Jewnicorn

maddie-perkins

Qui est Elliot ― ce jeune homme que tout dérange ? Sous la mélancolie automnale qui frappe l'Université de Yale, le jeune homme rencontre Jolene et David.

Entre désir d'expiation et désir charnel, tous trois s'apprêtent à traverser la fin de leur adolescence... 


Ils sont les âmes qui songent la nuit durant,

Ces très jeunes adultes à l'âme enfantine,

Trop vieux pourtant, épuisés déjà.


Comment penser sans le couvert des autres ?

Ils. Sont. Partout.

La société, les préjugés et les chaînes…


  Elliot est étudiant à l'Université de Yale, l'un des établissements les plus considérés des Etats-Unis.

Le jeune homme aux cheveux bouclés, de confession juive, est attiré à la fois par Hansel et Gretel... Comprenez la chose comme il vous plaira.

Elliot n'est pas populaire, il n'est pas capitaine de l'équipe de baseball, encore moins major de sa promo… Elliot est un étudiant particulier, un poil geek, et accro au film (500) jours ensemble.

  David Goodman, lui, est le meilleur ami du jeune homme, prêt à tout pour rentrer chez les D.K.E. cette année, comprendre : Delta Kappa Epsilon. Car David n'a que faire des on-dit, de la mauvaise réputation de la confrérie à cause de ses saluts nazis et viols de nouvelles étudiantes… Il doit réussir à tout prix.

  Si les deux jeunes hommes semblent n'avoir rien en commun, surgit pourtant ce désir étrange. Mais bientôt, l'arrivée d'une nouvelle étudiante va venir compliquer les choses...


Eeny, meeny… Moe !

David ou Jolene ? 

Catch a tiger by the toe !

Et s'il suffisait de ne pas choisir… ?




Jewnicorn



1


« Dans les mémoires, les époques se confondent »



Un dimanche matin.

2011-2012


Deux personnes. Voici l'histoire de deux personnes assises sur un canapé.

La première est une jeune fille, la deuxième est un jeune homme et la troisième a disparu.

Elle, est de taille moyenne— petite même. Lui, est grand, Lui, est grand et élancé.

Leurs regards sont fixes, leurs regards s'attardent à la frontière de ce qui est visible et de ce qui ne l'est pas. On appelle ça— les souvenirs.


Ils observaient les bouteilles entreposées sur les meubles, l'ordinateur resté allumé la nuit entière qui jouait Sunday morning sans s'arrêter. On entendait le ronflement de ceux qui dormaient dans les chambres attenantes, les respirations masculines et le bois des sommiers qui craquaient de temps en temps.


Et David parla :


- Tu penses ?

- Il a écrit une lettre, c'est ce que les gens font lorsqu'ils partent.


Jolene leva les yeux, roula des épaules et désigna l'enveloppe blanche face à eux.


- Peut-être qu'il est juste sorti.

- Bien sûr.


Il ne releva pas le sarcasme, trop occupé à se cacher l'information véritable que son cerveau lui envoyait. Jolene elle, à peine ses yeux s'étaient ouverts, avait trouvé étrange l'absence d'Elliot.

Elle s'était levée et avait vérifié chaque pièce, en vain.


- On devrait lire sa lettre.

- Vas-y, ouvre-la.


Mais Jolene n'avait pas besoin de lettre, elle n'avait pas besoin d'un assemblage de mots pour comprendre la décision qu'Elliot avait pris. Quant à David, il se complaisait dans l'ignorance et le

déni qu'il trouvait agréable et rassurant. Il se disait que son ami reviendrait car Elliot revenait toujours.

Mais ce dernier était déjà loin et les questions que se posaient ses deux amis n'étaient pour lui qu'une partie d'un passé sensiblement récent. Le regard par-delà la vitre et les yeux rivés sur le paysage finissant de New Haven— il oubliait tout. Il oubliait l'appartement et ceux qui pouvaient y vivre. Il oubliait les bières dans le frigo et la liste des courses sur laquelle on s'insultait mutuellement. Il oubliait qu'on pouvait deviner qui voulait quoi et à quel point c'était drôle. Il oubliait que l'on pouvait trouver le mot laitue proche du mot papier toilette, le mot bacon proche du mot éponge et le beurre de cacahuètes juste au dessous des préservatifs. Il oubliait les diverses écritures— celle de Dwayne, celle de Scott, de Billy, et parfois de David. Il oubliait le visage de Jolene plantée devant ce frigo, elle qui dévisageait la feuille avec un sourire. Il oubliait toutes ces choses le regard tourné vers l'extérieur et pour ainsi se sortir de sa propre tête. Il oubliait ses souvenirs les yeux brillants et les traits altérés par des sentiments disparates qu'il ne contrôlait pas. Il souriait vaguement, avec cette étrange joie semblable à celle qui s'empare de nous lorsque nous survivons aux autres — nous pensons à eux – comme l'on pense aux défunts êtres aimés.         

Reviendra-t-il ? Jolene pensait être la seule à se poser la question, la seule que le geste pouvait toucher. Bientôt, elle vit David se mettre debout.


- Où vas-tu ?

- Dehors, je ne reste pas ici à ne rien faire.


David ne savait pas s'il devait la haïr ou courir se lamenter auprès d'elle. Sa fierté le poussait à quitter l'appartement, à dévaler les escaliers jusqu'à la grande porte et à fuir à travers les allées du campus.


- Tu sais où m'appeler.


Alors qu'il claquait la porte Jolene se leva à son tour bousculant une canette échouée sur le sol. Au pied de la cheminée, elle s'arrêta et promena son regard sur la ménorah. Elle écouta sa respiration, lente et désabusée, et observa la cire fondue – désormais froide, former d'étranges esquisses le long des bougies multicolores.  



L'étoile.


- Je vais dire à ton père de se tenir prêt.


Le garçon acquiesça et la masse de boucles s'agita sur le sommet de sa tête. De son visage émacié mais non dénué de sentiments, il porta son regard sur chaque objet qui constituait la pièce. Ainsi la moindre chose, la moindre pacotille gagnait en importance. Le vieux tapis rouge aux motifs surannés

n'était plus seulement le vieux tapis rouge, mais cet endroit à même le sol où il avait essayé tant bien que mal et si souvent de jouer de ce piano synthétiseur posé sur la table basse.

Il observa la ménorah et ses bougies intactes – jaunes, bleues, rouges, et blanches. Il observa les dorures orner le laiton, l'étoile de David qui en ornait le socle. « David ». Aussi il examina l'étoile encore un instant même s'il ne pensait plus véritablement à elle.


Nous étions onze mois plus tôt, le 04 septembre 2011, et Elliot empaquetait, terminait les derniers préparatifs. Le parfum tendre du pain aux œufs envahissait la pièce tandis que sa mère empilait les couvertures de laine brodée près des valises pleines. Elliot rentrerait pour Yom Kippour puis il faudrait attendre le mois de décembre et la famille se retrouverait pour Hanoucca.  

C'était la troisième année qu'il partait étudier ailleurs que dans le Queens, mais pour autant, Elliot n'aimait quitter ni sa famille ni son Etat. Il savait que cette année serait différente de la précédente : il connaissait quelques personnes. C'était étrange d'ailleurs, vivre dans deux endroits différents. C'était se forger deux personnalités, celle destinée à la famille et celle des amis proches. C'était se diviser — partir. Se couper en deux sans trop savoir comment. Oublier une part de soi à chaque départ et à chaque arrivée. Un dédoublement de la personnalité sans les crises majeures qui vont avec.


Debout dans le train parce qu'il n'y avait plus de places, il sentait la tôle contre laquelle il était appuyé. Elle lui glaçait le dos, et tout son corps cahotait au rythme de la route.

Il observait les gens en de vives œillades, des sursauts du regard angoissés qui allaient de visage en visage car incapables de se concentrer sur un seul à la fois.

Il avait toujours été comme ça Elliot, un mal-être profond qui creusait son trou depuis la plus tendre enfance sans qu'il n'eu jamais compris pourquoi. Certain le disait très intelligent, d'autres pensaient qu'il était étrange et insociable ce qu'il ne manquait pas d'admettre avec plaisir. Rencontrer d'autres personnes ne faisait pas partie de ses priorités, et alors que l'adolescent moyen sortait afin d'élargir le cercle de ses relations, Elliot faisait tout pour en diminuer la liste.

On le disait arrogant, parfois suffisant. Ça n'en restait pas moins qu'un gamin paumé. Parler par exemple–  une action si simple mais qui pouvait se révéler si embarrassante à ses yeux. Ouvrir la bouche, bouger les lèvres, laisser sortir un son et former des mots. La plupart du temps, s'il ne connaissait pas son interlocuteur, il en était incapable. D'ailleurs parler ; il n'aimait pas parler pour ne rien dire. Il aimait que chaque mot ait un sens précis et une importance, une raison d'être dans sa bouche–   là, contre sa langue. Et parler avec les autres, voilà qui était pire. Il avait l'impression d'être tout sauf humain lorsque la chose arrivait. Il avait l'impression d'être une machine qui échangeait avec des robots, des robots qui engloberaient bientôt l'entièreté du campus – Magnifique Yale.

Aussi il ne savait pas bien pourquoi, mais autre chose le dérangeait dans le fait de se trouver dans ce type de transports. Peut-être était-ce à cause de la forme ou du mouvement incertain que dessinaient les rails. Mais cela pouvait tout aussi bien relever d'autre chose.

« Peu importe » se disait-il.

L'important était cette sensation qui était la sienne, celle d'être embarqué pour des endroits macabres et redoutables alors qu'il tanguait d'une jambe sur l'autre.

« Auschwitz, Treblinka et Belzec »

Etait-ce parce que sa mère parlait de ces choses-là ou était-ce la faute de son imagination ? Elliot n'en savait rien, mais ce qu'il savait c'était que ces noms avaient une histoire. Il se souvenait des samedi soirs où l'on en parlait, des repas du Shabbat après la lecture de la parasha dans la grande synagogue. Et même s'il n'avait rien vu il imaginait les barbelés courir durant des kilomètres dans la neige polonaise, les tours de garde aux briques carmines se relayer les unes après les autres.

S'il y réfléchissait longuement il pouvait entrevoir des visages derrières le fer des fils. Des visages creux à la mine colérique et impuissante, trop faibles pour oser la révolte.

Il rêvait les rayures noires des combinaisons blanches devenues crasseuses, le faciès des enfants qui se sentaient mourir parmi les adultes et les agonisants qui s'écrasaient au sol.

Son oncle lui avait dit que des centres d'euthanasie existaient alors et Elliot était resté silencieux. Les malades mentaux, les handicapés, les homosexuels et les anticonformistes, tous étaient assassinés tandis que les médecins inventaient slogans sur slogans afin de rendre populaire la pratique à la manière d'une élection présidentielle.

