Je veux tout
Michael Ramalho
Je veux tout. Gagner le tournoi et vivre mon histoire avec lui. Papa me laisse tranquille. Il le répète sans cesse. "Une excellente concentration nous met sur les rails de la victoire." Bon sang ! Je n'en peux plus de ses conseils qu'ils ressassent sans fin : « joue sur son revers ! C'est son point faible », « applique-toi sur tes premières balles ! ». Je perçois la rumeur des tribunes juste au-dessus de ma tête. Mon cœur bat à tout rompre. C'est mon premier match sur le central. Contre une ancienne lauréate du tournoi en plus. Papa n'arrête pas de répéter : « ne soit pas impressionnée ! », « elle est finie ! » ou « tu peux la battre ! », « tu peux battre n'importe qui ! », « toute la pression repose sur elle ! ». Il n'a pas tort sur ce point. Personne ne connait Marion le Pham. Je ne suis qu'une jeune joueuse classée 123 au classement WTA, cantonnée jusque-là aux tournois de seconde zone. Le vestiaire m'apparaît immense. Presque un gymnase. Je déteste sa froideur. Sa lumière aussi. Je jette un coup d'œil à mon portable. Papa doit être nerveux. Il a oublié de me le prendre. A l'heure qu'il est, le match de Jim est surement terminé. Il a gagné en trois sets secs. J'aime le sourire bienveillant qu'il affiche sur la photo en serrant la main de son adversaire. Mon Jim est un gentleman. Je veux tout. Gagner le tournoi et vivre mon histoire avec lui. On tape à la porte. C'est à moi. Une alerte SMS. Jim me souhaite bonne chance. L'émoji cœur réveille les papillons dans mon ventre. Allons-y !
J'entends papa qui hurle mon prénom. Le vacarme est assourdissant. J'ai du mal à me faufiler jusqu'aux vestiaires. Des dizaines de journalistes me sollicitent. L'un deux qui travaille pour la télévision me barre le passage et m'oblige presque à répondre à ses questions. Je remarque toute troublée, mon visage perlé de sueur sur l'écran de retour. Je trouve cela bizarre. Cette tornade qui me soulève et qui me porte aux nues juste pour une simple victoire. Mon téléphone n'arrête pas de sonner. J'ai hâte d'être seule pour parler avec Jim. Papa est là. Je ne peux réprimer un rictus d'agacement. Il m'embrasse. Je ne peux réprimer un mouvement de recul. Malgré la victoire, la litanie de reproches commence. Mon pourcentage de premières balles est médiocre, j'ai commis trop de fautes directes, trop de prises de risques inutiles etc…Mon téléphone ne cesse de sonner comme une carte de Noël. J'annonce détachée que je vais prendre une douche. Il finit par sortir. Je me précipite sur le téléphone. Je glisse sur les demandes d'interviews et les photos de moi prise pendant le match. Elles sont accompagnées de titres flatteurs tels que « la nouvelle déesse du tennis mondial descend parmi nous » ou « la (très) belle du tennis est une bête » mais je n'y prête pas attention. Seuls les messages de Jim m'intéressent. Un « Bien jouée mon amour ! » ponctué de Trois Cœur, d'un feu d'artifice et d'une coupe » me fait décollé. Nous nous sommes promis de ne communiquer que par messages interposés durant le tournoi. Chaque tour passé correspondra un jour de vacances rien que lui et moi. En voilà deux. J'en veux tellement plus. Je nous imagine déjà nous trainant hors de notre chambre d'hôtel, fourbus d'amour, uniquement pour arpenter le sable chaud et fin d'une plage du bout du monde. A mon retour, je dirai à Papa qu'à compter de ce jour, il ne sera plus mon entraineur. La soirée se passe à répondre aux sollicitations des médias, à répéter les mêmes choses « Je suis née en France d'un père vietnamien et d'une mère polonaise » et à remercier jusqu'à l'écœurement, les incessants et déplacés compliments sur mon physique.
