Je suis Louis B.
Gaetan Serra
Toute la journée, il attendit qu'elle vienne. Il ne comptait plus tous les cafés qu'il avait ingurgités. Il était capable de faire le trajet jusqu'aux toilettes les yeux fermés et le patron devait sûrement se demander à cette heure-ci s'il pouvait être opportun de lui offrir une carte de membre privilégié.
Un sentiment d'amertume commençait à le gagner et les tasses avalées n'y étaient pour rien. Elle ne lui devait pas grand chose, même au regard de la loi. Il avait pourtant amené les choses finement, avec toute la politesse, et un soupçon de manipulation affective, pour décrocher ce rendez-vous. Il lui avait bien fait comprendre qu'il ne l'embêterait pas trop, qu'il ne la harcèlerait pas. Il avait juste besoin qu'elle réponde à une seule question, et pas la plus difficile. Mais là, le doute sur sa venue était permis.
Peut-être aurait-il dû lui demander directement à l'hôpital, en plein service, mais cela aurait pu détruire le lien qu'il avait tissé. Il fallait qu'elle puisse répondre sans pression, au calme, autour du verre de l'amitié, sans rancœur de la part du jeune homme. À ses yeux, elle n'était ni mauvaise ni son sauveur. Elle serait juste un petit phare de plus dans son existence. À la condition qu'elle se pointe avant la fin de la cafetière.
On galvaude trop l'expression "se poser des questions existentielles". Est-ce s'interroger sur le sens de la vie ou sur le sens de la sienne ? Serpent qui se mord la queue. Ses pensées tournaient en boucle. Il était temps qu'elle arrive ou bien qu'il parte car cela semblait des heures qu'il était là, bien que le compteur n'affichait qu'un petit quart-d'heure de retard pour la principale intéressée.
Elle apparut au coin de la rue, semblant se diriger vers la terrasse à la hâte. Ce n'était donc pas qu'elle souhaitait fuir le rendez-vous. C'était une première bonne nouvelle.
Elle lui serra la main et s'assit à côté de lui. Elle posa son sac et déroula son écharpe.
- J'étais très intriguée par votre passage l'autre jour à l'hôpital. Je me suis dit que ça ne me coûtait rien de venir et de répondre à vos questions, dans la mesure de ce que je suis habilitée à vous répondre.
- Comme je vous l'ai dit la dernière fois, je ne cherche pas à vous embêter. Que voulez-vous boire ?
- Un thé, je veux bien.
Cette dame cachait habilement ses quarante ans sous un maquillage qui lui en laissait paraître quinze de moins. Elle devait être bien jeune à l'époque.
- Comment m'avez-vous reconnu ? Je veux dire … Vous devez en voir passer tellement …
- Quand à l'hôpital, vous m'avez donné la date, le prénom, c'était très clair. Impossible de faire un amalgame. Je venais de rentrer dans le service de néo-natalogie, et vous étiez mon premier bébé sous X. Vous savez ce … ?
- Je le sais très bien.
- D'habitude, dans ces cas-là, on donne les prénoms collégialement. Mais comme vous étiez mon premier, j'ai choisi toute seule. Vous êtes venu me demander qui est votre mère ?
- Non, même pas, j'ai une famille. Je suis peut-être adopté, mais j'ai une famille qui s'est bien occupée de moi. Je ne cherche pas à tout prix mes géniteurs.
- Je ne pourrais de toute façon pas vous donner ce genre de détails. Pourquoi m'avoir fait venir alors ?
- Je voudrais que vous m'expliquiez pourquoi avoir choisi ce prénom.
- Je vous avoue que j'ai été pris de court. Je ne pensais pas que j'aurais cette lourde responsabilité seule. J'ai cherché un prénom original mais pas trop. Et puis, vous partiez avec un handicap, alors porter un prénom de roi, j'ai trouvé que ça sonnait bien. Vous regrettez mon choix ? Je m'en voudrais terriblement.
- Non, pas du tout, j'aime beaucoup Louis. Par contre, ça me pose d'autres problèmes à côté, mais ce serait trop long à expliquer. Celle qui m'a mis au monde n'avait pas souhaité au moins me donner un prénom ?
- Non, sans rentrer trop dans les détails, l'accouchement a été assez machinal. Elle ne voulait pas trop prendre le temps de s'attacher. Heureusement, d'autres semblent l'avoir fait pour vous.
Louis marqua un temps d'arrêt. Il ne parvenait pas à se rendre compte qu'il discutait avec celle qui l'avait mise au monde dix-sept ans plus tôt et lui avait donné la première parcelle de son identité. Elle se trouvait là au fi de tout sens moral à discuter avec un jeune homme qui aurait pu, en d'autres circonstances, être son fils.
- Si je peux me permettre, ajouta-t-elle, vous étiez un bébé très pâle, rose pâle. Quelques années plus tard, vous n'avez pas beaucoup plus bronzé.
Il sourit. C'est vrai qu'on lui faisait souvent cette remarque. Il n'y pouvait rien, c'était comme ça. Mais cette phrase, si souvent blessante dans les dires des gens était d'une infinie douceur ce jour-là et faisait du bien à entendre.
- C'était tout ce que je voulais vous demander. J'espère que ma démarche ne vous a perturbée. Vous savez, le secret …
- Votre persévérance est noble. Votre chance aussi. J'aurais pu changer d'hôpital, ne pas travailler lorsque vous vous êtes présenté l'autre jour. Il aurait suffi que je ne sois pas dans les parages pour que vous n'ayiez jamais accès à cette information.
- Je m'en rends compte. Laissez, le thé, c'est pour moi.
Dans la famille, on l'appelait Louis d'Or. Non qu'il était riche, mais qu'il était d'une gentillesse immense. Il avait été bien élevé, c'était là aussi un autre versant de cette chance qui, penchée sur son berceau, avait désigné par un X qu'il ne serait pas un poissard toute sa vie.