Et c'était sans doute étrange mais voilà quelle était son impression. Dans les transports il avait cet inlassable sentiment qu'on l'emportait vers l'abattoir.



Deux petits garçons.

2010-2011


- Qu'est-ce qu'on aurait fait— si ça avait été nous ?

- Ça n'amène à rien ce genre de question.


Ses yeux étaient rivés sur l'écran, comme happés par la source d'information qui défilait devant lui.


- Tu savais qu'ils utilisaient des cheveux pour fabriquer des chaussettes, de la peau pour faire des lampes ?

- J'ai du l'entendre.


Il détailla encore un instant cette vieille photographie qui représentait deux petits garçons gazés en février 1944 à Majdanek. Il avait le sentiment que s'il observait assez longtemps l'image, leurs traits se mettraient à bouger et leurs bouches à sourire. Il imaginait qu'il les verrait se lever du banc et rire et danser. Il s'imaginait pouvoir leur rendre la vie ne serait-ce que par un regard porté à ce souvenir qu'ils représentaient sur un site internet. Enfin il arrêta et se tourna vers David qui était assis sur le lit.


- Tes parents sont pratiquants ?

- Oui.

- Ça ne t'emmerde pas ?

- Non.

- Je veux dire— On est jeune.  


Elliot répondit non encore une fois, sans vraiment répondre d'ailleurs— il bougeait simplement la tête.


Il était fait d'une certaine nostalgie que personne n'était en mesure de comprendre. Il était de ceux taillés dans une matière que l'on appelle mélancolie ; une matière des plus nobles— douce et dure à la fois selon les moments à vivre et ceux que l'on a vécus.

Alors l'abomination, l'horreur de la guerre— cette guerre, l'atteignait parfois plus que tout autre chose. Il se sentait inclus, même s'il n'était pas encore né. Il se sentait inclus parce que son sang était le même que celui qu'on avait versé dans les contrées glaciales allemandes ainsi que dans les autres.



Peet.

2011/2012


Un départ amenait toujours un retour, un retour qui allait autre part. Un autre part qu'on avait également quitté et que l'on retrouverait assez tôt.  Elliot se disait que c'était peut-être ça, quitter et retrouver sans cesse à la manière d'un cycle, peut-être que c'était ça la vie  –  perdre et gagner.


Il trouva Billy et Scott lorsqu'il arriva devant l'arche de Peet. Dwayne était affalé en travers du fauteuil lorsqu'ils passèrent la porte et atterrirent dans la salle commune qui faisait office de salon et de chambre pour les amis de passage. Tout était comme avant : en désordre, tandis que les manuels, les ordinateurs portables et les bières éventées se côtoyaient joyeusement à même le sol qu'on avait recouvert d'un vieux tapi.

On but une bière pour fêter ça, puis deux, puis trois. Vint bientôt le moment où l'on estima le compte inutile. Elliot se sentit rapidement grisé par les bulles d'ambre qui lui chatouillaient la gorge. On fuma pour passer l'amertume, l'odeur de l'herbe qui picotait les yeux et les narines pendant que l'on se racontait ces derniers mois de vacances.

Elliot se promit qu'il se priverait rudement durant le prochain Shabbat, comme s'il pensait pouvoir de cette manière compenser les excès du retour. Il observa ses amis d'un œil vitreux et bien aise, les écouta parler et but leurs paroles aussi bien que la Beck's dont le goulot pressait ses lèvres charnues.


Alors le matin— le lendemain matin tandis qu'il foulait déjà le pavé des rues ; il se demanda si le monde tanguait ou bien s'il s'agissait uniquement de lui. Il comprit rapidement que sa vision des choses était erronée et qu'il ne devait accorder aucune confiance à son œil habituellement juste. Les effluves d'alcool venaient et remontaient quelques fois, lui brûlant la poitrine tandis qu'il retenait ses hauts le cœur afin qu'ils ne finissassent pas sur le bitume.

Il n'estima pas judicieux de se poser la question, l'importante question qui était : pourquoi ? pourquoi ai-je bu ? Etait-ce tant pour fêter les retrouvailles ou plutôt afin de rendre moins effrayante celle qui l'attendait ? Et lorsque l'idée montait à son cerveau, lorsque les mots qu'on mettait sur cette même idée se faisaient trop précis, il chassait le tout et se concentrait sur les détails de la rue. Il observa la façon dont les murs s'alignaient dans leur continuité, observa le sol et la manière dont il se trouvait nivelé. Il observa les passants de l'autre trottoir lesquels l'observaient aussi— mais pas lui en particulier. Ils observaient plutôt de cette manière qu'ont les gens qui ne savent pas regarder devant eux et qui donc, regardent partout. Il croisa le regard de cette fille— une fille semblable à toutes les autres filles dans le royaume des filles. Il tourna alors à gauche laissant les traits de ce visage inconnu s'effacer, et il poursuivit sa route.   



Un café.



Il y flottait cette odeur douce amère, l'arôme des petits pains et des viennoiseries françaises que l'on enfournait dans les cuisines, le délicieux fumet qui embaumait la boutique.

Les doigts de David contre la tasse, la chaleur lui picotait la chair ; Et David adorait ça— venir au café.

Il aimait la manière dont l'endroit était construit et agencé. Le mur de pierres comme un dôme et du bois partout. Il aimait la couleur des plateaux et la façon dont son croissant s'effritait entre ses doigts. Il appréciait les petites serviettes en papier et le fait que tout soit jetable car David n'aimait pas que les choses durent. Parfois il observait les gens, mais pas de cette manière hautaine qu'il prenait dans la rue ou dans les couloirs de l'université. Confortablement assis sur la banquette de cuir, il les regardait chaleureusement avec l'impression de faire partie d'un tout duquel grouillait le Monde.

Alors il se disait, « si je n'étais pas juif ». Il se disait, en pensant à sa famille, « s'ils n'avaient pas de si grandes aspirations… ». Il se disait qu'il serait alors devenu un formidable garçon de café.


- S‘lut.


Il observa le jeune homme s'asseoir sur la banquette en face de lui.

Des mois qu'Elliot et lui ne s'étaient pas revus. Bien sûr, on avait échangé les textos habituels, les mails quelques peu impersonnels et les autres choses qu'il était de coutume de s'envoyer pendant les vacances.


- Tu vas bien ?


La question releva plus du constat que de la véritable demande étant donné l'apparence que revêtait Elliot en cet instant.


- Très bien— tu fais peur à voir.


David le regarda faire claquer ses doigts— pouce contre majeur, afin d'appeler la serveuse et de commander une pinte. C'était une chose qu'il ne faisait jamais, la bière à dix heures du matin comme le claquement de doigts. Jamais.


- Comment étaient tes vacances ?

- Tu sens l'alcool.


Elliot étala son dos contre l'assise, laissa partir son bassin vers l'avant, ses jambes molles qui caressaient le sol fraîchement lavé. Il tira alors la capuche de son sweater qui emprisonna ses

cheveux, le coton gris épais qui lui mangeait la moitié du visage.

Enfin il eut un rictus. Quelque chose de moqueur.


- Tu sais ce que tu sentais toi ?

- De quoi tu parles ?

- Tu suces des mecs.


Elliot enserra son poignet alors que David décida de quitter les lieux et le premier sut que cette même pression effectuée portait ses fruits lorsque ce dernier retourna s'asseoir. Alors seulement, Elliot s'excusa et refusa la pinte qui arrivait à leur table.


- C'était l'année dernière, lança David.

- Je ne peux pas en parler éternellement.

- Non, tu ne peux pas.


Mais pour Elliot, empêcher la parole n'empêchait pas la pensée.

Au contraire— à la manière d'un feu qu'on tenterait d'étouffer, elle s'amplifiait peu à peu.



Les meilleurs amis.

2010/2011


Elliot aimait les souvenirs, les détestait à la fois— sans que l'un de ces sentiments n'empiète sur l'autre. Il aimait les vieilles photos et les mélodies qui lui rappelaient une époque. Il aimait ce mot qu'il avait toujours et qu'il savait quelque part sans toutefois connaître l'endroit exact.

Il s'agissait d'une feuille cornée à chaque coin qui portait l'empreinte des lettres estampillées au feutre noir—« je t'aime ISAAC on n'ai meilleur ami ISAAC ».

Il avait toujours pensé que si la fille avait écrit son nom en lettres capitales c'était probablement qu'il avait été bien plus que son meilleur ami. Lui, il lui avait dessiné un oiseau— un poussin peut-être, un oiseau avec un nid. Il ne se souvenait ni de l'âge ni du visage, mais il avait la sensation que ce petit mot enfantin était le seul lien qui subsistait entre lui et cette période de son existence.

« Je t'aime ISAAC » qui le lui avait répété depuis ?


Un cri, une plainte, un grognement— et Elliot change de pièce.


- Putain— c'est quoi ça ?


C'est David. Hésitant encore entre la cuisine et le salon, ses lèvres se scellent.

Et le liquide est poisseux.


- Shabbat Shalom. Quelle merde.


David crache dans l'évier et la salive dégouline lentement sur les assiettes sales.


- C'est de la levure que j'ai dissout dans du lait pour le Challah.


Elliot dit que ça fait monter le pain.


- Le quoi ?

- Tu sais, je me demande vraiment si tu es juif parfois.


Et l'autre s'essuie la bouche. Ses lèvres dérapent contre le vieux torchon.


- Excuses-moi de ne pas faire atelier pâtisserie tous les week-ends.


Elliot a envie de dire— « peu importe »

Aussi sait-il qu'il ne le dira pas.


- Tu sors ? Sors avec moi ce soir.

- C'est Shabbat ce soir.

- Et alors ? T'es à Yale ! Ici on sort, on sort tout le temps.


Son ami soupire, de ce soupir qui fait signifier aux autres qu'ils feraient mieux de laisser tomber.


- Tu te rattraperas demain— Allé quoi ! Viens.

- Non.


Elliot s'éloigne. Il rejoint le fauteuil.


- Tu es si acariâtre... et il joue, il fait ce mouvement avec la bouche— avec les yeux. Ces mouvements et ces gestes qui font se confondre Elliot.


Alors il pense encore que ça fait monter— mais pas le pain.

Il espère également que son Dieu ne l'a pas entendu.


- Pars t'amuser, tu trouveras tout l'enthousiasme du monde dehors.

- Viens avec moi.

- J'ai des choses à faire.

- Comme quoi ? Ecrire tous tes machins à la bougie ?

- J'écris des scénarios, des pièces de théâtre ; pas des machins.


David répond que c'est— comme il veut.


- Appelles-moi si tu changes d'avis d'accord ?


Elliot hoche la tête, mais tout ce qui y résonne lorsque David le laisse seul dans la pièce commune est— « ISAAC, on n'ai meilleur ami ».


Il avait dit— quelques semaines plus tôt, David lui avait dit : « J'ai été accepté ».

