JEUX D’ENFANTS, JEUX DE BRIGANDS

Hervé Lénervé

pas d'idée !


 

 

Les enfants jouaient à cache-cache dans le bois. C'est Benoit qui collait, collé, les yeux fermés, contre un arbre.

-         Trente-neuf… quarante-dix… quarante-onze… et cent ! J'arrive.

-         Ce n'est pas vrai ! Tu ne sais même pas compter jusqu'à cent ?

C'était sa meilleure amie qui en était encore à rechercher désespérément  une bonne planque.

-         Vu, Justine ! J't'ai, j'ai gagné !

-         T'as rien gagné du tout, tu ne comptes que la moitié, je me demande bien pourquoi je suis encore ta copine, t'es un vrai gosse, ma parole !

-         J'ne suis pas un gosse, j'suis un cancre, c'est différent, quand même !

Benoit reconnaissait ses difficultés avec l'arithmétique, mais comme il n'avait guère plus d'affinité avec le français, il assumait sa position de mauvais élève, d'ailleurs, l'école, lui, il s'en fichait, il voulait être gangster, plus tard, alors savoir compter et bien parler quelle importance ? Il était le plus fort de sa classe et avait déjà tiré avec la carabine de son père. Là, ça comptait autrement.

-         Tu me désespères !

Puis voyant la mine de son ami se désespérer à son tour, Justine se radoucit.

-         Mais je t'aime bien quand même, grand nigaud !

Et, il est vrai que ces deux enfants s'aimaient vraiment, il en avait été toujours ainsi, dès leur première rencontre. Ils n'avaient rien en commun, mais allez y comprendre quelque chose à ces choses-là. Benoit pouvait entendre de quiconque sans broncher ou en bronchant de quelques coups de poings, les pires insultes, par contre la moindre remarque désobligeante de Justine l'attristait au possible. Quant à Justine, qui était exaspérante dans ses facilités à tout comprendre à l'école, (elle travaillait dur, car elle voulait sauver des vies quand elle serait grande) elle ne supportait pas qu'un autre puisse se moquer de son Benoit.

Elle s'approcha du garçon, qui était encore un peu maussade et lui déposa un baisé papillon sur la joue.

-         Allez recompte jusqu'à cinquante, je vais me cacher.

Benoit lui sourit d'un sourire magnifique qu'elle reprit de revers en utilisant l'énergie de  l'image pour la magnifier encore davantage. Quand elle souriait tout s'éclairait, il aurait fait jour en pleine nuit par l'éclat de ses dents, nul ne pouvait résister à cette explosion de joie, Benoit moins qu'un autre, il fondait littéralement sous l'expression naturelle du bonheur, puis Justine partit légère, comme le baisé donné, se cacher, alors que Benoit reprenait son exercice laborieux du décompte. Les autres compétiteurs étaient cachés depuis longtemps à présent, ils devaient commencer à trouver le temps long, comme seuls les enfants savent mesurer le temps en kilomètres. Justine ne chercha pas bien loin une cachette, elle se blottit minuscule, derrière le premier bosquet trouvé

-         Et cent !

Benoit partit à la chasse à l'humain. La traque, c'était son truc, il était dans son élément dans les bois, loin des cahiers et des manuels scolaires. La tâche était d'autant plus facile que Julie ne pouvait s'empêcher d'émettre de petits rires de gorge dès qu'elle voyait approcher le chasseur. A peine parti, déjà trouvé, il fondit sur sa chérie en lui sautant dessus et en la ceinturant tendrement, il se méfiait de sa force qui rendait parfois l'étreinte douloureuse. Justine passa des rires contenus à une manifestation de joie non retenue.

-         C'est bon, c'est bon ! T'as gagné, je me rends, mais arrête de me chatouiller ! je vais m'asphyxier.

-         Revenez tous ! J'ai trouvé.

On vit sortir de partout les petites têtes d'ahuris des autres participants et tous se regroupèrent autour du chasseur triomphant et de sa proie qui riait encore un peu d'avoir été tuée.

-         T'en as mis du temps pour trouver, de toute façon avec toi, on est tranquille, tu ne t'intéresses qu'à Justine. Intervint une jalouse.

-         Et alors ? Ça te pose un problème ?

-         Je disais ça, juste comme ça ! C'est tout.

-         Ok ! C'est à Justine de s'y coller.

-         Moi j'arrête, émit un autre gamin, avec elle c'est pareil, elle ne cherche que Benoit, c'est plus marrant, j'rentre chez moi.

-         T'as raison ! Casse-toi, p'tit con !

Tous les enfants se tournèrent sur cette nouvelle voix d'une tessiture trop grave pour faire partie de leur bande. Il avait devant eux deux garçons, genre plutôt mauvais garçons, d'une quatorzaine d'années, l'un était noir, l'autre blanc. Leurs regards amusés, mais méchants dévisageait le groupe des petits et dans l'instant l'air devînt malsain dans cette scène en noir et blanc. C'est le noir qui rompit le silence pesant.

