JEANNE
nyckie-alause
Etienne a fermé la porte, posé son sac sur le coin de la table, son blouson sur le dossier du fauteuil, ses clefs encore à la main, Etienne est retourné vers la porte et l'a ouverte. Ensuite il a fermé la porte. Il n'attend pas de visite, il ne vient jamais personne, est-ce pour cela qu'il a fermé ?
Non je ne crois pas. J'habite de l'autre côté du palier et entre dix-sept heures vingt huit et dix-sept heures trente-trois, Etienne rentre chez lui et ferme la porte deux fois. La semaine dernière j'ai envisagé de lui demander des explications. Nous étions face à face dans l'ascenseur à 17h31.
— Ça va ? lui ai-je demandé après qu'il ait commandé le cinquième étage. Nous allions avoir un certain temps pour échanger…
« Je m'appelle Jeanne » ajoutai-je et il répondit « Etienne » en examinant sa montre comme pour couper court, faire au plus vite. De mon côté je n'ai pas su comment continuer, la double-porte a glissé dans ses rails pour nous laisser sortir, j'ai dit « Bonsoir Etienne » et il a marmonné quelque chose que je n'ai pas saisi, ses mots ayant été couverts par le bruit de son trousseau de clefs.
Etienne a fermé la porte, ensuite il a fermé la porte une seconde fois. Depuis que nous vivons sur le même palier j'ai l'impression d'être en marge sans l'avoir choisi, dans un établissement carcéral où la vie est rythmé par les clefs que l'on agite, les portes qui s'ouvrent pour aussitôt se refermer, la vie du dehors qui ne nous touche que par les sirènes puissantes qui ponctuent le ronronnement de la ville, des sons qui arrivent par bouffées comme des odeurs de chou, un peu nauséabondes s'insinuant par le moindre interstice de porte-cochère.
Le vendredi soir à 18 h tapantes Etienne fait le ménage et passe l'aspirateur pendant exactement 14 minutes. Dans cet immeuble, à partir du quatrième les appartements sont identiques en miroir. On entre : un minuscule vestibule à trois portes : à droite une pièce regroupe cuisine salon salle à manger, en face toilettes et salle de bain, à gauche une chambre où un lit double n'est qu'une possibilité mais pas une obligation. Chez Etienne, ce qui chez moi est à gauche se trouve sur sa droite et vice-versa. Je n'y suis jamais entrée mais je le sais, tout simplement. Et à partir du septième étage on trouve quatre portes d'entrée par palier, quatre appartements/studios minuscules. Je n'y suis jamais monté mais je l'ai entendu dire dans l'ascenseur par deux jeunes filles qui parlaient anglais que je croise quelquefois mais pas trop souvent. Un jour je leur ai parlé « Ça va ? » ai-je demandé mais nous arrivions déjà au cinquième et je n'ai pas saisi la réponse car les portes font en ce moment beaucoup de bruit.
Quand Etienne arrête son aspirateur il attend encore quelques minutes avant de refermer ses fenêtres. Puis j'entends le canapé qu'il déplace et les quatre chaises qu'il replace autour de sa table. Quand je n'entends plus rien je ferme mes fenêtres et m'assied confortablement dans mon fauteuil, j'ouvre le livre que je réserve pour les fins de journées du vendredi et j'essaie d'avancer un peu ma lecture. Mais un rien me distrait. Aujourd'hui je perçois des casseroles qui s'entrechoquent, l'eau qui coule en cataracte dans l'évier de métal, des chuintements de mixer qui font envisager la préparation d'une crème fouettée ou d'un gâteau au chocolat.
Si Etienne déroge à sa routine, peut-être attend-il quelqu'un ? Si au moins il avait laissé ouverte la fenêtre sur l'avenue le fumet de ses préparations parviendrait jusqu'ici.
Soudain une sonnerie de téléphone ou de porte d'entrée. Je l'entend qui adresse la parole à une personne qui n'est pas sur notre palier. Vite je passe mon blouson et attrape mon sac. Je descends les 5 étages en sautant une marche sur deux, je m'attrape au pilier pour tourner au plus vite sur chaque palier, j'ai failli glisser en atterrissant sur le tapis de l'entrée.