Le lendemain à l'entrainement, Papa est encore plus dur avec moi. Ses balles sont lourdes. Ses remarques acérées. S'il pense me briser. Il se trompe. Les échanges avec Jim sont autrement plus intenses.
Je veux tout. Gagner et vivre mon histoire avec lui.
J'affronte au tour suivant une slovène dotée d'un service slicé agaçant que je mets trois jeux à apprivoiser. Puis, elle n'existe plus. Jim aussi se qualifie. Deux jours de plus ensemble.
Au match d'après, je dois m'employer davantage. Cette japonaise a une endurance hors du commun. Heureusement, mon coup droit s'abat comme la foudre et mes yeux découvrent toutes les lignes. Sa résistance est extraordinaire. Son père doit être en acier. Deux sets à zéro. Jim encore qualifié. Nous en sommes à six jours d'étreintes et de farniente.
Avant les quarts, la bonne fortune m'offre une journée de repos inattendue. Il pleut sur Paris. Toutes les rencontres sont annulées. Après avoir expédié la séance d'entraînement avec Papa, je m'échappe pour assister à celle de Jim. Je ne m'approche pas. Pas de tirades exaltées échangées à la va vite. Rien que son beau et doux sourire quand il m'aperçoit et son regard ténébreux qui me transperce. Il m'adresse à chaque pause, une œillade enflammée qui me fait l'effet d'une caresse. Sur les joues, comme lorsqu'il m'embrasse, sur mon corps, comme pendant nos ébats.
Mon quart de finale m'oppose à la tenante du titre. Elle est invaincue sur cette surface depuis deux ans. Je hisse mon jeu à un tel niveau que je vole littéralement sur la rencontre. Je l'écrase, indifférente à son palmarès. Après ce match, les observateurs ajoutent un qualificatif à ma description. Me voilà désormais qualifiée de beauté froide. Une déesse de glace. Ils ignorent que ce n'est pas le match que je survole, ce n'est pas mon adversaire que j'écrase. Je plane en direction du giron de Jim. Je m'écrase dans ses bras. Je m'emmêle avec lui. Nous nous emboîtons à la perfection. Nous fusionnons.
Et soudain la catastrophe. Jim perd. L'ocre n'est pas sa couleur préférée. Je me retrouve seule à collecter nos futures échappées amoureuses. Les heures se déplient. Entre deux interviews ennuyeuses, je scrute mon téléphone. Il n'a pas répondu à mon message de consolation. Les champions ont parfois la défaite mauvaise.
Le matin du match. Je suis une loque. Jim n'a toujours rien envoyé. Je passe une tête sur le court pour voir s'il est présent. Personne. La voix de Papa se transforme en bruit de fond tant je suis plongée en moi à faire et à refaire le décompte des jours épargnés. Je ne sais même pas contre qui je m'apprête à jouer. Je traverse la partie comme un fantôme. Un grand flash me ramène à la réalité. Je suis allongée. Ma jupe est couverte de terre. J'ai gagné. Je n'en garde aucun souvenir.
Le vestiaire que je hais tellement envahit le monde extérieur. Sans nouvelle de Jim, sa lumière moite et sa torpeur ouatée m'accompagnent partout. Papa s'est mué en machine et en moulin à paroles. Je tape dans la balle comme une folle. Je hurle mon désespoir en la renvoyant.
Je veux tout. Gagner et vivre mon histoire avec lui. Mais Jim disparaissant, veux-je encore vaincre ?
Le téléphone s'est tut. Je crois que Papa me l'a confisqué. Je n'ai jamais vu autant de personnes dans les tribunes. Jim nulle part. Le seul qui compte. La coupe sur le central. Son aspect métallique se plante dans mon cœur comme un éclat de shrapnel. Que vais-je faire de ces huit, peut-être neuf jours ? J'entre. Sur l'écran géant, mon visage mouillé de larmes apparaît.