jeanne
hectorvugo
Je m’étais promis de ne plus en avoir sur le dos. Et merde ! Déjà quatre pensions alimentaires ce n’est pas évident, mais cinq c’est impossible.
Je voudrais retourner en arrière.
Vous savez, parfois j’ai la nostalgie de cette petite étudiante. C’était du temps de mon premier mariage. Je rentrais tard et ma femme était souvent en déplacement. J’ai la nostalgie de ces fins de soirées ou je regagnais mon chez moi. J’allais retrouver mon cinq pièces avec deux enfants dormant profondément, une baby sitter veillant sur eux. Oui j’ai la nostalgie de ces nuits particulières. J’ouvrais la porte de mon appartement et y découvrais derrière une agrégée en philosophie assoupie sur le canapé. Le bruit de la clé la sortait de sa torpeur puis, comme si elle n’avait jamais cédé au sommeil, elle me faisait son compte rendu. Je lui coupais la parole exigeant qu’elle me tutoyât. Les petits ronflaient dans la chambre à côté. Nous pouvions laisser libre cours à nos envies. Combien d’heures supplémentaires avais-je passé en sa compagnie, lesquelles étaient exonérées de toute rémunération.
Nous aimions cela. Nous prîmes du plaisir, souvent, jusqu’au jour où nous fûmes surpris par mon épouse de l’époque. Se justifier dans ces moments-là est un exercice d’équilibriste. On manque de bagout, de contenance. Pire le costume ne vous aide pas à sauver la situation. Vous êtes, au propre comme au figuré, à poil.
J’avais coulé, dans le plus simple appareil, mon premier mariage.
8 ans après avoir dit oui.
Je vous passe la procédure de divorce, le simulacre de conciliation. La liquidation judiciaire des sentiments ne fait pas de sentiment.
Depuis les choses n’ont pas évolué. J’ai fait dans la constance, remettant quatre fois l’ouvrage sur le métier, quatre histoires toutes achevées dans le vaudeville et les frais d’avocats.
Je crois en l’amour comme en Dieu, de manière épisodique. Pour ainsi dire, en ce moment je ne traverse pas une période mystique.
Emma m’a infligé ma cinquième pension alimentaire. C’est celle de trop d’après mon banquier.
Voyez sa tête. On dirait Michel Sardou venant d’écouter l’intégral de Léonard Cohen.
Parce que tu penses qu’il est neuf ! Jeanine ce n’est pas une première main, mais elle a son charme
Elle a son charme. La formule passe partout, un peu synonyme d’ « elle est gentille ». Dans quelle galère je me suis fourré.
On s’arrête à proximité d’un portail rouillé aux armoiries anciennes. Une large allée bordée de platanes mène à un château. En dépit du brouillard persistant nous le devinons. Les agents immobiliers le qualifieraient de bien ancien ayant du potentiel, ce qui en français signifie : demeure à retaper si vous avez le budget.
Nous sonnons à l’interphone. Une voix roque et incompréhensible en sort. A peine avons-nous eu le temps de nous annoncer qu’un majordome arrive à bord d’une voiturette, genre papamobile pour curé de campagne.
- Bonjour Monsieur Lys, madame Jeanine vous attend.
- Bien James. On vous suit.
Ma parole un domestique noir, on aura tout vu.
- Dis moi Julien, depuis quand les riches propriétaires ont un domestique de couleur ici ?
- c’est une coquetterie de Jeanine, elle a vécu quelques années au Mississipi. James est une importation
- Ah je vois. Charmant. En quelque sorte James c’est oncle Ben’s.
- oui si on veut. T’es intoxiqué par le pub mon pauvre.
Le château de Plessis a du terrain, beaucoup de terrain. On pourrait y tracer quelques parcours de golf, à condition de soigner le gazon.
- Dis-moi Julien, l’herbe est haute et folle ici
- c’est un désir de Jeanine. Elle aime le désordre dans la nature.
L’ami ne l’appelle pas Madame Jeanine mais Jeanine, un signe évident de la proximité qu’il entretien avec elle.
Nous entrons dans le hall de la propriété. Nous n’avons Dieu que pour cet escalier en bois. Jeanine est à l’étage. Elle nous regarde avec un sentiment de supériorité et de bonté mélangé.