Il avait répété cette phrase sans cesse et de manière extatique— « Ils m'ont pris, j'ai été accepté ! »

Elliot avait souri comme un ami se doit de le faire. Il avait souri et avait senti ses lèvres se délier sur son visage. Mais voilà, il l'avait dit— « j'ai été accepté ». Et le sourire d'Elliot était devenu pour ce dernier un véritable objet de déshonneur et d'humiliation. On s'était moqué de lui et il avait souri sans comprendre. Désormais il ne souriait plus et cherchait un moyen de puiser assez de courage, de cran, de couilles, pour aller dire à l'autre tout le bien qu'il en pensait. Et par le biais de ce même message— lui signifier d'aller se faire foutre.


Alors David avait répété— « Ils m'ont pris », les Deke.

Et ça oui, ils l'avaient bien pris.



2.

« Crois, et la déception en sera d'autant plus douloureuse »



Non signifie oui.

Octobre 2010.


Il y a du monde, beaucoup de monde dans chaque pièce ainsi qu'à l'extérieur. Lorsqu'on arrive, on est immédiatement happé par les couleurs du bâtiment. Un rouge lie de vin, un rouge des tons passés.

Il s'agit de l'un des dorm, le plus conséquent sans doute — Delta Kappa Epsilon, avec ses lettres capitales D.K.E. et ses impressionnantes colonnes grecques qui forcent le respect.

David connait les lieux maintenant, il a parcouru nombre de ces couloirs et nombre de ces recoins. Il s'apprête à en découvrir d'autres— plus sombres ceux-là. Ses chaussures italiennes ont déjà foulé les tapis persans et les escaliers de marbre. Il connait les codes. Il sait ce qu'il faut dire ou ne pas dire, ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Il connait les chants et les slogans qui les accompagnent. Il en connait chaque mot. Mais ce soir lorsque les voix résonnent, et lorsque les syllabes s'entremêlent,

David ne reconnaît pas ce qu'il entend.   


« No means yes, yes means anal ! » chantent-ils à gorges déployées.


Le brun à la stature élancée les observe et reste dehors jusqu'à comprendre le sens de ces mots. Il regarde deux étudiants éclater d'un rire franc et lever leur verre si haut que le liquide jaillit des gobelets rouges. D'autres passent à sa gauche, à sa droite, marchant dans la nuit d'un pas lourd et bruyant tandis qu'ils entonnent quelques mots et gardent le rythme.

La phrase scandée est comme rugie au travers de la rue et fait à David l'effet d'une armée, d'un régime totalitaire qui passerait à sa porte. Alors il ne sait pas pourquoi mais des images de soldats lui arrivent. Il pense à la montée du nazisme.


- Hey Goodman !


Un signe de la tête et il suit l'un des gars à l'intérieur où la fumée des cigarettes, bang et autres joints a envahi chaque parcelle des lieux. Du gaz.


- C'était quoi ça dehors ?

- Quoi ?

- Les mecs et les chansons.


L'autre rit et la bière lui fait luire la bouche.


- Ça a de la gueule hein ? No means yes and yes means anal!


David ne sait pas quoi répondre et Ben lui tend un verre plein.


- Merci mec.


Mais déjà Ben s'éloigne.



Une croyance.

Septembre 2011.


« Non, Je ne veux pas disputer sans trêve, être toujours en colère, car l'esprit finirait par s'éteindre devant moi, avec ces âmes que moi-même J'ai créées.

C'est contre sa criminelle cupidité que Je me suis irrité ; J'ai sévi contre lui en dérobant Ma face, en n'écoutant que Ma colère, alors que, rebelle, il suivait les caprices de son cœur.

J'ai observé ses voies et Je veux le guérir, le guider, lui dispenser la consolation, à lui et à ceux qui sont en deuil à son sujet.

Celui qui crée la parole, fruit des lèvres : « Paix, paix, dit-Il, pour qui s'est éloigné comme pour le plus proche ! Je le guérirai, »


On ne pouvait pas croire, on naissait ainsi. On ne devenait pas juif, on l'était ou ne l'était pas.

Elliot trouvait cela restrictif et n'avait rien contre les convertis, les « goy » comme ils disaient tous. D'ailleurs Elliot n'avait rien contre personne en particulier. Pourtant il n'aimait pas les autres non plus. C'était un gamin étrange qui croyait en ce qu'il croyait avec la force et la conviction de ceux qui savent se trouver à la bonne place. Pourtant comment était-il ? Son D.ieu. Il connaissait son nom et il connaissait sa valeur. Mais il lui était impossible de le prononcer, de le dire. C'était très bien comme ça, puisque c'était ce qu'il fallait. La règle d'or pour tout enfant d'Hashem qui souhaitait le rester.

Et parfois il se demandait s'il l'était encore à ses yeux, ou plutôt, s'il l'aurait encore été s'il avait pris l'autre décision.


D'ailleurs l'avait-il vu ? L'avait-il vu faire ce qu'il n'avait pourtant fait qu'imaginer ? Parfois l'idée l'effrayait, et à la manière d'un canevas d'images et de photographies, les souvenirs affluaient comme souvent. Il se souvenait des mains posées contre ses épaules, des doigts agiles qui flottaient à ses clavicules et qui passaient outre son t-shirt. David portait toujours des chemises, des chemises noires le plus souvent, des chemises qui épousaient l'androgynisme de son corps.

Il se souvenait de cette fin d'après-midi en particulier, des feuilles de cours sur le lit et de sa cervelle échauffée par le nombre d'informations retenues. Il se souvenait de la période— les premiers examens. Il ne savait pas comment tout ça était arrivé. Ca n'était pas quelque chose que l'on pouvait décrire ou raconter. Ca n'était pas quelque chose qui était arrivé à un moment précis, à un instant où l'on pouvait se dire – ah oui, c'est là que tout a commencé. Il s'agissait plutôt d'un enchaînement de faits et d'instants, de moments qui pouvaient paraître sans grande importance mais qui en avaient.

C'était peut-être ces gestes survenus peu à peu, ces phrases et ces attentions particulières qui avaient fait de leur atmosphère quelque chose d'ambiguë. Une ambivalence obscure que ni l'un ni l'autre n'avaient envisagé de sonder.


David l'avait rejoint au dorm, ses cheveux ridiculement bien peignés.

« Tu ne fais que réviser, avait-il dit, est-ce que tu penses à prendre une douche ? » alors il avait souri, repoussant des céréales devenus flasques dans leur bol.

Elliot se souvenait de la douche puis de son retour dans la chambre où le parfum de son ami avait embaumé la pièce. C'était un parfum qu'il aimait bien, un parfum tiède et brut qui vous caressait les narines. L'autre avait classé ses fiches–  « J'ai mis ce cours avec ce cours », ramassé les assiettes qui traînaient au bord du lit–  « Et celui-ci avec celui-ci ».

Elliot l'avait remercié d'un hochement de tête et s'était demandé si David comprendrait qu'il s'agissait d'un remerciement.


Il ne comprenait pas pourquoi il se souvenait de cet instant plus que d'un autre. Il pensait que d'autres moments s'étaient avérés bien plus significatifs. Alors était-ce le parfum ? Etait-ce cette douche et les impérieux tressaillements qui y étaient nés ? Il ne le savait pas.


Ces dix jours qui précèdent Kippour sont une véritable occasion de réparer les torts et de vous réconcilier. Le pardon est une démarche exigeante et engage la responsabilité, alors n'oubliez pas : « Oui, j'en prends la résolution, je pardonne à ceux qui m'ont causé du tort, qu'ils l'aient fait sous la contrainte ou de plein gré, par inadvertance ou délibérément, qu'ils m'aient nui par leurs propos ou par leurs actes, à tous, quels qu'ils soient, je pardonne. Que personne ne subisse Ta rigueur à cause de moi.»



Une orientation.


J'étais certain que je te trouverais ici— Léchana tova tikatèv.


Il s'agit de la formule des vœux pour la nouvelle année juive.

Alors Elliot sourit et David répond,


- Léchana tova tikatèv.


Nous sommes à Rosh Hashana et ils restent parmi la foule qui discute après la cérémonie.

Un instant, ils s'observent.


- Tu vas finir comme ça— avec un grand chapeau et une longue barbe ?


Elliot baisse la tête pour rire et il perçoit le vent frais contre ses dents.


- Non, je conserverais pour toujours cette apparence.


Et il se désigne avant de regarder David dont les yeux semblent dotés de parole.

Il a de grands yeux sombres David, des yeux presque noirs. Il a des cils épais et longs qui courent jusqu'à ses sourcils dessinés et fournis. Souvent, Elliot pense que tout se trouve dans ce regard, ce même regard qui le fait hésiter sur ce qu'on appelle— une orientation.

S'orienter— il songe que c'est un terme malvenu pour désigner quelque chose d‘aussi complexe, car il lui suffit de plonger dans ces yeux-là pour comprendre qu'il est tout sauf orienté à cette vue, mais qu'au contraire— il est désorienté.  


- Qu'est-ce qu'il faut ? C'est bien des fruits secs—

- C'est ça ?


On entend le bruit d'un sac plastique que l'on manipule, puis soudain, voilà qu'il se matérialise lorsque David enlève les mains de son dos. Elliot reste silencieux et tandis qu'il force ses sourires à naître morts, il plonge son regard à travers le sac. Il y découvre des dattes et du sésame, des figues, des pommes séchées et du miel : les mets traditionnels.


- Tu as regardé sur Internet ?

- J'ai... regardé sur Internet.


Alors on les entend rire sous l'arche de la Chabad House, et peu à peu, ils remarquent que la foule s'est dispersée.


A genoux.

Octobre 2010.


Une main vint le prendre entre les jambes. Il se plia. David se plia mais ne put empêcher la réaction poindre. Il entendit l'autre glousser et le son lui parut malveillant. Alors David ouvrit la bouche, et il avait envie— très envie de dire quelque chose.


- Je ne suis pas, tu sais je ne suis pas, il voulait dire— tout seul.

- Oui moi non plus, mais tu es là et je suis là, il respire fort, tu peux entrer partout avec moi. Sa main, le pantalon de David en prend la forme. On s'ennuie toi et moi, et je crois que ça serait bien si tu me faisais une pipe, là maintenant.  


David frissonnait, c'était beaucoup trop direct, mais le gars n'était pas mal et— Phi Beta Kappa- peut-être même se faire brancher par les Skull and Bones, ça valait probablement de se compromettre un peu. Il devait attirer leur attention, il le savait. Et si ceci en était le moyen, alors ceci le serait.


A l'extérieur des murs aux briques rouges, il lui sembla que tous les regards étaient dirigés sur lui.

Il avança sur plusieurs mètres et s'éloigna d'autres étudiants membres de la confrérie qui à dire vrai, ne lui prêtaient guère d'attention. Il s'agissait uniquement de son imagination débordante en un instant si impropre aux débordements. Passée la rue il se sentit mieux, et sa confiance naturelle lui revint en un bloc. Il dépassa quelques bâtiments et arriva devant les marches de Peet.


