Jean-Luc et la fin du monde

phil-baron

Dans un genre plus familial, une autre fin du monde rien que pour vous !

JEAN-LUC ET LA FIN DU MONDE


Allez savoir pourquoi on l’a appelé Jean-Luc…
Tous les extra-terrestres que nous avions connus dans les romans et les films avaient pourtant des noms d’extra-terrestres : Xantrax, Crypto-Fulgur ou Golden Shwartz, je ne sais pas moi, des noms sérieux, grandioses, un peu terrorisants, à la hauteur de l’événement, quoi !
Non, celui-là, tout le monde l’a appelé Jean-Luc…

Il faut dire qu’il n’était pas très impressionnant, comme extra-terrestre. Personne n’aurait imaginé que le premier qui débarquerait aurait cette allure-là : c’était une sorte de macaroni bleu ciel qui se tenait verticalement, pourvu dans sa partie supérieure de tout un tas de tentacules bleu vif, assez décoratifs.
Son centre, le trou pour la sauce du macaroni, en quelque sorte, paraissait rempli d’une gélatine noirâtre animée de vibrations et de soubresauts. On ne voyait cette gélatine que lorsque l’on regardait Jean-Luc de dessus, ce qui était somme toute assez fréquent, vu que Jean-Luc mesurait au grand maximum un mètre vingt de hauteur.

L’arrivée de Jean-Luc sur notre petite planète ne passa pas inaperçue.
Bien que son débarquement à proprement parler se fît dans une région tranquille et assez peu peuplée, ce fut tout à fait spectaculaire.
Cela s’est passé par un gentil début d’été, au début du millénaire, le troisième. On vit tout d’abord se dessiner petit à petit dans le ciel, très haut, une sorte de bouche difforme très brillante. Elle avait à peu près la taille et la luminosité de la pleine lune.
Cette bouche monstrueuse, dont Jean-Luc nous appris par la suite qu’elle était sa camionnette de l’espace, s’était positionnée en une improbable orbite géostationnaire au-dessus de la Provence. 
Elle resta là une bonne semaine sans qu’il ne se passât rien de plus, si ce n’est le déploiement systématique de savants de toutes disciplines, avec leur matériel, aux quatre coins de nos montagnes.
Ils ne comprenaient ni ne tentaient rien : on leur avait interdit d’avoir de l’imagination sans un ordre formel. Ils observaient, et ne voyaient que ce que tout le monde pouvait voir, en plus gros, car les savants sont équipés pour voir gros. Ils avaient trouvé là une bonne occasion de ne servir à rien et de s’en vanter dans les médias.

Ce qui suivit fut bien plus intéressant.

On était dans la nuit du 21 juin, et la fête de la musique battait son plein dans toutes les villes de France.
A Signes, charmant petit village de la Sainte-Baume, on dansait sur la place du marché au son d’un groupe terrible, les « Imbattables », qui rythmaient la nuit d’une techno-musette dernier cri, fiévreuse et communicative.
Yvonne Gardinas, la quarantaine passablement éméchée, était accoudée au comptoir de la buvette installée par le Bar des Chasseurs, se balançant sur le tempo, un verre de bière tiède à la main.
Ce fut la première à se rendre compte qu’il se passait quelque chose, là haut, dans le ciel doublement éclairé par la lune et la drôle de bouche…
Elle hurla si fort que malgré la sono, tout le monde s’arrêta de danser, et le groupe de jouer :

« Hiiiiiii ! Là, là, regardez ! »
Elle ne le savait pas encore, mais elle venait d’accomplir l’action la plus importante de sa vie, et de la mienne par la même occasion.

Ce qui se passait dans le ciel était si étonnant, si magnifique, que la foule entière en resta muette.
De la bouche lumineuse jaillissait le plus extraordinaire feu d’artifice que l’on n’eût jamais vu. Emplissant le ciel tout entier, des volutes mirobolantes de flammes colorées éclataient en panaches somptueux. Les formes des gerbes, les couleurs, le son des pétards, tout ceci était totalement inédit.
On voyait des animaux mythiques, des paysages fabuleux, des tornades oniriques. On se prenait à voyager sur les ailes d’un incendie chatoyant, à s’enflammer pour la magnificence d’un rose ou d’un orange, à se pâmer devant la finesse d’une évanescente arabesque dont les bras s’envolaient vers l’infini.
C’était tout simplement inimaginable, comme si tous les artificiers du monde avaient travaillé ensemble pour relever le défi d’un chef d’état mégalomane. Cela faisait bien un peu peur, mais c’était tellement beau…

et cela durait, durait…

Le bouquet final fut une apothéose absolue. La foule muette se mit à applaudir, puis à hurler de plaisir à chaque nouvelle invention du maître artificier. Les gerbes se multipliaient, les couleurs foisonnaient, les formes se tordaient en tous sens pour finir par exploser en de grandioses orchidées brûlantes… Les animaux merveilleux se métamorphosaient en gigantesques chateaux incandescents. Les paysages s’élargissaient en des univers entiers, innombrables et enchevêtrés. Les tornades, emportées par un élan surpuissant, se faisaient tempêtes et cataclysmes. C’était terrible, et c’était bon, aveuglant et fascinant, on n’avait jamais vu quelque chose d’approchant, et on ne le reverrait jamais.


