Jeux d'enfants
Fanny Finet
Chaque mercredi représentait pour moi un véritable jour béni. Tout d'abord, c'était un jour sans école, un jour de liberté. De plus, quand venait le printemps et ce malgré la rudesse du temps, - c'est vrai que le port du manteau était encore de mise fin mai - , les corons paraissaient plus chaleureux, plus lumineux. Si si, cela est possible.
Imaginez un instant : les rues s'emplissaient de nos cris enthousiastes, les trottoirs devenaient nos terrains de jeux, s'habillant des marelles que nous tracions avec de grosses craies ramassées ça et là, qu'il fallait distinguer des crottes de chiens séchées. Les grands frères pétaradaient en mobylette, laissant dans l'air ambiant une odeur de rébellion aimable, celle de l'huile et du diesel mélangés. Quant aux vieux, ils profitaient des éclaircies pour garnir leurs jardinières de plantes qu'ils souhaitaient bientôt bourgeonnantes, espérant ainsi que l'odeur des fleurs remplacerait celle du terreau nauséabond.
Je me rappelle surtout des effluves de bière qui s'échappaient des portes de troquet mal refermées. C'était une odeur bien particulière, celle de la levure et du houblon, un parfum qui n'était pas sucré, une autre senteur de grand, qu'il me tardait de goûter quand l'âge serait venu.
Pourtant, le paysage de cette cité minière, où j'ai passé mon enfance, n'offrait pas un décor de rêve. Les friches industrielles laissaient un goût de rouille dans la bouche. La présence des terrils témoignait du passé douloureux de générations d'ouvriers rompus par le travail de la mine. Je ne m'en rendais pas compte, et du haut de mes neuf ans, j'étais fière de ces montagnes noires qui se recouvraient d'un tapis vert, le printemps arrivant.
À cinq heures, ma mère qui tenait une brasserie au coin de la rue, m'appelait pour venir goûter. J'abandonnais mes amis quelques temps pour me réfugier dans l'établissement familial. Une grande tartine de beurre avec de la confiture de rhubarbe et un verre de jus d'orange constituaient l'offrande de l'après midi. Pour parfaire ce moment exquis, à l'abri du regard de mes camarades, je récupérais, posé sur le carrelage derrière le bar, mon vieux lapin en tissu dont les oreilles avaient rétrécies depuis son passage dans la machine à laver, ordonné par ma mère. Certes, il sentait bon maintenant mais il avait perdu en style.
Je ne m'asseyais jamais pour manger et je préférais arpenter la salle à ras du sol, cachée sous les tables, accroupie comme une grenouille, la tartine dans une main, le doudou dans l'autre en train d'observer les moindres faits et gestes des clients.
Ce jour là, il y avait mon grand frère attablé dans un coin de la salle, une jeune fille en face de lui. J'étais étonnée de ne pas le voir dehors avec sa bande de copains en train de faire hurler le moteur de sa 50 cm3, passant et repassant dans la rue juste pour faire râler les anciens.
Là, il semblait calme et attentif. Ses jambes étaient croisées, son pied balançait nonchalamment dans l'air, non loin du genou de la fille. Je remarquai tout à coup en relevant lentement mes yeux, qu'il laissait pousser sa moustache, ce qui me fit dire qu'il devenait un adulte comme papa. Une angoisse sourde s'empara de moi. S'il devenait grand, il n'inventerait plus de jeux d'enfants pour moi, pour nous, comme cette boite à frissons qu'il avait fabriquée pour m'apprendre à déjouer ma peur des orages. Il me disait « Rappelle-toi Cosette, quand l'orage gronde, t'ouvres la boite, tu jettes tes frissons dedans, tu la refermes et c'est fini, tu n'as plus peur. » Je ne sais pas pourquoi mais cette histoire m'a vraiment aidée à ne plus avoir peur du tonnerre. En grandissant, les boites sont devenues imaginaires, elles ont pris des tas de noms, maintenant elles sont presque vides mais je les garde dans un coin de ma tête au cas où.
Quoi qu'il en soit, ce jour là, j'étais bien décidée à entendre ce que mon frère racontait de si intéressant à cette fille qui le mangeait des yeux sans sourciller. Je savais que je ne pourrais pas l' aborder facilement, à visage découvert. Il ne voudrait pas que je le dérange en si bonne compagnie et d'une chiquenaude, il me renverrait dehors, à mes jeux d'enfant tandis que lui jouait à l'adulte en buvant de la bière un peu trop brune pour lui. D'ailleurs, il n'était pas très crédible avec ce liseré de mousse blanche écumée dans les poils de sa moustache naissante.
Je m'arrêtai un instant, toutes narines frétillantes. L'odeur de bière, ici, se modulait en différentes gammes. Ma mère s'employait chaque année à choisir des bières dont les arômes fruités marquaient la fin de l'hiver. J'aimais l'odeur florale de la bière de printemps et c'est celle-ci qu'avait choisie la jeune fille. Je la jalousais puisqu'elle pouvait se délecter de ce que je ne pouvais encore que humer.
Tant pis, je décidai de m'approcher d'eux à quatre pattes. Cachée sous les tables, tel un chat, j'avançai à pas de velours, fixant mon regard sur les jambes de mon frère quand, patatras, ma main glissa misérablement sur un reste de poisson jeté là par un client maladroit. Le poisson de tout façon, j'avais toujours détesté ça. Je ne comprenais pas comment on pouvait aimer manger ce que ma grand mère appelait une « raie de la misère ». Encore un nom qui ne faisait pas rêver. Franchement vous aimeriez commander ce plat ? Moi je préférais manger des pizzas, des spaghettis bolognaise, des clafoutis à la cerise, mais des raies de la misère, ça ne me disait rien. Et encore moins après ça.
Je m'écrasai le menton violemment contre le sol carrelé. Une sensation de froid pénétra mon visage et je vis du sang. Je n'eus pas le temps de crier que, déjà, mon frère s'était précipité sur moi, m'extirpant de ma cachette pour examiner ma blessure à la lumière.
Je saignais beaucoup. Il fut décidé de m'amener aux urgences. Comme mon frère ne conduisait pas encore, c'est ma grand mère qui nous accompagnerait permettant ainsi à ma mère de ne pas fermer la brasserie, qui était pleine de clients.
Pendant que tout cela se décidait, la fille qui s'était levée brusquement restait là, debout les bras ballants, ne sachant que faire. Je lui adressai un regard victorieux : mon frère s'occupait de moi, elle était devenue transparente à ses yeux.
Après mon regard parlant, je restai silencieuse, la tête enfouie dans les bras de mon frère, le front tout contre lui.
Aux urgences, pendant qu'on m'a recousue, il ne m'a pas quittée.
Aujourd'hui, à chaque fois que je passe l'index sur cette cicatrice, je pense à l'amour inaltérable qui nous liait à l'époque.
Ma grand mère s'est longtemps plu à raconter cette anecdote à la famille et aux amis de la famille qui voulaient bien l'écouter encore une fois. C'est en rappelant la maturité de mon frère et le courage dont j'avais fait preuve dans cette histoire qu'elle nous faisait comprendre à quel point elle nous aimait. Je l'entends encore :
« Ah oui, Camille, quand elle était petite, elle nous en fait voir de toutes les couleurs mais qu'est ce qu'elle était gentille et aimante, un véritable enfantement pour toute la famille. »
Ne vous y trompez pas, ma grand mère était tout à fait sensée mais elle avait un terrible « seveu » sur la langue.