Il y resta un moment immobile.



Ablutions.


- Est-ce que je peux prendre une douche ?

- Quoi, il n'y a plus d'eau à Berkeley ?


David ignora le sarcasme et emprunta le couloir qui menait à la salle de bain. Il se sentait mal à l'aise maintenant qu'il était là— sale. Les deux mains sur le bord du lavabo il se regarda dans le miroir, puis cracha. Il observa la salive dégouliner contre la vasque d'un blanc crémeux. Il cracha à nouveau, passa sa paume sous l'eau tiède et se mouilla les lèvres.


Lorsqu'il retrouva Elliot dans la pièce commune il songea un instant à tout lui révéler. Ses doigts se crispèrent rien qu'à cette considération.  


- Où sont les autres ?

- Rentrés chez eux.

- Et toi ?

- Demain, je pars pour kippour.


David acquiesça et l'idée qu'il allait lui-même revoir ses parents l'écœura.

Plongé dans ses pensées, Elliot l'en extirpa.


- On devait se voir ce soir ?


David laissa l'ombre d'un sourire aplanir ses lèvres devant le peu de tact dont Elliot faisait sa marque de fabrique.


- Non, non. Je voulais te dire que j'ai été accepté, ils m'ont pris ! J'ai été accepté.

- Pour de bon ?

- Oui je crois. Tu te rends compte ?

- Après plus d'un an il était temps pour toi.


Le brun secoua la tête face à la remarque, mais il souriait.  


- Je suis content pour toi, ajouta Elliot.


Et c'était vrai, il était heureux pour son ami. Les fraternités ne l'avaient jamais attiré lui, pas même la fraternité juive. Il trouvait cela trop restrictif, car c'était tout simplement classer les personnes selon certains aspects en faisant de vulgaires profils.


- Merci, je suis content moi aussi.



L'anniversaire.

Octobre 2011.


Elliot n'a pas peur du conflit ou de la critique, il est plus intéressé par la quête du savoir que par les relations avec ses semblables auxquels il n'apprécie pas être comparés. Il est intelligent mais encourage sa propre solitude ; c'est un perfectionniste. Il n'est jamais à l'aise et redoute l'affection car lui ne sait comment l'exprimer. Il est ordonné, propre, tatillon, et ne supporte pas le mensonge.


- Qu'est-ce que c'est ? Une espèce de date anniversaire ?

- J'étais obligé de le faire ! C'était rien qu'une marche débile je t'assure, rien qu'une tradition ridicule !

- Pourquoi tu l'as fait alors si c'était ridicule.

- Je te l'ai dit, j'étais obligé !


Elliot n'écoute pas le flot de paroles qui suit, qui le poursuit à travers les pièces tandis qu'il boucle les dernières affaires dans sa valise. Il préfère se concentrer sur une manière de dissiper la colère et le ressentiment, une manière de conserver le peu de calme qu'il lui reste.


- Je sais que c'était idiot, mais crois-moi quand je te dis qu'ils m'auraient viré si j'avais refusé de le faire.

- Et quelle abomination ça aurait été hein ?

- Je sais ce que tu en penses.

- Tu n'es pas à un dixième.


Il aimerait lui dire à cet instant tout ce qu'il pense, seulement il ne peut pas. Ces mots-là qu'il aimerait prononcer ils sont forts, presque trop. S'il les prononce, jamais il ne pourra les retirer.


- Quoi — tu vas m'en vouloir parce que j'ai accepté de suivre une putain de tradition ?

- Scander des incitations au viol et hurler sous les fenêtres des étudiantes, c'est une tradition ?    

- C'était pour rire, pour leur faire peur !

- Si ta fraternité demande de parader en Hitler pour la prochaine halloween tu vas accepter ?

- Quoi ?— Non !


Elliot soupire et sa valise est gonflée à bloc.

De dos, il parle.


- Qu'est-ce que tu cherches ? La popularité, la reconnaissance ?

- Je suis simplement fier d'être un de leurs membres.

- Fier d'être un gros con... 

- Ecoute, c'est Kippour demain et je sais que c'est important pour toi. Je n'ai pas envie de me disputer alors que les choses retrouvaient une certaine forme.

- Une forme hein ?

- Tu sais de quoi je parle.

- J'ai voulu te faire passer avant la religion et qu'on me pardonne, b'Ezras Hashem.

- Tu as peur, tout ça c'est une excuse pour ne pas t'engager complètement.

- Je ne suis pas gay.

- Tu n'es qu'un introverti qui se permet de juger les autres.

- Ca fait un an, jour pour jour.

- Quoi ?

- C'est pour ça que je t'ai parlé d'anniversaire. Dès le début tu as fait la carpette pour qu'ils t'acceptent l'année dernière, et tu n'as pas fait que ça.

- Arrête de remettre toujours ce truc sur le tapis !

 - Je ne dois pas rater mon train.

- Quoi ? Tu vas partir sans rien dire de plus ?


Elliot s'arrête au pas de la porte, sa valise dans la main droite.


- Non en effet, j'ajouterais que tu es une salope et un putain de nazi.


Il descend les premières marches, se disant que David possède le double des clefs et que ce con-là n'aura qu'à fermer la porte derrière lui.



L'abysse.



- Toi, tu caches quelque chose mon cousin.

- Moi ?


Elliot et le jeune homme sont à quelques pas de l'Hudson River, assis ou accroupis près des feuillages qui bordent l'immense étendue d'eau qui stagne — pourtant s'écoule, sans faire de bruit.  


- Qui d'autre ?


Il sourit, laisse glisser ses doigts le long des grandes tiges.


- Tu fais un terrible avocat.


Ryan n'est pas beaucoup plus âgé qu'Elliot pourtant lorsqu'on les voit côte à côte, une différence sévère les sépare. Son cousin est bel homme et non un beau garçon ; le terme paraîtrait désuet pour décrire ce visage gracile qui fait la fierté de la famille.


- Bientôt je serais le meilleur de cette ville, tu verras.


Elliot n'en doute pas. Il sait qu'un jour il le verra atteindre ce niveau dont il rêve tant.

Il pourrait être jaloux, en vouloir à l'intellect ou à Dieu sait quoi d'autre — à ce je ne sais quoi qui permet à certain d'atteindre des sommets sans trop d'efforts si ce n'est compter, le travail.


- Quand j'étais plus jeune et que je te voyais, je me disais qu'en grandissant je deviendrai quelque chose de semblable et que je ressemblerai enfin à un adulte.

- Et que s'est-il passé ?

- Rien ne s'est passé. Tu continues de grandir, vous vieillissez tous et moi je ne ressens rien.

- C'est parce que tu es le cadet.

- Anna est la cadette.

- Oh oui c'est vrai.

- Tu vois, toi aussi tu te trompes, tout le monde se trompe.

- Plus tard, lorsque les gens te donneront dix ans de moins, tu seras heureux.


Un silence perdure et ils demeurent parmi les roseaux. Elliot observe un ferry au loin. Il imagine les êtres à bord, les visages tournés vers l'horizon guettant le plus petit morceau de terre. L'air est frais mais il fait bon, de faibles remous agitent l'eau.


- Tu te souviens du vin de ton père après la Neila ? Quand on était gosse— on en avait bu en douce et tu paniquais rien qu'à l'idée qu'il le découvre.

- Tu m'entraînais.

- Tu paniquerais encore aujourd'hui.


Il regarde son cousin rire puis rit avec lui. Il a raison Ryan— et c'est sûrement le pire dans tout ça : il paniquerait encore alors qu'il a plus de vingt ans.


- Dis, est-ce que je suis quelqu'un de bizarre ?

- Quand tu poses ce genre de question, oui.

- Je suis sérieux— dis-moi.

- Tu es anxieux et tu manques d'assurance.

- Je ne suis pas quelqu'un de solide.

- Ça se travaille Isaac, un jour ça se dissipera.

- Je sais oui.

- Tu sais tout toi...


Une main vient agiter ses cheveux et il sourit alors que ses boucles tressautent sur sa tête.

Isaac— la perspective de changer de personnalité lors des voyages est encore plus importante et concrète ici, due au changement de nom. Seule sa famille prononce ces lettres-là. Il ne sait pas pourquoi avoir préféré que les autres l'ignorent, il ne sait pas pourquoi avoir préféré Elliot — son second prénom au lieu du premier. Parfois, lorsque son esprit est assez clair et impartial, il prend le temps de lui révéler comme l'on chuchote un secret, que sa religion n'est pas une chose à étaler aux regards extérieurs mais à conserver précieusement pour lui. D'autres fois il songe que tout ce cheminement est idiot, et que c'est uniquement l'américanisme du prénom Elliot qui l'a fait pencher pour celui-ci. Comme s'il y avait là une sorte de honte à s'appeler Isaac, une honte qu'il ne parvenait pas à comprendre ou à décrire.


- Parle-moi des filles, comment sont les filles à Yale ?

- Les filles, les filles sont, hum, féminines.

- Sans blague Sherlock ?


Ils rient, et son cousin le regarde d'un air compréhensif.


- A Harvard il y avait peu de filles.

- Oui, elles sont éparpillées dans les écoles annexes.  

- Mais les garçons, les gars n'étaient vraiment pas mal...


Elliot lève la tête. Quelque part il a l'impression d'être encouragé.


- A Yale aussi il y en a, acquiesce-t-il, quelques uns sont... intéressants.


Quelque chose venait de s'amoindrir dans sa poitrine, quelque chose d'abyssal qui jusqu'ici pesait bien trop lourd. Quelque chose d'invraisemblable et de contre-nature disait-on, qui venait d'outrepasser les portes de ses lèvres.


Alors rien qu'un instant, il se sentit exister.   




3

« Individualisme : la tentative de se trouver soi même »



 

9.


Il était sûr de lui, persuadé d'avoir raison— comme toujours. Il ne pouvait avoir tort car Elliot était Elliot, ou du moins c'était ce qu'il pensait. Et s'il le pensait, eh bien, il avait forcément raison.


On ne regarda pas vraiment Elliot lorsqu'il gagna le devant de la salle et se plaça entre le bureau et le tableau blanc. On ne regardait pas grand monde en ces lieux, car Yale était pour certains élèves le centre du monde quand pour d'autres, la seule chose à observer était soi-même. Personnages nombrilistes pensant tout savoir— oui, à la manière d'Elliot peut-être.


Finalement il s'était assis, une jambe croisée sur l'autre et ses fiches au devant.

Il commença, parla et parla encore, y mettant le ton mais avalant quelques bribes de mots parfois.

Il toussa mais pas de cette toux, pas de la toux véritable non. Il s'agissait d'une gorge sèche, emprunt à l'angoisse de l'exercice à accomplir devant plus de trente personnes. C'étaient des gens qu'il n'appréciait pas, des gens dont pas même les visages pourtant familiers ne lui restaient en tête. Peut-être était-il égocentrique, peut-être était-il comme tous les autres. Il aimait croire que non, il aimait penser qu'il était différent de la mélasse parmi laquelle il évoluait — chaque semaine — d'atroces semaines parfois ; certaines étaient meilleures.