Un seul détail troubla un peu ce somptueux ensemble : les cinq dernières minutes du feu d’artifice furent ponctuées d’une musique étrange.
Pas vraiment étrange, en fait.
Plutôt … banale, ringarde même.
Comment dire… ça ressemblait un peu à du yéyé arrangé par un DJ de la french touch sur un orgue automatique pour gosse.
Rien de franchement désagréable, mais ce n’était pas à la hauteur de la féerie visuelle qui embrasait le ciel du village, et d’une bonne partie du bassin méditerranéen ce soir-là.
On oublia toutefois vite cette petite faute de goût, tant le reste était parfait, et tant la suite allait se révéler formidable.

La dernière fusée du feu d’artifice contrastait avec ce qui précédait. Elle inquiéta tous ceux qui se trouvaient en Provence ce soir-là, et finit même par stupéfier tout à fait les habitants de Signes.
On vit jaillir du centre de la bouche une toute petite étincelle bleue ciel, qui devint bientôt un point lumineux qui grossissait régulièrement.
Devant l’estrade où les Imbattables s’étaient figés comme tout le monde pour regarder le spectacle, les applaudissements firent place à des commentaires peu rassurés, qui se changèrent en cris d’effroi lorsqu’on comprit que le pétard fonçait droit sur ses observateurs.
En arrivant sur la place du marché, ça a fait « plof » juste devant Yvonne Gardinas qui hurlait de terreur en se cachant les yeux avec sa chopine.
Puis, plus rien, plus aucun bruit, plus aucune musique.

Lorsqu’on se rendit compte qu’on était vivant et en bonne santé, les mains se retirèrent des yeux, et on arrêta de se rouler par terre ou de courir dans tous les sens.
Et puis on regarda, et il fallut un peu de temps pour se rendre à l’évidence…

Devant Yvonne Gardinas, se tenait un macaroni bleu ciel d’un mètre vingt de hauteur qui ondulait doucement.
Il n’était pas vraiment inquiétant, et même plutôt joli, avec ses tentacules bleu vif qui lui faisaient une petite collerette rigolote.

Plus d’un, tout de même, se demanda s’il n’avait pas abusé du pastis ou de la bière.
Surtout quand Jean-Luc se mit à parler à Yvonne :

—   Bonsoir, je suis…

Là, il nous faut ouvrir une petite parenthèse. Après « je suis », Jean-Luc a dit un truc complètement incompréhensible. Certains ont raconté que ça ressemblait à « Jean-Luc », mais moi je sais que c’est Yvonne qui était complètement ivre. D’ailleurs, elle me l’a dit, après. Elle a juste réagi sous le choc.
Elle lui a répondu du tac au tac :

— Bonsoir Jean-Luc, comment allez-vous ?

—   Très bien, répondit Jean-Luc, et vous-même ?

Il s’exprimait dans un français parfait, avec un léger accent bourguignon, et on ne voyait pas d’où sortait sa voix.
La foule s’était resserrée autour de Jean-Luc et d’Yvonne, qui échangeaient maintenant les courtoisies en usage dans notre belle région lors d’une première rencontre.
On prit des nouvelles de la famille et des activités professionnelles des uns et des autres. On apprit que Jean Luc avait trois enfants, et qu’il était artificier itinérant. Il régalait les planètes habitées du cosmos de petits spectacles, comme ça, sans prétention, juste pour faire plaisir.


Monsieur le Maire s’avança, flairant le bon coup à six mois des élections :

— Mon cher Jean Luc, permettez-moi, au nom de tous les Signois et de toutes les Signoises de vous souhaiter la bienvenue dans notre commune, et de vous remercier du spectacle que vous nous avez offert. 
Jean-Luc lui répondit tout aussi poliment, en louant la gentillesse de ses administrés. Il insista sur le fait qu’Yvonne Gardinas avait été la première de tous les spectateurs à signaler le début du feu d’artifice, et que c’était un grand honneur pour lui et pour elle.
Dans l’état où on se trouvait, ivres d’alcool, de civilités et de surprise, on lui accorda bien volontiers qu’il n’aurait pas pu mieux tomber, et que c’était vraiment formidable qu’il soit là.
Monsieur le Maire reprit la parole :
— …et dites-moi, cher Jean-Luc, comment pourrions-nous vous remercier ?

