JE REVIENDRAI, FINN - 2
Catherine Killarney
Ma mère est morte quand j'avais cinq ans. J'ai su plus tard que mes parents n'avaient jamais été mariés. Elle était employée de maison, d'origine marocaine, et avait arrêté ses études à seize ans. Une telle union, dans la famille très bourgeoise et très conservatrice de mon père, était inenvisageable et l'insistance de mon père fit scandale. Il voulait l'épouser, mais on lui rétorqua qu'il devait d'abord terminer ses études de droit puisqu'il n'était pas en mesure de faire vivre une famille. Ils croyaient que d'ici-là, il oublierait très vite sa Yassira, au profit d'une jolie blonde bien élevée, mieux éduquée, plus cultivée. Alors, il quitta sa famille et s'installa avec ma mère, qui était enceinte, dans un minuscule appartement. Avec son petit salaire à elle, et des petits boulots qu'il trouvait à droite et à gauche, le soir, après ses cours, ils réussirent à survivre en attendant qu'il puisse devenir avocat. Il rentrait épuisé, mais il devait encore se plonger dans ses livres de droit, et dormait peu. Je suis née, bousculant encore leur emploi du temps ; ma mère arrêta de travailler pour s'occuper de moi car sa maigre rémunération n'aurait pas couvert les frais de nounou. Et puis elle est morte, de la façon la plus stupide qui soit, renversée par une voiture, sur les grands boulevards parisiens, alors qu'elle allait faire quelques courses. Ma poussette fut évitée de justesse grâce à un inconnu ; des témoins déclarèrent avoir vu un homme se précipiter pour me tirer vers l'arrière, mais il a disparu rapidement et mon père n'a pu le remercier. Papa m'a élevée seul et n'a pas renoué pour autant avec sa famille.
Lorsqu'il est devenu avocat, il a choisi de quitter Paris pour vivre à Borlonan, près de la mer, qui était la ville d'origine de sa famille et où il avait grandi enfant. Il avait envie de retrouver la proximité avec l'océan, et le week-end il adorait m'emmener en balade dans les petits ports de pêche qui jalonnent la côte ou sur la lande pour courir après les lapins, les joues fouettées par le vent. Les histoires de marin du grand-père, les vieilles photos jaunies que mon père avait gardées, qui n'étaient alors que des légendes qu'il me racontait le soir, rejoignaient ma réalité. Pour rien au monde je n'aurais voulu quitter la région, je m'enivrais de l'air marin et du parfum des immortelles, je courais sur les plages à perdre haleine, j'observais les bateaux de pêche et réclamai très vite à prendre des cours de voile. Je continuais de m'habiller comme un garçon et de porter les cheveux courts et de dire que je serai pirate.
- Les pirates, ça n'existe plus… me rétorquait-on.
- Bien sûr que si !
Je ne voulais pas en démordre, je me moquais de ce qu'on me disait. En grandissant, il m'a fallu admettre que l'espèce était effectivement en voie de disparition, même si sur certaines mers de pauvres gens qui n'ont rien à manger prennent des gens en otage. Ça n'était pas l'image des pirates que j'avais en tête : l'aventure, la conquête, les trésors.
En grandissant, les garçons se mirent à rôder autour de moi. Et moi autour d'eux. Mon corps changeait et j'en étais stupéfaite. Mes amies ne purent me faire abandonner mes jeans, mais je finis par suivre leurs conseils et fit pousser mes cheveux roux, qui se mirent à rouler en boucles soyeuses dans mon dos. Je repris mon prénom, Delphine. Désuet, mais original après tout. Grand succès auprès des garçons même si certains prétendaient que les roux avaient une drôle d'odeur. Ceux-là, je leur crachais dessus, et je recevais des punitions à leur place. Leurs petites tentatives de flirt ne m'intéressaient guère. Moi je ne pensais qu'à mon avenir ; la bagatelle, on verrait ça plus tard. Je voulais toujours devenir, non pas pirate – j'avais enfin compris -, mais capitaine ! D'un paquebot ou d'un ferry. Ou bien encore dans la marine marchande. Mais mon père m'en dissuada. A cette époque, vois-tu, c'était encore un métier réservé aux garçons. Même si j'étais très motivée, que je répétais sans cesse que les femmes devaient avoir les mêmes droits que les garçons, et que je versais des torrents de larmes pour le faire craquer, il refusa tout net. Ce n'était pas un milieu pour les femmes, je partirais de longs mois, c'était incompatible avec la vie de famille… toutes ces fadaises. J'aurais pu faire comme lui, autrefois : partir. Mais je n'avais aucune envie de me fâcher avec mon père, ma seule famille. Il m'avait élevée pendant toutes ces années avec beaucoup d'amour, de courage, d'abnégation, renonçant à sa vie amoureuse, ou presque, pour moi. Je ne lui connus qu'une fiancée, elle resta dans sa vie, un an. Elle voulait se marier, avoir des enfants, il lui répondait : plus tard, quand Delphine sera grande. Elle n'accepta pas.
Comme je ne pouvais exercer le métier de mes rêves, je tirai une fiche au hasard chez le conseiller d'orientation : comptable. Pourquoi pas ? De toute façon, j'avais un plan B. Je faisais toujours de la voile, et un jour j'achèterais mon propre bateau et je partirai à l'aventure sur les mers. Je ressentais quelques remords en imaginant le jour où j'abandonnerais mon père… Mais chacun doit vivre sa vie, n'est-ce pas ?
Cette jeune femme me semble déterminée, plus que jamais, elle devrait arriver à ses fins ...
· Il y a presque 8 ans ·marielesmots