Des gens discutaient dans le fond, d'autres plus avant chuchotaient se pensant discrets alors que chaque mot  qu'entendait Elliot le faisait buter sur les siens.

Il lut l'extrait choisi, mâchant certaines syllabes qu'il savait importantes. Il leva les yeux plusieurs fois, ne distinguant plus qu'une masse brune et floue formée par les élèves.

Il se retint de soupirer ou de passer une main sur son visage. Il se retint d'hurler aux autres de bien vouloir la fermer ou même carrément, d'aller se faire foutre.

A la place il déclara :


- Les imprécations de Camille contre Rome représentent le conflit entre le respect dû à la patrie et la passion individuelle.


Il croisa tout de même quelques regards, des gens faussement intéressés, et si certains l'étaient réellement— eh bien, c'était dur à dire. Certaines pensées lui brouillèrent l'esprit, des faciès que son

esprit moquait dans le but de lui faire perdre le fil de ce qu'il disait. Pourtant il tint bon, ne bégayant que très peu au cours de ses tirades : « l'histoire doit être vue alors comme un moment tragique où une faille se creuse entre individualité et collectivité ».   


Quelqu'un bailla, et même si Elliot ne s'était jamais battu, son poing sous la table le démangea. « Horace oublie l'aspect individuel et s'identifie à Rome si bien que toute attaque contre celle-ci le viserait également », le professeur l'écoutait forcément, pourtant à le regarder ça n'était pas franchement identifiable. Il observait son carnet qu'il ponctuait de notes écrites en diagonale qui ressemblaient de près comme de loin à une série de hiéroglyphes.


- Eh bien, vous défendez une thèse opposée à la mienne.


Elliot demeurait silencieux, la remarque ne faisant que s'insinuer au creux de ses oreilles.


- Pour vous j'ai le sentiment qu'Horace est inhumain, qu'il n'éprouve aucune compassion devant les maux de sa sœur.

- Je pense que même s'il y a compassion, sa vie étant dévouée à la patrie, ses sentiments sont étouffés avant même de naître. Sa vie et sa personnalité sont régies entièrement par le fait qu'il se voue à son pays— le reste ne peut compter plus.

- C'est une vision un peu trop manichéenne du personnage.

- Je pense que c'est seulement ce que donne à penser le personnage.

- Je ne suis pas d'accord.


Elliot restait statique, un brin décontenancé.

Des élèves chuchotèrent.


- Parce que je défends la thèse opposée à la votre ?


Le professeur quitta ses notes des yeux, redressa ses lunettes sur son nez. Et Elliot attendait— quoi ? Il ne le savait pas, il attendait simplement. Dans la classe, plus personne ne parlait.


- Parce que vos idées n'ont aucun appui Mr Levine.

- Je pense qu'elles en ont suffisamment.

- Votre note en tous cas, elle, ne sera pas suffisante.



Jolene.



Elliot pense que la colère est une émotion dangereuse, elle vous déstabilise et annihile toutes les autres. Le froid par exemple— ce foutu froid qu'il devrait ressentir alors qu'il détache son vélo. Il ne le ressent pas car la colère fait tout oublier, la faim, la peur— surtout la peur.


Il ne fait attention à personne, laisse défiler le flot d'étudiants qui se presse de rentrer. Ses doigts tremblent et il lutte avec le cadenas, finit par catapulter son pied dans la roue arrière en serrant les poings. Alors qu'il se retourne il voit cette silhouette tournée dans sa direction, une fille. Hésitante, elle lui parait effectuer un étrange mouvement de bascule.  


- Je tombe mal—

- Oui.


Quand il la regarde elle fait la moue— un truc de fille ça.

Quant à lui, enfin, il a détaché son vélo.


- On se connait ?

- Oh non, mais j'étais avec toi dans le cours précédent.

- Tu as assisté au fiasco.

- Je n'appellerais pas ça comme ça.

- Tu appellerais ça comment ?

- C'est pour ça que je suis venue te voir.

- Pour renommer mon échec...

- Pour te dire que j'étais d'accord avec toi.


Un instant il se sent décontenancé, car personne n'est jamais d'accord avec lui, ou alors que très rarement, mais en général— personne.


- J'ai trouvé ça idiot qu'il n'accepte pas tes idées.

- Je sais.


Une seconde elle sourit, lui, non— c'est qu'il n'y arrive pas.


- Ah ! Je te cherchais.

- David.


La fille disparaît derrière le garçon.


- Tu dois m'aider, ce soir on organise une soirée importante !

- Plus importante que celle d'il y a trois jours ?

- Il nous faut des filles, il me faut un rencard.


Elliot se dit que David a perdu la tête— pour de bon.

Qui irait le voir lui pour ce genre de conseil ?


- Toi ! T'es une fille !


Une sorte d'agitation constante anime le jeune brun alors qu'il ne cesse de promener son regard sur l'inconnue.


- Tu la connais ?


Elliot n'a pas le temps de répondre que David s'adresse à la jeune fille :


- David Goodman.

- Jolene.


Elle le regarde, pense déjà avoir cerné le personnage.

Elle est douée pour ces choses-là, Jolene.



Un fantôme.



Elliot avait rejoint l'appartement, il était resté dans sa chambre de longues minutes puis l'avait abandonné pour la pièce commune. Il s'était affalé sur le canapé trois places, les pieds contre l'assise et la tête à l'envers. Il pensait avoir fait une erreur. Il pensait que David devait être assez important pour qu'il admette un jour ce dont il ne voulait pas entendre parler. Il se demanda si l'agitation qu'il ressentait n'était pas une sorte de jalousie puérile devant la sortie impromptue de son ami, ou bien de quelques ombrages virant au dépit amoureux.


Quelques minutes plus tard Dwayne entra, laissant claquer la porte et tirant sur la chaussette d'Elliot alors que son pied dépassait du fauteuil.  


- Et voici l'homme le plus con d'Amérique.

- Salut !


Son colocataire s'enfuit pour la cuisine tandis qu'Elliot réajustait sa chaussette. Il observa depuis l'appartement surchauffé le ciel sombre et la neige qui formait une dentelle opaque qui chargeait le paysage. Pendant un instant il s'oublia de nouveau, omettant également la présence de Dwayne. Il pensa, se parlant intérieurement comme il aimait le faire, il aimait la sensation que cet acte procurait, celle de n'être plus qu'une vieille cervelle gâteuse et somnolente.

Pendant ce temps le vent sifflait dehors, venant frapper les vitres, donnant l'impression qu'un troupeau venait charger tête la première. Et encore Elliot se disait, « je suis né à l'envers » car lorsqu'il marchait, il avait cette impression d'avoir le corps monté d'une façon différente des autres. Il en était venu à se persuader que ce détail était visible et que tout le monde s'en rendait compte.

Parfois lorsqu'il parlait, il songeait qu'il n'était là que pour tapisser les espaces vides. Que ce qu'il disait importait peu à ceux qui faisaient mine de l'écouter.


L'abandon, il le connaissait bien ce sentiment. Elliot craignait les séparations, c'était quelque chose qui lui était venu lors de la petite enfance, une crainte inexplicable mais omniprésente qui n'avait fait

que se développer. Et c'était exactement ce qu'il ressentait à savoir son ami avec cette inconnue, une inconnue qui pouvait bien changer la donne.

D'abord l'angoisse qui naissait, ensuite la peur qui venait de paire puis la nausée. Lui venaient également des vertiges et d'affreuses palpitations. L'abandon— la crainte d'une perte qui pourtant ne survient pas. On a beau le savoir, on a beau le comprendre, la peur reste et demeure s'amusant bien.

Sa famille l'avait pourtant élevé de manière aimante, de cette manière qui fait que le frère et la sœur se doivent de rester soudés, que le père et le fils observent le Monde.

Parfois il se demandait si ça n'était pas lui qui imaginait les choses, si son talent n'empiétait pas sur sa réalité. Il ne savait pas pourquoi, pourquoi il se souvenait de ce moment plus que d'un autre.

Il s'agissait du gymnase de son ancienne école, l'école primaire— le vestiaire des garçons. Il se souvenait des autres qui s'habillaient, enfilant leur tenue de sport. Il revoyait avec une aisance particulière la teinte bleue des shorts qu'ils portaient, mais ce dont il se souvenait le plus, c'était lui. Lui et ses jambes trop maigres, lui et son pull trop gros. Elliot se rappelait même des multiples couleurs du carrelage, de sa disposition— un rouge, un bleu au dessus et un autre rouge sur la droite. Il se souvenait du vert aussi, et du jaune pisse plus communément. Il se souvenait de ce fichu carrelage car il lui avait si souvent glacé les pieds— chaque semaine, chaque lundi. Les autres gosses plaisantaient. Ils ne faisaient probablement que rire mais aux oreilles d'Elliot, ça sonnait comme des cris. Déjà, petit, ça bourdonnait à l'intérieur de ses oreilles. Il détestait qu'on lui parle trop fort, et écrire était un moyen grâce auquel on n'avait à écouter personne mis à part la voix dans sa propre tête.

Dans le vestiaire il était resté assis, avait regardé les autres et n'avait rien fait du tout. Lorsque tout le monde avait été prêt, lorsqu'ils étaient allés courir dans le gymnase, Elliot était resté à l'intérieur. Il se souvenait de l'ombre du professeur qui sans le remarquer, avait éteint la lumière du vestiaire.

Plongé dans l'obscurité, il s'était demandé s'il existait et si les autres le voyaient réellement. Le jeune enfant pensa alors qu'il était devenu un fantôme.



Adam et Eve.



Les soirées sont comme un trou noir dans l'esprit des aimables gens. Les heures grinçantes vous restent sans le moindre souvenir et ces nuits sont comme un changement d'espace— de véritables mondes parallèles. Malgré tout des images demeurent : des odeurs sur vos vêtements, des souvenirs enivrés qui ne signifient souvent plus rien.


Il y a l'odeur de la fumée dans ses cheveux, l'odeur acidulée— à la fois sucrée, de la transpiration.

Il y a ce parfum pomme qui lui sort de la bouche, de la vodka qui lui colle les doigts. Ils sont bien tous les deux, ils s'amusent bien. On s'amuse toujours lorsqu'on est tout sauf sain. On s'amuse tellement qu'on finit par en vomir.


Le chauffeur de taxi stoppe sa course avec la mine affolée et l'air équivoque de celui qui en a marre de juger mais qui le fait quand même.


« Sortez, sortez », crie-t-il, « pas dans ma voiture ! »


Le liquide a encore un goût fruité lorsqu'il jaillit des entrailles de David.

De la pomme acide qui bombarde le sol.