Il imaginait une fête géante à l’hôtel de ville, avec toutes les télés du monde sillonnant les rues de Signes à la recherche d’émotions nouvelles à faire partager à tous les téléspectateurs du monde. Quel honneur, et quelle publicité pour le village et son premier magistrat !


La voix de Jean-Luc traduit une immense surprise :
— Comment ? Vous ne connaissez pas la tradition ?
— La tradition ? Quelle tradition ?
— Mais enfin, la tradition, la tradition des artificiers itinérants, la chanson finale !

La gélatine noirâtre du milieu de Jean-Luc était agitée de soubresauts violents.
Monsieur le Maire s’impatienta un peu :
— Expliquez-vous Jean Luc, nous ne connaissons pas la tradition, je vous le promets. Vous êtes même le premier extra-terrestre que nous rencontrons, alors ? Cette tradition, c’est quoi ?
— Mais si je suis ici, c’est pour les emmener, eux, pour la chanson finale du prochain spectacle !
Et Jean Luc désigna de tous ses tentacules l’estrade désertée, où une heure auparavant les Imbattables, le groupe de la fête, jouait sa musique endiablée pour le plaisir d’une foule bondissante.
Le chanteur vedette des Imbattables, qui s’était glissé dans le cercle autour d’Yvonne, du maire, et de Jean Luc, s’avança :
— Nous emmener, nous ?
— Ben oui, répondit Jean-Luc, c’est la tradition ! J’aime bien votre musique, je l’ai entendue, de là-haut : ça bouge bien. Et puis ça me changera des groupes de variété ringarde. Y’a plus que ça, maintenant ! Vous verrez, la sono est très bonne.
Le chanteur des Imbattables avait pâli un petit peu :
— Mais nous emmener où, et pour combien de temps ?
— Et bien, un siècle ou deux, le temps de trouver une nouvelle planète habitée, de faire le spectacle, et de vous ramener. Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir, c’est la tradition : je ramène toujours les groupes de la chanson finale chez eux. Allez : c’est un coup de trois, quatre cents ans, grand maximum !

Vous imaginez bien la réponse du chanteur : dans un siècle ou deux il serait mort depuis longtemps, et de toutes façons il avait une femme, et des gosses, et il n’en était pas question.
Il était vraiment désolé, mais c’était impossible. Les autres membres du groupe confirmèrent par de vigoureux hochements de têtes la réponse de leur chef.
Le maire, devinant la mine dépitée de Jean-Luc, se confondit en excuses, et lui proposa mille dédommagements : on pourrait lui ériger une statue en bronze sur la place du marché qu’il se ferait un plaisir d’inaugurer en grande pompe, lui proposer une place de choix à sa droite sur le char des bravadiers de la Saint-Eloi ou même lui laisser l’honneur de couper le ruban de la cérémonie d’ouverture de la médiathèque en construction.
Rien n’y fit : Jean-Luc repartit très déçu sur son vaisseau, comme il était venu.
– Vous savez, lança-t-il en partant, pointant un tentacule bleu vif sur le premier magistrat et ceux qui l’entouraient, c’est vraiment dommage, vraiment dommage de ne pas respecter la tradition.


Sa camionnette du cosmos, l’étrange bouche lumineuse qui avait surgi huit jour auparavant, resta jusqu’au petit matin accrochée dans le ciel.
Tous les habitants de Signes la regardèrent jusqu’à la fin, les yeux humides et le cœur serré au souvenir de cette rencontre si courte et si courtoise.
Et vers quatre heures, ils virent arriver sur eux le pétard qui anéantit presque toute la Terre.
Une grosse fusée orange, assez jolie, qui a fait « plof » en arrivant…


Et puis…plus rien.

Nulle part.


Juste le mas d’Yvonne Gardinas, sur un caillou de la taille de ses terres à elle, trois restanques, une dizaine de pins, quelques genévriers, avec un peu d’air autour, et le vide sidéral…

Jean-Luc avait parlé à Yvonne, depuis son vaisseau spatial, juste avant de lancer le pétard terminal.
Il lui avait dit :
— Vous comprenez, c’est la tradition. Même si les spectateurs ne veulent pas me prêter le groupe de la chanson finale, je n’ai pas le droit d’anéantir celle qui a été la première à voir le feu d’artifice.

Il lui avait poliment souhaité une bonne continuation.
Moi, je le sais parce que j’étais chez Yvonne, cette nuit-là, à quatre heures du matin.


Heureusement, j’aime bien Yvonne.

  • excellent ! fin, imaginatif et drôle ... il y a juste le format un peu long qui a dû dérouter les wlwordiens plus habitués à des textes courts et c'est dommage le déplacement en vaut la peine ! bravo

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    woody

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