— Bonjour mademoiselle Jeanne, a dit madame Martinez la gardienne.
— Bonsoir, il est déjà sept heures ?
Madame Martinez a l'habitude de dire ceci ou cela aux habitants de son immeuble mais hors du mois de janvier pour les étrennes, elle n'attend pas de réponses je crois. Je trouve déjà que se rappeler du nom de chacun est une jolie performance, moi je connais le nom de la concierge et celui d'Etienne c'est tout. Mais je ne vit ici que depuis quatre ans et deux mois.
Quand j'ai aménagé mon voisin de palier s'appelait Tony Martinez. Il était très beau, musclé, neveu de la concierge. Elle montait une fois par semaine le vendredi à 18h pour faire le ménage, elle ouvrait les fenêtres et ce n'est que quand Tony rentrait qu'il les refermait. Tony, souvent rentrait fort tard surtout le vendredi et en plus il ne rentrait pas seul en général.
Etienne lui réintègre son appartement tous les jours à la même heure, c'est rassurant je trouve. Il entre et ferme la porte, rouvre et referme. C'est rassurant.
Je n'ai besoin de rien si ce n'est d'un prétexte mais je vais à l'épicerie chercher une barquette de fraises. Les premières de la saisons, elles arrivent d'Espagne comme Tony Martinez et sa tante même si ça n'a rien à voir ce peut être une piste de réflexion. Etienne à son tour entre chez l'épicière et choisit lui aussi un panier de fraises. C'est presque côte à côte que nous rejoignons l'immeuble. Son pas est plus long aussi il arrive avant moi et tiens la porte ouverte pour mon passage. J'ai l'impression qu'il a même effectué une petite courbette pour m'inviter à entrer dans l'ascenseur.
— Merci.
— Cinquième ? demande-t-il comme s'il ne le savait plus. Puis il ajoute vous aimez les fraises je vois. Moi aussi, j'ai même préparé de la crème pour les accompagner…
J'ai l'impression que ce voyage du rez-de-chaussée jusqu'à notre étage a été bien plus rapide que d'habitude, deux phrases échangées et nous voilà rendus à destination.
— Bonsoir Etienne
— Bonne soirée Jeanne.
Il ouvre sa porte, la referme, la rouvre et la referme. Les clefs, le sac, la veste aux endroits habituels. Il ouvre le robinet sûrement pour rincer les fraises. Je vais faire de même. J'aurais dû m'acheter une bombe de crème, j'aurais dû.
Il est tard déjà quand la sonnette se déclenche et que j'entends Etienne dire « cinquième étage gauche » et tourner la clef dans sa serrure avant d'ouvrir la porte pour attendre son premier visiteur. J'éteins la lumière chez moi, il ne fait pas tout à fait nuit, la pénombre envahit le vestibule, avant de regarder un petit peu par l'œilleton. Une femme ? Une femme jeune et jolie sort de la cabine, regarde vers ma porte avant de se tourner vers celle du voisin d'en face. Il ouvre en grand et tend ses bras vers elle qui s'y précipite. Ils restent ainsi enlacés puis Etienne referme la porte. Elle reste fermée.
Etienne n'est pas aussi beau que l'était Tony Martinez, il n'est pas aussi jeune ni si joliment musclé, il ne va pas courir autour du parc le dimanche matin, il ne rentre pas « à pas d'heure » comme disait ma mère. Mais il fait seul son ménage et sa lessive. Il ne papillonne pas d'une femme à l'autre. Il fait aussi la cuisine…
Je crois que je vais lui écrire une lettre pour lui expliquer tout ce que je ressens et j'espère bien qu'il la recevra mieux que ce que Tony l'a reçue.
Tony m'a dit méchamment « Arrête de m'espionner, sale fouine » ce qui était fort désobligeant. Il n'a simplement pas compris que je n'espionne pas mais que je me nourris d'habitudes, ça me rassure les habitudes.