-         T'es vachement jolie, toi !

Le compliment sonnait comme une menace, il s'adressait à Justine qui effectivement s'approchait de la grâce en s'éloignant de la vacherie. Une alarme sonna aux tympans de Benoit, personne ne le vit ramasser une pierre au sol dans un semblant de relacer sa basket.

-         Allez ! Barrez-vous, les autres !

Dit le blanc quand les deux ensemble entouraient déjà Justine. Des mains blanches entourèrent la taille de la petite, deux autres, plus contrastées, se posèrent sur  les seins naissants de l'enfant, deux tâches noires qui maculaient le teeshirt blanc et violaient l'intimité de Justine. Les gamins n'avaient pas bougé d'un centimètre, ils étaient tous paralysés sur pied. Le black essaya d'embrasser Justine sur les lèvres, elle esquissa le baissé dans un mouvement de tête et supplia.

-         Laissez-moi, je ne vous ai rien fait !

-         Non ! Mais nous on va te faire, t'inquiètes !

Dit le black dans un rire lubrique, en attirant le bassin de la gamine contre son sexe.

-         Benoit !

Benoit n'aurait pas eu besoin d'être appelé par ce cri de détresse pour agir, pourtant ce fut celui-ci qui déclencha l'action dans un mouvement que le cerveau ne calcule pas, un mouvement réflexe qui prend les commandes. Son bras s'éleva dans les airs et la pierre qu'il tenait heurta la tempe du black quand dans le même mouvement circulaire, elle ponçait le visage de l'autre. Les deux propriétaires des têtes cabossées tombèrent de concert, puis le blanc se releva en titubant et prit la fuite aussi vite qu'il le pouvait encore. Le black resta allongé sur la terre du sous-bois. Benoit prit Justine par les épaules pour la réconforter et il la ramena chez elle, les autres enfants choqués s'éparpillèrent sans un mot tel des zombies. Devant la porte de la maison de son amie, Benoit lui fit un doux câlin pour tenter de la réchauffer et la sortir de sa torpeur.

-         Va te coucher, ne dit rien à tes parents, je vais retourner au bois voir si l'autre salaud s'est relevé.

Justine aurait aimé lui dire de faire attention, mais les mots restaient coincés dans sa gorge, une boule grosse comme un œuf empêchait toute parole. Seuls ses yeux apeurés lui intimèrent l'ordre d'être prudent, d'un regard intense et mouillé par des perles de larmes qui restaient prisonnières de ses longs cils. Elle rentra chez elle en état de choc.

Dans le bois, l'autre salaud ne s'était pas relevé, il n'avait pas bougé d'un centimètre et pour cause il dormait du sommeil des morts. Mort sur le coup, non ! Il avait d'abord été assommé par l'impact, puis des vaisseaux sanguins inter-crâniens avaient lentement déclenché une hémorragie cérébrale qui ne s'était pas résorbée, il avait succombé une heure après l'accident sans jamais reprendre connaissance. Benoit, aussi jeune qu'il fut, mesura instantanément la dimension du drame. Il sut, malgré sa jeunesse de raisonnement que sa vie d'enfant prenait fin ce jour.

 

Le temps est passé… on sait… il ne sait rien faire d'autre.

Justine est devenue avocate et  commence à se faire un nom dans la profession. Elle ne sauve pas que des innocents, sa clientèle est plutôt toujours coupable, mais tout le monde a le droit d'être défendu dans le système judiciaire.

Benoit, lui aussi, s'est fait un nom ou plutôt un surnom, on l'appelle le comte dans son milieu qui appartient au dit Milieu. Il est devenu ce qu'il a toujours voulu être, un bandit.

Justine et Benoit ne vivent pas ensemble, ce serait préjudiciable à leurs professions respectives ; une avocate ne s'affiche pas avec un truand, un malfrat ne se maque pas avec un baveux, pourtant ils ne se sont jamais quittés et sont devenus amants, car ils s'aiment toujours pareillement et autant qu'à leur première rencontre sur les bancs de l'école primaire.

 

Cette histoire d'enfant devenus grands n'aurait rien de magique ni de féérique, elle n'obéirait qu'aux contingences de la réalité de notre pauvre quotidien. Une histoire banale, me diriez-vous, si vous ne saviez voir la magie et la féérie de l'Amour, lui-même, celui qui reste le plus beau et le seul véritable conte de fées de nos vies. Une passion amoureuse qui durerait une vie, sans se transformer en attachement, défierait les lois de la réalité des sentiments. Nos vies ne sont que parsemées, pour les plus chanceux, que de quelques passions éphémères, le reste n'étant que du remplissage domestique. Allégations essentielles qui n'engagent que la pédanterie de l'auteur.

Signaler ce texte