Je suis né un jour de grève
Alain Moreau
Je suis né un jour de grève, lorsque je suis arrivé, la maternité était quasi déserte, il y avait, m'a-t-on dit, ma mère et une sage-femme. Mon père était là aussi mais dans la salle d'attente. Il avait prévenu sa femme, "il y aura plein de monde autour de toi, je vais plutôt gêner qu'autre chose, alors j'irai dans la salle d'attente" puis il avait rajouté avec un sourire satisfait, "D'ailleurs s'ils ont mis une salle d'attente, c'est bien pour éviter qu'il y ait trop de monde dans la salle d'accouchement!" Sauf que ce jour-là la maternité était vide mais sa décision était prise. Et pour être sûr de ne pas être dérangé, d'emblée il avait annoncé, "Il s'appellera Dominique, et si c'est une fille, elle s'appellera Dominique, au moins on pourra pas dire que je change d'avis!".
Vous savez donc comment je m'appelle...
Je dois reconnaître que tout cela a eu peu d'incidence sur ma vie, le vrai problème, c'est plutôt cette histoire de grève et plus encore, cette question qui me revient, lancinante, comment ont-ils pu tout faire, je veux dire toutes les tâches nécessaires lorsqu'un enfant naît. J'ai demandé mille fois à ma mère, systématiquement elle me répond, “Ne t'inquiète pas, puisque je te dis qu'il y avait un service minimum!“ Moi je veux bien, mais ça descend jusqu'où le minimum? Qui s'est occupé de moi quand je suis arrivé? Qui m'a emmené? Pour aller où? Et cette interrogation qui m'obsède, est-ce qu'on m‘a mis un bracelet avec mon nom? A mon avis, elle avait d'autres priorités la sage-femme alors depuis que je pense à ça, tous les soirs, je fais le même cauchemar, je me dis que je suis quelqu'un d'autre.
- Même si t'es quelqu'un d'autre, t'es quand même toi" me dit mon frère, soudainement philosophe. Je sais bien qu'il me dit ça pour me rassurer, il s'en fout lui, il est né un jour où tout le monde travaillait, il a eu le service maximum, il ne lui est jamais venu à l'idée que ses parents n'étaient pas les siens, alors que pour moi on n‘a aucune preuve. Ça fait naître toutes sortes de questions, comment sont mes vrais parents? Lesquels je préférerais, les vrais, que je ne connais pas ou les faux qui sont là? Je sais, c'est idiot, mais je n'y peux rien, ça me prend tellement la tête que souvent je me dis que les vrais m'ont vendu et que, pour les nouveaux, je ne suis qu'une... acquisition, et je me mets à imaginer mon nouveau père, je veux dire l'acheteur, quand il est rentré chez lui,
- Regarde chérie, j'en ai enfin trouvé un, mais je ne sais pas ce qu'il vaut!
- Tu l'as pas payé trop cher au moins?
- Ah c'est pas donné!
- Rassure-moi, t'as pas fait des folies quand même?
- Ecoute, l'avenir nous le dira, on peut pas savoir à l'avance!
Ça me contrarie, je sais bien que quand on achète quelque chose on a envie de faire une bonne affaire, plus tu paies cher, plus t'es exigeant, c'est normal, t'as pas envie de passer pour un looser, mais comme je ne sais pas combien ils m'ont payé, j'ignore si je suis cher.