Je ne saurais vous dire avec exactitude quel âge a Jeanine. De loin elle trompe son monde, un effet de sa silhouette fine et élancée. Elle a de la prestance. Pourtant ce qu’on remarque d’emblée chez elle, c’est ses yeux bleus, d’un clair hypnotique. A mesure qu’elle descend l’escalier marche par marche, Ils se font encore plus envoutants.
- Julien est ravi de la voir si alerte : vous avez fait d’immenses progrès Jeanine.
- C’est que j’applique vos conseils à la lettre Julien, vous m’avez dit un peu de steps tous les jours.
- Magnifique . Ah permettez-moi de vous présenter Hervé Truque, il travaille pour Rhumatismes Magazine, il me suit en reportage.
- Enchanté Monsieur Truque
- Moi de même Madame Jeanine
Je lui fais dans le baise main et elle apprécie.
- Votre ami a de l’éducation c’est si rare de nos jours.
Elle me fixe avec une insistance qui me gêne un peu. Son clin d’œil final a le don de me déstabiliser. Julien lui aurait-il parlé de moi ?
- Qu’est-ce que tu lui as dit ?
- Que tu aimais les femmes d’expériences et que tu étais timide
- Quoi !
- T’inquiètes, j’ai préparé le terrain pour toi.
- Tu m’as monté une cabane c’est ça
- Ton sens de la métaphore est juste.
Monter une cabane, l’ami joue les entremetteurs et s’en amuse. Il me laisse avec Jeanine.
Je la vois de prés. Elle n’est pas effrayante. Dégradé certes, mais pas effrayante. Ne vous méprenez pas sur le vocable dégradé, prenez le dans son acception artistique. Pensez peinture, dégradé de couleurs et de matières.
Oui le visage de Jeanine est intemporel car dénué de rides. C’est lisse comme un billard. Le visage seulement, car quand on s’attarde sur le cou et le décolleté, les marques du temps et de l’attraction terrestre vous rappellent à l’évidence : elle n’est plus aussi jeune qu’elle n’y parait.
Et pourtant on lui trouve du charme : ses yeux cela vous le savez déjà, mais aussi sa voix. Son timbre est suave. J’apprends qu’elle a été hôtesse de l’air dans sa jeunesse qu’elle a fait plusieurs fois le tour de monde et qu’elle a épousé l’ancêtre d’un régicide. « J’ai hérité de son château, celui que vous voyez là » ajoute-t-elle malicieusement.
Elle prend le risque de me tenir la main, un risque calculé. Mon éducation, les circonstances aussi m’interdisent de la repousser.
La peau de ses phalanges est rêche et sent la rose. Jeanine me quitte un instant, prétextant un répoudrage de ses joues. J’appose ma paume droite sur mon nez, histoire de vérifier l’odeur. Oui ça sent la rose et j’aime ça.
- Elle remonte à l’étage. Elle se retourne et me lance d’une voix sure : Julien m’a dit que vous restiez diner ici ce soir, j’en suis ravie.
Je lui renvoie un sourire diplomatique. Le piège est tendu. Je ne m’en sortirai pas.
Pendant que l’ami prodigue ses soins à sa patience, je fais le tour du propriétaire avec James.
- je me déplace avec cette voiture de golf depuis que l’ on a vendu les chevaux à l’Aga Khan
- Et ça a rapporté ?
- Beaucoup. Madame va pouvoir restaurer le château et sa propriété de Grasse.
- Les temps sont durs pour elle aussi
- Moins que vous ne le pensez monsieur. Je dois vous faire un aveu monsieur, Madame Jeanine déteste les chevaux.
Elle leur préfère les humains sans doute.
La nuit tombe sur Plessis Lez Vaudreuil, la voiturette sans phare regagne prudemment le château. Le soleil rose orange se confond avec la couleur des briques et rase les tours. Le rideau se baisse sur le jour.
C’est l’heure du dîner. La table est dressée. Nos visages, entre pénombres et lumières, ont une charmante ambivalence.
