nos exigences. Je vois une farandole de circonstances, négligences, doléances… qui me fait frissonner et m’enivre. Je distingue des romances insensées et les autodafés des livres. Tout devient flou et…
Je me sens déséquilibrée.
J’étouffe et il n’y a plus de mouchoirs en papier, plus de guirlande fluorescente pour m’éclairer. Que la fumée. Un écran où je vois enfin le feu dans tes yeux, avant de m’écrouler. Les deux mains au sol, le dos courbé. Je creuse le tombeau de notre amour avec une pelle de lettres déliées. La lame aiguisée brille sous une lune aliénée. Et je convoque des clichés. Des épreuves, des négatifs, pour annoncer qu’il est trop tard.
Tu entends ?
Un chien hurle à la mort quelque part.
Il n’y a pas grand monde à l’enterrement : quelques fantômes de nos rires étranglés, une photo de notre première soirée que j’enferme dans le caveau comme un vilain cafard. Je suis pleine de la sueur des pires cauchemars. Quand on voudrait crier très fort et que la voix se perd dans le noir. Et je suis fatiguée. Je crois que le soleil veut se lever. Il avait rendez-vous avec la lune, mais tu sais ce que c’est… Ces planètes ne se rencontrent jamais…
J’écris les dates de notre histoire avec une craie. Puis une épitaphe sur la sépulture en grès : « Regrets ». Sept lettres comme dans « je t’aime ».
Alors, enfin, je peux me reposer en paix.
En paix…
Salem.