Ça me perturbe tellement que je suis devenu hyper sensible à tout ce qui touche au prix des choses. Quand j'entends mon père qui dit "on n'en n'a pas pour notre argent", je panique, je me persuade qu'il parle de moi. L'autre jour mon oncle lui a expliqué,
- Tu sais Didier, ce qui compte c'est le rapport qualité-prix, et mon père lui a répondu,
- Je sais bien, mais au moment de l'achat t'es jamais sûr de la qualité, c'est quand tu commences à t'en servir que tu peux te faire une idée, mais c'est trop tard, il n'y a pas de garantie sur ces machins-là, puis il compléta, "en plus c'est gourmand!" Je crois qu'il dit ça parce que j'aime beaucoup le chocolat, "et ça fait du bruit!", ça c'est parce que je peux pas m'empêcher de parler à table…
Je vis un enfer, si au moins je savais ce qu'ils attendent de moi. Peut-être ont-il rêvé d'un Einstein, d'un Zidane ou d'un Elvis, je n'en sais rien. A choisir, je préférerais un métier plus simple, pompier ou conducteur de trains, ça me plairait et en plus la grève je connais déjà... mais devenir célèbre, ça ne m'attire pas, c'est trop de boulot, trop d'angoisse. En réalité la seule chose qui m'intéresse c'est de savoir d'où je viens. Ça m'obsède même. Dès qu'on parle des origines, je suis en alerte, et ces questions qui reviennent sans cesse, qui était ma mère, qui était mon père, comment était-il, quel était son métier? Je n'en sors pas, je suis tellement obnubilé que certaines paroles prennent une résonance disproportionnée. "Ah c'est sûr que les chiens ne font pas des chats" a dit la voisine l'autre jour, aussitôt je me suis regardé dans la glace, j'ai essayé de m'imaginer avec trente ans de plus, et j'ai commencé à gamberger à propos de mon père, est-ce qu'il a une moustache, est-ce qu'il se gratte le nez, est-ce qu'il porte un chapeau? Peut-être qu'il pilote un avion de chasse, avec des Ray Ban, une belle montre et un blouson en cuir... Dès que j'entends "C'est le fils de...", je sursaute. Un jour une personne m'a dit, "pousse-toi, ton père était pas vitrier!" j'ai eu envie de lui dire, "ah merci! ça fait avancer mon enquête!", mais il y a tellement de pistes à explorer, c'est mission impossible, je le sais bien.
Il me reste mes pensées. Quand je pense à mon père, je me dis que même s'il m'a bien vendu, il doit être triste parfois. Peut-être un jour m‘enverra-t-il un signe, ou peut-être se présentera-t-il sous une autre forme, un fantôme, un lion, qui sait ? Peut-être, peut-être... ces incertitudes me minent, je ne peux pas passer mon temps à attendre, ça me fait trop mal, alors je continue à épier le moindre indice.
L'autre jour j'étais déprimé, je repeignais tout en noir, lorsque j'entendis à la radio une personne qui disait "On sait qu'il a eu un fils mais on ne sait pas qui c'est", je dressai immédiatement l'oreille, il continua, "On n'a pas de preuves tangibles de sa vie mais on a assez de témoignages qui confirment son existence". Et comme l'émission s'appelait Avis de Recherche, je compris qu'il y avait un père qui cherchait son fils, je n'eus aucun doute, c'était moi. Puis l'animateur conclut, "Chers auditeurs, voilà ce que l'on peut dire aujourd'hui à propos du fils de Dieu". J'ai crié comme un fou, “Je suis sauvé! j'ai retrouvé mon père!" J'ai couru voir ma soit-disant mère et l'assaillis de questions: "C'est qui Monsieur Dieu? Tu le connais? Il est comment? Il fait quoi comme métier? Il est aviateur?...
Paris 2015
Un texte très interressant. Mon avis, sur l'enfantement, c'est que c'est devenus une sorte d'usine, dont le but et d'avoir le plus de produits. Belle ecriture, J'ai passé un bon moment a vous lire !
· Il y a presque 10 ans ·Hélène Benetreau
Merci jade,
· Il y a plus de 9 ans ·Derrière l'humour il y a toujours une part de vérité, en l'occurrence c'est l'angoisse passagère de certains enfants ou jeunes qui se demandent s'ils leurs parents sont bien leurs parents, s'il n'y a pas une un mélange de bracelets à la maternité etc....
Alain
Alain Moreau