Jolene et lui s'enserrent par la taille après que le chauffeur leur eut ordonné de partir et David claudique le long du pavé après que la jeune fille eut cédé son dernier billet.


La route est longue, la route est difficile. Il fait froid, et Jolene a les pieds glacés. Elle avance, sa hanche jumelle à celle de son nouvel ami. Leurs os frappent et leurs pas claquent l'un après l'autre. Le bitume est gris, la neige a presque fondu, l'aube est loin.


David s'arrête devant l'arche et son visage blafard parvient à sourire.

Il fouille dans sa poche— des clés tintent.



Un matin.



Elle s'était réveillée seule parmi les draps frais. Elle observa la pièce un instant, les livres qui formaient d'étranges piles bancales sur de vieilles étagères, des tasses à café qui trônaient sur un bureau à la teinte défraîchie. Ses pieds rencontrèrent une quantité incroyable de vêtements alors qu'elle pensait trouver le sol. Elle examina les t-shirts qui effleuraient ses orteils, les caleçons et les chaussettes qui recouvraient la moquette. Puis, bien droite sur ses jambes, son crâne lui fit mal. C'était quelque chose de sournois, quelque chose qui avait cet air familier et qu'on appelle— alcool, ou encore gueule de bois— le tout vous faisant vriller la tête de manière pernicieuse. Mais ça n'était pas ce qui l'inquiétait, pas vraiment le problème numéro un dans l'ordre de ses priorités. David Goodman ne l'était pas non plus bien que peut-être, le contraire aurait été bon.


Elliot— lui, écrivait et écrivait encore. Et lorsqu'il se demandait s'il avait dormi cette nuit, il ne parvenait pas à s'en souvenir. Rien ne comptait plus que le bruit des touches et les touches en elles-mêmes lorsqu'il y déposait les doigts. Ses mains froides dansaient sur le clavier noir, et il aimait voir les lettres s'assembler jusqu'à former des mots puis des phrases. Il pensait que la colère était un déclencheur, une émotion qui le faisait écrire mieux que d'habitude. Et qui n'aurait pas été en colère ? La porte à quatre heures du matin, entendre les pas malhabiles et les rires incongrus assourdir les corridors. Leurs rires, son rire. C'était ce qu'il avait entendu. Il avait imaginé le reste, allongé par-dessus les draps alors qu'il écoutait les voix s'éteindre dans l'une des chambres annexes.  

Pour le moment Elliot avait envie d'un café ou bien d'un thé, quelque chose qui aurait su le réchauffer correctement. Mais il ne s'en sentait pas la force, plus de courage dans ce corps frigorifié depuis des heures. Alors, la paresse ne fit que le glacer un peu plus.

Il regarda par la fenêtre tandis que les idées ne venaient plus et observa la neige derrière la vitre bardée de traces. Il souffla dans ses mains, celles-ci jointes contre sa bouche, si bien que ses lèvres inondèrent sa peau d'un voile tiède qu'il trouva agréable.


Quand à Jolene, tout ce qui comptait était une douche : voilà quelle était sa priorité. Et bien entendu, se réveiller dans une chambre qui n'était pas la sienne constituait également un paramètre important, tout comme celui qui consistait à ne se souvenir de rien.

Ce fut ses vêtements à la main qu'elle referma la porte et entraîna son corps dans un couloir minuscule qui donnait sur une porte qui n'en comportait que le cadre. Elle trouva la pièce centrale, le ronronnement qu'accomplissaient l'ordinateur en marche et le cliquetis des touches qu'on utilisait et qui bientôt— cessa. La silhouette insoupçonnée n'eut pas temps de se retourner que Jolene sut parfaitement à qui appartenait la tignasse de boucles châtain clair. Elle dissimula sa stupéfaction car elle n'appréciait pas que l'on puisse lire en elle. Elle n'était pas un simple livre.



Un détail.



Ça devait être normal, ça devait être parfaitement normal s'il était né comme ça. « Normal et complètement normal », ne cessait-il de se répéter tandis qu'il marchait et resserrait l'étreinte de son foulard autour de son cou. Il y avait des fois comme ça où il éprouvait le besoin de se le dire, il trouvait qu'ainsi l'idée sonnait plus vrai et plus absolue à ses oreilles.

Non pas que le club n'aurait plus voulu de lui, non pas qu'ils l'auraient fichu à la porte s'il leur avait annoncé la chose dans toute son officialité, non. Il n'empêchait que David préférait omettre ce détail qui, il le savait, pouvait lui être fatal socialement.

A l'université et encore plus à Yale, votre réputation sur le campus était la chose la plus importante avant même les notes obtenues aux examens. Du point de vue de David on allait plus à la fac pour étudier, on y allait pour se faire un nom, pour se crée un réseau à la manière d'Internet, mais surtout pas parce qu'on voulait décrocher un diplôme en météorologie.


« C'est normal, parfaitement normal », répéta-t-il.       



Des mots.



Ça l'amusait, ça l'amusait beaucoup— Elliot.

Il l'écoutait parler de cette façon qui sert à meubler le silence, ce même silence qu'il se faisait un plaisir d'instaurer à la suite de chaque réponse. Jolene parlait, posait quelques questions et Elliot lui répondait, n'allant jamais plus loin que le simple oui ou le simple non.


« David n'habite pas ici ? » – Non, disait-il.

« Est-ce que tu l'as vu partir ? » – Oui, disait-il.


Lorsqu'elle soupirait d'une manière qu'elle pensait discrète, lorsqu'elle toussait d'un air embarrassée, ça le faisait sourire. Il observait son propre rictus, ce quelque chose d'espiègle qui se dégageait de son visage : ce reflet que lui renvoyait l'écran de son ordinateur.

Alors doucement, il fit pivoter la chaise de bureau à l'aide de ses orteils et alla rouler près de la table basse. Il observa ses yeux et remarqua pour la première fois qu'ils étaient bruns, des irisations qui les rendaient fauves tandis qu'il s'arrêtait et posait ses pieds sur la table en bois.


Elle, elle l'analysait à la dérobée. Ses yeux, en catimini, observaient les détails de ce pull-over qui semblait usé jusqu'à la corde. Elle remarqua le pantalon couleur châtaigne— tout molletonné. Il avait également des cernes sous les yeux semblables à de petites poches qu'elle trouvait amusantes et qui paraissaient soupeser ses yeux rougis.


- Bonne soirée ?


Elliot ne pouvait s'empêcher de ressentir cette jalousie, cette rivalité qu'il était le seul à éprouver.


- Bonne, très bonne.


Jolene acquiesça à sa propre réponse alors qu'elle ne pouvait que remarquer le silence qui s'établissait entre eux. « Qu'est-ce qu'il lui trouve », se disait-il, « be hemet, des filles maintenant ».


- Est-ce que tu fais partie d'un club ?

- D'une confrérie ? Non.

- Ce serait une tare ?

- Ce serait une erreur.

- Pourquoi une erreur ?

- Je n'ai pas envie de fréquenter des abrutis.

- Tous les étudiants ne sont pas des abrutis.

- Oui mais beaucoup le sont.


Ce qu'il y avait d'étrange à parler avec des gens comme Elliot, c'était que l'on n'était jamais certain de ne pas être également considéré comme l'un de ces idiots dont ils parlaient. La conviction dans sa voix, ce timbre grave et solennel ne faisait qu'en renforcer l'effet et la crainte.


- Tu ne sors pas ?

- Non.

- Et qu'est-ce que tu fais ?

- Je reste ici.

- Tu dois t'ennuyer.

- Pourquoi ? Pourquoi s'ennuierait-on parce qu'on reste chez soi ?

- Je ne sais pas je disais ça comme ça.

- Comme ça ?

- Oui comme ça.

- C'est l'extérieur qui m'ennuie.

- L'extérieur... ?

- Oui, ou plutôt les gens qui s'y trouvent. Je ne suis pas très sociable...

Elle le regarda de cette manière dont elle regardait toute autre personne, de cette manière qui consistait à comprendre en un coup d'œil à qui elle avait affaire. Elle ne savait pas si l'opinion qu'elle se faisait était juste ou erronée, mais elle aimait penser qu'elle s'en rapprochait grandement.

Alors rien qu'un instant, il lui sembla que ce visage anguleux à la coiffure floue et envahissante n'était pas tout à fait nouveau. Il lui sembla reconnaître certains traits. Peut-être était-ce le regard, ou ces pommettes aussi saillantes que l'os maxillaire, mais peut-être était-ce toute autre chose.

Elle se demanda si elle ne l'avait pas croisé quelque part— dans la rue ou ailleurs. Alors enfin elle décida qu'il s'agirait uniquement d'un garçon semblable aux autres garçons dans le royaume des hommes. Et la conversation s'arrêta là.  



4

« Déraciner le temps, pester les souvenirs »



Une séance.



Contempler le passé est dangereux, penser devient insoutenable, et certaines choses demeurent à la surface. On les croit oubliées, c'est pourtant faux— elles demeurent toutes proches. Votre gorge peut se resserrer en un instant, au moindre souvenir douloureux, elle s'agite. Puis c'est votre corps tout entier qui le devient— douloureux et agité. Le passé est présent et il vient semer la pagaille. Le passé représente ce que l'on appelle l'ennemi intime. Il est là, à l'intérieur, et il demeure à sa guise. Vous ne pouvez le chasser, vous ne pouvez le restreindre. Vous ne pouvez qu'attendre sans rien faire.


- Que disait-il ?

- Il criait, il disait qu'il avait faim.

- Où était-ce ?

- La deuxième famille.

- Et avait-il réellement faim ?

- Oui. Monsieur et madame Sleeman l'avaient privé de nourriture.

- Pourquoi avaient-ils fait ça ?

- Barry, Barry n'arrêtait pas de chanter, il chantait à table et madame Sleeman lui disait d'arrêter. Mais Barry n'a pas arrêté, il a continué.

- Qu'a fait madame Sleeman ?

- Rien, c'est monsieur Sleeman qui s'est levé et qui a interrompu le repas.

- Qu'a-t-il fait alors—

- Il a crié, tout le monde criait là-bas. Il a finit par faire lever Barry et l'a traîné hors du salon en le tirant par le bras.

- Et vous qu'avez-vous fait ?

- J'ai regardé, j'avais douze ans.

- Que feriez-vous maintenant ?

- J'irais sauver Barry.

- Monsieur et madame Sleeman étaient-ils violents avec tous les enfants dont ils avaient obtenu la garde ?

- La plupart, mais ils disaient que lui, que Barry était une erreur, qu'ils avaient perdu comme on perd à la loterie.

- Parce qu'il était atteint du syndrome d'Asperger ?

- Oui, exact. Il se comportait à sa façon et ça les énervait. Ça les énervait beaucoup d'avoir à le supporter.

- Que s'est-il passé ensuite ?

- Monsieur Sleeman est allé enfermer Barry dans sa chambre et Barry ne s'est pas arrêté d'hurler. Il donnait des coups de pieds dans la porte, il criait qu'il avait faim.

