Je sais que tu me lis
Stéphan Mary
Je sais que tu me lis parce que tu me l'as dit, ou écrit. C'est un peu suivant ton humeur. Ou bien même parce que je l'ai pressenti. Ça fait un moment déjà que j'attendais. Ce moment où tu viendrais faire un tour. Mais soyons clair-e-s, j'attendais sans attendre, disons que je n'attendais pas après toi mais je soupçonnais cet instant. L'étrangeté tient dans la vérité, la réalité de ce temps que tu t'octroies. Je ne sais de toi que le strict minimum, un environnement familier mais statique puisque unique. Dans cet environnement il y a ton espace-temps qui se fige le temps de la lecture (n'oublie pas que je sais que tu me lis) ou évolue vers d'autres univers. La galaxie est immense, Je te sais patient-e, attentif-ve mais aussi en surface et à fleur de peau. Tu veux en savoir plus n'est-ce pas ? T'immiscer peut-être, plus avant dans le texte, le temps d'une pause dans ta journée ? Te laisser engloutir 180 secondes qui seront décomptées de ton temps surchargé ? Peut-être...
Tu t'accroches telle une huître sur son rocher et patient-e tu attends. Tu attends la suite, la perle. Viendra ? Ne viendra pas ? La phrase est là qui s'entortille sur elle-même pour accoucher d'une seconde phrase qui elle même s'entortille etc. etc. Puis toutes ces phrases, ces successions se tendent, les unes derrière les autres, c'est le fil conducteur. Il s'agit du maître mot : l'événement ! Parce que je joue gros : rester ou partir. Suivant l'événement, son intérêt, son intensité, sa densité aussi, cet événement là, précisément, sera le fil conducteur dans lequel les phrases s'emboîtent bout à bout. Je sais que tu me lis aussi me suis-je dis "Tiens Zoé, et s'il ne se passait rien. Pas d'évènement majeur, pas de fil conducteur, pas de phrases, pas de mots". Mais ce ne serait pas moi, tu le sais bien petite huître bien accrochée à ton rocher alors que les vagues de signes qui composent un mot viennent mourir à l'aube de ta coquille, tu le sais que ce ne serait pas moi.
Allez respire, ne reste pas là, entre, mets de la musique, ce que tu veux. Café ? Tea for two ? Non, on va attendre un peu.
Te souviens-tu qu'un soir je t'ai emmené-e chez Mimine, la tendresse à l'état pur. Je t'ai parlé de mes potes, mes compagnons de loose qui win. Nous nous sommes retrouvés chez Mimine pour taper un tarot. Dans la bande il y a Dudu et Dudu est un super pote à moi mais il est malade. Suite à une intervention à coeur ouvert, il s'est gravé à vie le souvenir de l'hôpital en repartant avec superstaphylocoque. Maintenant ce n'est plus la vie qu'il joue mon Dudu, c'est sa vie ! Je suis sûre que tu compatis mais il s'en fout de la compassion. Il n'aime pas ça. Depuis qu'il est en invalidité, il fait beaucoup la fête comme on se jette à l'eau, pour se noyer, s'engloutir 180 secondes et mourir. Chez Mimine il a eu le vin gai. Cynique aussi. Et puis il a craqué, il s'est mis à chialer comme un gosse, sans retenue. Il nous a dit qu'il avait peur de mourir. Et de vivre aussi. Mimine s'est approchée de la table et tout en lui mettant une main sur l'épaule, lui a dit gentille et ferme "Viens te reposer mon petit. Tu vas dormir quelques heures et ça ira mieux demain. Viens.". Mon Dudu s'est levé et l'a suivie, tout simplement. Elle est revenue en nous expliquant qu'il dormait. Nous sommes partis à la fermeture, attendant sans le dire de savoir s'il se réveillerait pour rentrer avec nous.
Nous étions murés dans le silence alors j'ai commencé à t'écrire. Signes mots phrases. L'événement c'était son absence à notre table, ce vide. L'inéluctable séparation s'il continue son explosif cocktail mode de vie / espérance de vie. Tu me lis et avec moi tu objectes, démontres, étayes, conclues mais il s'en fout. Il résume en une phrase "La fin de ma vie ne sera que succession de fêtes paillardes du verbe, ponctuées de compléments hauts en couleur ". Avant il était prof Dudu, de philo. Il adorait enseigner. C'était sa passion. Après il a "dépressionné" puis pour tenir le coup, il s'est mis aux bons mots. Motàmot. Aujourd'hui il dresse le verbe comme d'autres lèvent le poing, étreignant tour à tour les kits de survie des compléments en cachette des cachets.
Enfin un jour il y aura ce vide, cette absence, cet événement là ! Celui-ci et pas un autre où mes phrases se tortilleront, ferons un amalgame de mots, esquisserons des silences. Ce sera le non événement. Je t'écrirais quand même, à toi qui me lis. Je sais que tu me lis, de loin comme ça, pour en savoir un peu plus. Un intérêt transitoire. 180 secondes dérobées au cours d'une nuit chez Mimine ; 180 secondes qui changent le sens du temps qu'il reste avant qu'il ne reste plus le temps. En 180 secondes tu as tout compris : un jour la chaise est occupée, un jour la chaise est vide. L'événement c'est l'attente.
180 secondes, 3 heures que l'on ne peut oublier, j'espère qu'elle lit ces mots, qui pleurent, discrètement.
· Il y a plus de 12 ans ·Yvette Dujardin