- J’adore les dîners aux chandelles
- Je les préfère à deux, Jeanine
- Sachez Julien, qu’à trois ils sont tous aussi agréables
- Je peux vous laisser si vous voulez
- Non Hervé, je tiens plus que tout à votre compagnie
La jambe de Jeanine touche, à cet instant, mon mollet de droit. La cabane vient de finir ses fondations.
Julien s’est transformé en passe plats entre nous. On ne l’entend pas beaucoup. A croire qu’il est de mèche dans ce traquenard.
La conversation tourne autour de la seconde guerre, du havre de paix qu’était le château à cette époque. Jeanine nous raconte sa famille très vieille France, avec ce don particulier que les anciens ont pour la narration. Ils savent mieux que quiconque jouer avec les silences et les moments d’emphases.
- Je crois bon de l’interrompre juste après son évocation de Chateaubriand : vous avez été ensemble un moment je crois.
- Comment ça ?
-Enfin, je veux dire. Vous avez été très très proche. James me l’a dit.
- Que vous êtes naïf. C’est une boutade entre nous. James est incorrigible, c’est un blagueur.
Que j’aime son rire. Un rire de jeune fille. En revanche le commentaire de Julien n’est pas de mon goût.
- Jeanine, veuillez excuser Hervé, sa culture littéraire est quasi nulle. On ne peut être à la fois un pilier de « Rhumatisme magazine » et un abonné à « Lire ».
- J’adore votre humour Julien et plus encore vos massages qui me font un bien fou.
Je suis certain que cet enfoiré couche avec elle. Je ne sens plus le pied de Jeanine sur mon mollet. Quid des murs porteurs de la cabane ? Pas d’inquiétudes, ils se montent à l’abri des regards. Enfin presque, Jeanine caresse ma main avec son pouce comme pour me rassurer.
Et si c’était une vorace ?
La question me taraude du dessert au café. Je l’observe allant et venant sur nous d’un regard gourmand. Duquel vais-je succomber ce soir ? Elle s’interroge et jongle avec son charme.
Elle s’essuie les commissures de ses lèvres après la déglutition d’une mignardise. Une chorégraphie, un code vite compris par Julien qui s’éclipse.
Il doit dormir, mon œil. Il me laisse le champ libre.
Jeanine prend mon bras et m’entraine dans le salon. Les fenêtres de la cabane se posent.
Au coin du feu, les confessions sont plus faciles à délivrer. Elle me déverse sa vie, ses aventures, ses infidélités (tiens comme c’est bizarre), sa soif de vivre par l’amour et en amour. « C’est ce qui rend jeune et vous maintient en vie » finit elle en me touchant affectueusement la joue. Elle ne m’embrasse pas encore mais en émet l’envie par sa respiration.
Post vocalis de sa part : « plus tard peut-être. Bonne nuit à vous »
Et elle s’en va me lançant un baiser de la main.
Quel sens de la mise en scène ! Si je n’ai rien compris c’est que je suis un imbécile.
James me conduit jusqu’à ma chambre.
- Elle jouxte celle de Madame. Passez une bonne nuit Monsieur
Cette nuit allait être mémorable. A deux heures du matin, je fus rejoins par Jeanine.
J’imaginais sa peau plissé, ses formes abandonnées par l’usure du temps. Je découvrais tout autre chose : la douceur, la fraîcheur, oserais-je dire, l’humidité coupable d’un désir dont elle me montra l’étendue. Jeanine avait changé.
Je sus pourtant que c’était elle par cette odeur de rose que ses mains détenaient encore. Elle, Jeanine. Jeanine et ses baisers signant sur mon corps le paraphe délicieux d’une envie soudaine et qui sait d’un sentiment.
D’où lui venait cette beauté que je n’avais pas su voir ?
Un mystère.
Au petit matin, je vis son visage. Elle paraissait avoir 20 ans. Elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à l’agrégée de philosophie avec qui j’avais passée tant de nuits jadis.
Le toit de la cabane accueillait ses dernières briques.
Je vécus ma dernière histoire d’amour, la seule, la vraie quoiqu’improbable. Nous fumes heureux. Julien et mon banquier aussi.
Quant au secret de jeunesse de Jeanine. Je n’en sus rien.
Elle ne me donna que cette réponse : un jour je m’en irai sans en avoir tout dit