- Vous étiez toujours à table.

- Oui, mais plus personne ne touchait à son assiette.

- Et Barry ?

- On a entendu monsieur Sleeman ouvrir la porte de la chambre— la voix du petit Barry s'est éteinte.     



Une bibliothèque.

Le travail en bibliothèque n'était pas éreintant, traîner à travers les différentes allées de l'étage enfant et fouler le parquet n'étaient pas pour déplaire à Elliot. Il y avait le coin appelé Bibliothèque petite enfance qui était coupé du reste du monde par son espèce de claustra – mi-verrière mi-pvc – le tout divisant l'étage en deux parties. Des poufs et des coussins étaient disposés sur le sol, et des pendules enfantins dégoulinaient du plafond crème. Elliot n'aimait pas traîner près des pendules car des clowns y étaient suspendus. Il détestait ça— les clowns, ou tout ce qui pouvait s'y rapporter.


Parfois il entend du bruit, des pas dans les escaliers. Mais quand il dit des « pas » c'est une erreur parce que – non non – ce sont des éléphants, des éléphants qui piétinent des marches. Maintenant les gamins, il a l'impression qu'ils ne font qu'empirer. Il aimerait dire— Regardez-les ! Ils braillent, crient, attaquent l'extérieur de leur affreuse petite voix exécrable.

Quel âge ? Quel âge j'ai ? Parfois il se pose la question. Dix-huit ? Vingt ans ?

En fait, le chiffre en lui-même n'a pas la moindre importance. Il a beau être jeune, il a l'effroyable impression d'être tout ce qu'il y a de plus vieux. C'est vrai— vieux, vieux jeu, c'est comme ça qu'on dit.


Regardez-les. Ecoutez-les. Et que je te tire la chaise. Et que je laisse les pieds— la ferraille, racler contre le sol. Et ce sol d'ailleurs, taché jusqu'à la moelle. Des semaines qu'il leur dit de faire quelque chose – Non Elliot, ça ne presse pas qu'ils disent – Fais ton boulot Elliot, tu n'es que bibliothécaire.

Et alors oui, voilà qu'il se coltine parfois ces troupeaux, juvéniles— affreux troupeaux qui se complaisent dans la médiocrité selon lui. Des enfants ça ? Ca ne ressemble en rien à des enfants pense-t-il : ça n'est pas l'image que j'en ai. Il regarde tout. Il les examine comme s'il s'agissait de cloportes bruyants et nauséabonds. Il observe les lacets défaits, espèces de cordelettes qui bavent contre le sol crasseux. Il écoute la tonalité aigue de leurs voix, leurs rires fracassants, leurs sourires faits de dents jaune canarie— des dents de lait peut-être encore.

Ils tirent les chaises. Encore, encore les chaises. Maudites chaises ! Le dictionnaire qui va s'éclater contre la table en pvc— ricanements, railleries et gloussements. Le gros, il l'énerve, il parle mal, parfois il zozote. Ils l'énervent, les cloportes l'énervent. Eux et les éléphants. Ils l'énervent tous.


- Remercies-moi.

- De quoi ?


David est à quelques mètres, il est présent— comme il l'a été durant ces dernières semaines.


- Je t'évite le meurtre.


Un sourire peu appuyé— commissural, vient naître aux lèvres d'Elliot alors qu'il se voit désigner le groupe d'enfants.


- Très bien vu.


Lorsqu'ils quittent la bibliothèque le froid est saisissant et Elliot jette ses mains dans ses poches. De petits nuages vaporeux s'échappent des bouches bavardes, les joues se prennent à imiter les lampions rougeoyants et le tapis hivernal— blanc, crisse sous les chaussures.


- Tu te souviens  de la petite Eleonor ?

- Pourquoi petite ?— elle n'était pas petite.


C'est une étrange sensation lorsqu'il passe la porte et pénètre dans l'appartement. Ses pieds brûlent tant ils sont froids, l'articulation de ses orteils lui parait inexistante et ses mains sont anormalement rêches lorsqu'il les passe sur son visage.


- C'est une expression.

- Pourquoi ne pas seulement dire Eleonor ?

- Tu m'effraies.


Elliot sourit mais ce sourire s'échappe à la vue de cette parcelle de peau halée que découvre un pan de chemise noire. David délaisse son manteau sur le fauteuil avant de s'y installer et d'étendre ses jambes sur la table basse.


- Alors est-ce que tu t'en souviens ?


Elliot dit oui mais c'est faux, il se souvient uniquement du fait que la dite personne n'était pas petite.

Il regarde David plus qu'il ne l'écoute. Il entend certains mots sans pouvoir leur attribuer du sens ou en tirer la moindre réflexion. Il hoche la tête plusieurs fois, et David poursuit sans même s'en rendre compte. Elliot n'a plus la moindre idée de la raison de l'histoire, du cheminement. Il se contente d'acquiescer, et ses yeux voraces lui font perdre la tête.    



Le temps.



- Pas de tabac sur la table Eddie.

- Pas de tabac mama.


Il fait bon après avoir passé la porte. La tiédeur envahissante s'empare de ce corps qui pénètre les lieux. Sur ce corps il y a un visage, et sur ce visage— domine un sourire.


- Jolene est arrivée.


Alors que ses pas l'emportent pour le salon de puissants bras à la chair brune la saisissent et l'étreignent un instant. Elle remarque mama qui se tient assise sur son fauteuil, les petits pieds

déformés par le temps qui se réchauffent dans leurs chaussons. Elle a les cheveux gris, mama, presque blancs depuis qu'elle a cessé les colorations. Elle dit que chaque chose mérite son temps et qu'il nous faut toujours l'accepter. La vieillesse— elle pourrait s'en plaindre ou même en avoir peur. Pourtant elle ne redoute rien. Un jour ou plutôt une nuit, et Jolene s'en souvient, elle lui avait demandé si elle avait peur de mourir. Mama lui avait dit que non : chaque chose en son temps.


Jolene avance encore de quelques pas. Elle va étreindre la vieille dame qui tente de se lever alors même qu'à chaque fois il lui est répété : reste assise.  

Ses cheveux sont mousseux et aériens— de légers nuages qui l'entourent et flottent autour de son visage bien portant. La jeune fille s'assoit sur l'un des bras du fauteuil et mama la regarde avec amour. Jolene ne connaissait pas cette notion avant de trouver cette famille, maintenant— elle en connait la définition avec certitude.


- Où est Clarence ?


Et elle peut l'imaginer— Jolene.

Le vieux monsieur quelque part, parti redécouvrir les lieux proches.


- Il bricole, il bidouille au garage, tu le connais.


Eddie roule sa cigarette, puis Jolene l'accompagne devant la maison. C'est un petit pavillon en réalité, avec jardin, allée de pierres et grille métallique au devant et à l'arrière. C'est un endroit charmant, c'est l'endroit où Jolene, Eddie et les autres, se sont vu offrir l'opportunité de grandir— de pouvoir le faire.


- Quoi de neuf ?

- Les choses habituelles.

- Passer des diplômes, retarder la vie.

- C'est un peu ça...


Et elle rit. Eddie n'est pourtant pas plus âgé, il est seulement plus grand. C'est un afro-américain taillé dans le granit, bâtît plus sûrement qu'une maison.


- J'ai voulu venir plus tôt mais j'avais beaucoup à faire. Je suis venue ce week-end.

- Ne t'inquiète pas.


Elle sourit, ses mains jointes devant elle. Deux voitures passent, mais pas à la suite, et lorsque le silence revient ses lèvres s'entrouvrent.


- J'ai vu mon psy il y a une semaine. Je lui parle mais j'ai l'impression qu'il est incapable de me donner de réponse.

- Tu vois encore ce charlatan ?

- Je lui ai parlé de Barry.

- Le gosse.

- Ça n'a fait qu'amplifier ma culpabilité, ça n'a fait qu'appuyer là-dessus.

- Laisse cette famille derrière toi.

- Je sais oui, je sais.

- Rien à voir mais— t'as vu Gordon ?

- Oui.

- Gordon Pratt putain ! Ce con passe à la télé.

- J'étais contente pour lui, il a réussi.

- Il nous bassinait avec ça— je veux passer à la télé, je serai acteur ! »


Jolene peut revoir avec aisance les traits et le visage du jeune homme. Dans sa tête, pourtant— il a toujours l'allure de ses seize ans. Le corps malingre et la démarche maladroite, le sourire trop large mais des dents blanches qui étincellent. Elle saisit encore parfaitement ce regard d'un miel souvent vitreux, cette allure dégingandée et les cheveux trop longs si bien qu'on le prenait pour une fille. Si elle s'en souvient si bien c'est parce qu'ils sont sortis ensemble un temps, le temps que leur période à eux ne soit passée— un temps pour tout. Maintenant les choses ont changé, Gordon a les cheveux courts et joue les flics populaires dans les séries télévisées. Il porte des vêtements bien taillés— enfin, et possède toujours son amabilité il semblerait.


- Et toi t'as une idée de ce que tu feras à la sortie des bancs de l'école ?

- Vu l'étendue des choses… je pense que je vais revenir.



Les bruits.



Le bonheur, il est ailleurs— il n'est pas souvent là. C'était ce qu'il pensait, un leurre ou non qui nous faisait avancer. Le bonheur parfois, c'était de fumer une cigarette dans le tiède air d'été et écouter le rien qui envahissait l'espace. Le bonheur c'était de regarder les avions jusqu'à ce que leur trajectoire ne s'efface ou ne se confonde avec le ciel.

—Et s'imaginer dedans En train de partir


Le bonheur peut s'apparenter à écrire ces quelques lignes pour moi—elles viennent de l'intérieur et elles parlent— Mieux que mes mots et mieux que tout ce que je ne saurais dire. Mon bonheur n'est pas celui des autres et mon bonheur n'est pas celui auquel rêve David.

—Voici son cœur, silencieux Et il regarde les riens l'attendrir


Je ne saurais écrire en respectant les règles, les règles des langages calculés, maîtrisés, abominablement magnifiés. Le mien est brut, et vient d'un endroit insaisissable. C'est un cri qui veut être entendu, une plainte inégale mais franche, des mots imprécis possédant un but véritable.

—Ce sont les bruits de ma conscience.



Voyages intérieurs.



La religion— comment la voyait-il ?

Ça n'était pas un arrangement, ça n'était pas un choix ; pas parce que cette solution paraissait meilleure qu'une autre. La religion on s'en approchait ou on s'en éloignait. Elle était toujours là et demeurait. Qu'on le veuille ou non, ces dites décisions n'étaient pas rétractables—pas de retour en arrière possible.

Il se demandait, que faisaient-ils les goys s'ils voulaient annihiler cette décision qu'un quelconque emboîtement chimique, cellulaire ou organique avait décidé d'entreprendre ?

Y avait-il quelqu'un qui regrettait ses choix ? Y avait-il quelqu'un qui doutait de ses récentes illuminations ? Des gens, des gens devaient probablement douter parfois, mais jamais longtemps. Il leur suffirait d'écouter quelques mots, de lire quelques lignes, d'observer le Talmud. Alors leurs choix, sans doute, s'en trouveraient intacts et inchangés.

Lui aussi, parfois — il lui arrivait de s'éloigner

             — de douter de son attachement

Inné le sien.

Il faisait partie de quelque chose et c'était comme ça.

Il songeait que pour les autres c'était pareil.

Il leur suffisait d'observer l'étoile pour qu'ils se sentent pousser des branches — comme des ailes.

Chaque religion était importante, et il ne prétendait pas que la sienne fût la meilleure. Alors pourquoi tant de gens se reconnaissaient dans une religion plus que dans une autre ?

Il y a des choses qu'Elliot ne pouvait expliquer— trop d'absurdités dans le Monde. Des choses intelligentes mais insondables.


Il avait l'impression, lorsqu'il retrouvait la religion, lorsqu'il s'en approchait, que ses fautes s'en trouvaient expiées. Par quelqu'un de plus puissant que lui, par une entité vague et innommable qui errait. Alors il devenait cet enfant qui revient vers l'adulte—c'est un jeu de fuites et de retrouvailles. Un jeu qui lui arrive au quotidien. Quelque chose qui le fait réfléchir et le plonge à l'intérieur de lui-même, lui faisant effectuer— les voyages intérieurs.   



Mouton.



Elle regarde le pendule dans le cabinet blanc, le pendule noir qui tinte lorsque la porte s'ouvre et se referme. Elle écoute les sons qu'il émet durant de longues secondes, jusqu'à ce qu'il s'immobilise. Tout est toujours blanc dans les lieux comme celui-ci, blanc pour trahir l'état de ce qu'elle est et de ce qu'elle pense. C'est un lieu où viennent les gens sans identité, ceux qui la cherchent.

Le bois de la porte craque et retentit dans la petite pièce lorsque le médecin arrive. Il est là pour elle, pour Jolene, c'est l'heure—un temps pour tout. L'air est aseptisé, les paroles aussi. On dit des mots pour que d'autres ressortent et transparaissent. Parfois ça marche. Aujourd'hui est différent, et venir ici lui semble incongru. Elle devrait être ailleurs, elle aimerait vivre avec les siens, les adolescents et les jeunes adultes. Maintenant qu'elle en a pris l'habitude, ce monde clinique, cherchant à sonder l'inconscient, lui parait de trop et inutile.

Le carrelage luit étrangement sous ses chaussures et la voix du psychologue sonne dans toute sa monotonie. Ils parlent des choses habituelles, de l'université et de l'environnement familial, d'elle-même et de son évolution avant même qu'elle ne se soit produite.

Intérieurement elle rit. Elle se demande ce qu'elle est venue faire ici. Elle pourrait être avec d'autres, à attendre que les choses passent. Elle pourrait être ailleurs. Ce moment pourrait être différent de ce qu'il est. Il ne l'est pas. Tout tient de ses choix, de ces choix que nous faisons ou décidons de ne pas suivre. Une personne peut-elle orchestrer son propre déclin, rendre sa route escarpée ?

—Comme par plaisir, ou par sadisme.

Se complaire dans l'ennui d'instants monocordes et identiques ?

—Par plaisir ?

Mais voilà que sonnent les cloches, que le carillon réactif vibre dans sa tête comme une révélation qui dit « Je dois faire quelque chose. »

Alors qu'elle se lève, la séance est déjà finie. Ça l'énerve car elle n'a rien décidé, elle n'a pas choisi de partir d'elle-même—elle n'a fait que suivre le mouvement.



Consumé.



Pourquoi t'as l'air si triste ? Tu ne devrais pas. Regarde ton beau visage, les autres te brûleraient s'ils savaient ce que tu penses, cette manière dont tu te plains constamment. Tu n'es jamais heureux—au fond. Les autres te brûleraient, David. Tu ferais mieux de sourire face aux humains. Cette race-là ça parle, ça parle beaucoup. Ils aiment la critique et toi tu leur offre sur un plateau créé à partir de ta chair— « Tu savais qu'ils utilisaient des cheveux pour fabriquer des chaussettes, de la peau pour faire des lampes ? »


Il ne sait pas quoi écouter, comment écouter, ce qu'il faut faire.

Il ne sait pas pourquoi il s'en empêche—Elliot—il pourrait pourtant.

Il pourrait l'avoir, cette créature étrange et bizarre, incapable de développer de quelconques liens avec ses semblables et que ses parents envoyaient certainement plus souvent en thérapie qu'à des goûters d'anniversaires. Cet être qui n'aime rien en particulier, qui n'écoute pas la bonne musique et ne regarde pas les bons films, ne joue pas aux jeux vidéos et ne sait pas commander dans les grandes chaînes de cafés américaines. Ce monstre qui aime collecter les cartes du Monde afin de les retravailler et les bandes originales. Pour les autres, c'est ce qu'il est—un monstre, parce qu'il est trop différent d'eux, et pour ces autres—c'est inacceptable. Frankenstein.


- Tu sors de chez le psy ?

- Non.

- C'est marqué Psychologue sur la plaque.

- Alors, peut-être...


Il ne sait pas pourquoi il s'est dirigé vers elle, il aurait pu l'éviter et poursuivre sa route, aller plus loin. Ce type de micro-réactions l'énerve profondément, par le fait qu'elles sont incontrôlables.


- Tu reviens de cours ?

- J'ai passé mon dernier examen hier.


Ils n'ont rien à se dire. Face à face— et rien— comme deux animaux.

Ils s'examinent.



Les papillons de nuit.



La nuit est tombée et Jolene ne rentrera pas ce soir. Ce soir on a refait le Monde dans la pièce commune, on a parlé dans le vide avec une véhémence brillante et exaspérée. Ils savent pourtant que ces mots qu'ils ont prononcés n'auront pas le moindre impact ni d'influence sur leurs contemporains. Et voilà le défaut de l'époque— la contemporanéité. A vouloir la synchronie la plus parfaite, on a créé des monstres.


Les trois corps forment une fleur sur la moquette, leurs jambes s'allongent en des sens opposés, leurs pensées se trouvent car leurs têtes se touchent et se visitent. Ils sont étendus. D'autres dorment, mais pas eux. Leur esprit se tient grand ouvert—saisissement de l'alcool et fausse impression qui en émane. Elliot a ces pensées, ces choses idiotes qu'il désire partager avec eux. Ils ne le jugeront pas car ils n'en ont pas la force. Il le sait.  


- J'ai tapé une crise pour du lait, j'ai les doigts qui tremblent, qu'on me trouve une cigarette.

- Pourtant tu ne fumes pas...

- ... de l'herbe. Je suis restée devant l'école en amont du parc, et je m'y suis arrêtée. Je n'avais rien à faire alors j'ai regardé les gosses. Je ne vois pas ce qu'on leur trouve. Ils grouillent et parlent avec tant d'intensité. Il y avait cette fille avec sa sœur, elles ont commencé à se battre au milieu du trottoir. La grande, elle était rousse, grosse, le physique d'une adulte et la voix d'une gamine. Elle essayait d'entraîner l'autre par le bras et elle se faisait frapper comme une bête. Je suis restée derrière la barrière comme si c'était un match de boxe ; je voulais voir qui allait gagner. On a des plaisirs assez malsains quand même. Finalement elles ont disparu dans la rue de droite, ce long boyau qui mène je ne sais où. Je devrais l'emprunter un jour quand même. Pour voir. Pour répondre à mes questions.

- J'ai vu un africain, enfin un noir— ils ont raison d'être racistes, on n'est pas capable de les différencier— le mec, il portait des briques sur la tête, des briques de lait, un pack de lait sur la tête. Et il marchait, il marchait droit mec, plus droit que moi, plus droit que toi. C'était dingue mec. Parce que moi juste avec mes jambes, je me casse la gueule tu vois. Tu lui aurais mis des plots et des barrières qu'il n'aurait rien fait tomber. Moi je les aurais vus, j'aurais fait demi-tour. Une poule mouillée mec, une poule mouillée, cot cot cot cot, une poule mouillée tu vois.

- J'ai les oreilles qui brûlent, elles sont rouges, je le sais, je le sens. J'ai les cellules qui crament et ça vient coller à la chair sous mes tempes. Vous aussi ? C'est lourd, c'est super lourd. Mes paupières, elles se ferment, je commande rien. Vous aussi ? J'ai les lèvres sèches, et quand je les mouille c'est pire encore. J'ai les bras qui pèsent, les jambes lourdes, des putains de champs de gravité. Vous aussi ?

- Vous savez, mon livre, terminé— Tous ces souvenirs, j'ai l'impression que ce sont les miens— et que je vais mourir avec—comme si j'étais hanté. J'ai écouté d'anciennes musiques, la joie était inexprimable— je n'ai pas réellement compris pourquoi. C'était comme voir une ancienne vie dont je serais capable de me rappeler— une vie impossible à oublier— qui re-défilerait devant mes yeux— Tu comprends ?— incapable de bouger du passé. J'avais des larmes dans les yeux— et mes yeux criaient le bonheur— C'était incroyable. Je chantais comme l'on murmure les paroles lors des enterrements— avec de l'eau plein la bouche— cet étrange état que je ne pourrais dépeindre— Mais tu comprends : je refuse de laisser mourir l'Histoire.


L'alcool voile les choses, il les floute et les adoucit d'un pattern pastel comme le sépia qui améliore les photos détestables qu'on retouche sur logiciel. On parle, on raconte les insignifiances de la vie qui soudain, deviennent les plus intéressantes petitesses de notre monde. Chaque sujet paraît important, chaque sujet est essentiel, chaque mot l'est. Et tout a sa place dans le brouillon qu'esquisse notre pensée tandis que l'espace devient surréel plus il s'anime.


- J'ai laissé la vie à un papillon, un papillon de nuit, il était là sur le mur et je lui ai dit— toi si tu bouges, couïïïc. La première nuit il m'a écouté, le papillon m'a écouté et au matin j'étais heureux.

- Tu parles aux papillons.

- J'ai peur des papillons, des papillons de nuit. Tu sais à quoi ça ressemble ?

- Moi je le sais.

- Elle, elle sait.

- Jolene.

- C'est mon nom.

- Il était brun, tacheté— taché. Une tache sur mon mur. Mais je lui ai laissé la vie et le lendemain je l'ai chassé.

- L'as-tu abattu ?

- J'ai laissé la vie au papillon David. Je l'ai cherché dans l'appartement. Je l'ai perdu de vu. Je ne l'ai jamais plus rencontré depuis.

- C'est comme un ami. Qui disparaît.

- Elle, elle a raison.

- Jolene.

- C'est mon nom oui.   

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