JOCKER POSTHUME (Chapitre 1)
Olivier Parent
Vyvyane émerge de l’escalator à l’opposé de l’angle de la place vers le quel elle se rend. C’est son troisième patient de la journée, mais elle aime marcher. Traverser la place des Terreaux, en longeant le Neptune sur son char marin, encadré des Danaïdes de Bartholdi, est un plaisir qu’elle n’hésite pas à s’accorder chaque jour.
Aujourd’hui, le temps est clément ; une magnifique fin d’après midi de printemps 2050. L’hiver et ses gelées mordantes sont passés, aussi faut-il profiter au mieux des quelques semaines « tempérées » avant que les chaleurs de l’été ne viennent écraser le jour. Monsieur Albert, le patient chez qui elle se rend – elle ne nomme jamais ses patients par leur nom de famille, toujours les prénoms, au point d’en oublier presque les premiers – n’était pas un cas très compliqué en termes de soins infirmiers, comme la plupart des autres patients de Vyvyane. Il est vrai que travailler en qualité d’infirmière pour les AGE, les Assurance Générales Européennes, apportait quelques avantages professionnels : patients aisés, pathologies maîtrisées, moyens technologiques pour ainsi dire maximum. La contrepartie de tout ceci était qu’elle devait assurer la maintenance fonctionnelle – rien de vraiment technique dans cette attribution supra professionnelle – des robots-nurses assignés à la surveillance 24h/24 des clients des AGE, une élite minoritaire qui avait pu contracter des assurances avantageuses contre la dépendance de fin de vie dans les années 30. A chaque fois qu’elle traversait la place, son regard s’attardait sur un nouveau détail de la statue marine du créateur de la Statue de la liberté, à New York. Vyvyane se souvenait d'avoir lu récemment que le déplacement de la célèbre statue était devenu inévitable : la violence des intempéries outre-Atlantique mettait en danger le chef d’œuvre. Aujourd'hui, le regard de Vyvyane s'attardait sur le mouvement de l’un des sabots griffus dont étaient dotés les étonnants chevaux marins de Neptune, l'entrainant, lui et son char, hors des eaux bouillonnantes de la mythologie grecque… Arrivée au pied de l’immeuble de monsieur Albert, Vyvyane jette un dernier coup d’œil au plafond vitré de la place des Terreaux, avant de monter vers le vieil homme acariâtre qui… ne l’attend pas, d’ailleurs ! Les panneaux de climatisation sont, aujourd’hui, grands ouverts. La lumière du soleil fait briller telle ou telle aspérité de cette étonnante structure de métal et de verre nanotech. Légèreté et résistance à toute épreuve, parait-il. Le plafond s’appuie, à chaque extrémité de la place, aux corniches des façades des bâtiments environnants, le Palais Saint Pierre avait été l’objet d’une attention toute particulière. Vyvyane, de son côté, préfère s’imaginer progresser à l’intérieur d’un diamant aux mille facettes. Elle a laissé son manteau dans sa voiture, elle ne porte que sa combinaison d’infirmière. Bien qu’il soit agréable de ne pas avoir à se soucier du temps qu’il fait quand on sort, elle n’aime pas vraiment ces quartiers climatisés : il lui semble qu’on ne circule plus librement dans Lyon. Pour entrer ou sortir à pied des quartiers climatisés, il faut passer par des sas. Que se passera-t-il quand la municipalité cédera aux nombreuses assemblées de copropriétaires qui demandent l’installation de clés électroniques ? On voit d'ailleurs apparaître des vigiles auprès de ces portes. Vyvyane s’approche de l’interphone de l’immeuble. — Albert Otienterra, adresse-t-elle à l’ODA de la porte. L’Organe Décision Artificielle lui répond : — Appelle en attente... — Qu’est-ce que c’est ? demande une voix humaine. — Monsieur Albert ? C'est Vyvyane Langlais. Vyvyane attend que son patient lui ouvre manuellement la porte. En relation avec l’ODA de l’interphone de l’immeuble, la Cendo de l’appartement - la centrale domotique - de monsieur Albert pourrait prendre en charge cette tâche, mais le vieil original refuse la plupart des conforts de la modernité. Quelques instants plus tard, sortant de l'ascenseur, Vyvyane s'avance sur le palier et pousse la porte que son patient a laissé entrebâillée à son attention. Elle sait qu'elle le trouvera dans son salon, assis dans un fauteuil Voltaire, sa pile de livres qu'il a en cours de lecture à portée de main. Comme à chaque fois qu'elle pénètre dans cet appartement, se produit le même voyage dans le temps : le logement du vieil homme est un véritable musée du XXe siècle : les tableaux aux murs montrent une ville et une campagne d’un autre temps. Les femmes portent des robes, les messieurs des costumes... avec lesquels personne aujourd’hui n’aurait l’idée de se vêtir à moins de chercher à surtout ne pas passer inaperçu. La campagne est belle et vide... aucun robot jardinier comme, aujourd’hui, on en croise habituellement. Les objets de décoration sont désuets, la cuisine n’est pas robotisée... Il a d’ailleurs fallu ajouter un programme particulier au robot-nurse de monsieur Albert afin qu’il sache y préparer les repas. La machine anthropomorphe attend dans un recoin de la cuisine, son regard vide tourné vers le salon. Haut d'un mètre quarante, le robot n'a même pas accueilli l'arrivée de l'infirmière : il a entendu la conversation autour de l’interphone. Son apprentissage permanent lui a fait anticiper l'enchaînement probable des événements. Ses senseurs lui ont confirmé l'arrivée de Vyvyane, identifiable à la puce h-RFID, puce d'identification humaine par radio fréquence, que la jeune femme porte sous la peau de son poignet gauche. Vyvyane n’a jamais croisé personne dans le grand appartement. Le vieil homme semble avoir fait le vide autour de lui grâce à un caractère peu amène... Un homme seul dans un appartement démesuré. Un de ces derniers appartements qui n’a pas subit le sort de la plupart des logements bourgeois de Lyon : le morcellement en cellules de vie. Des Cellos communautaires, bien plus rentables que n’importe quel autre type de location. D'autant que l’état européen surtaxe la location des grandes surfaces pour favoriser une vie sociale au cœur des villes. Dans le salon, Vyvyane trouve effectivement monsieur Albert en train de lire. Elle le salue d'une voix enjouée, mais pas trop. Elle ne reçoit qu'un vague marmonnement en retour. Habituée à cette rudesse, Vyvyane commence à relever les constantes vitales de son patient. — je peux voir votre poitrine ? Vyvyane doit s'assurer de la bonne cicatrisation de la dernière opération que monsieur Albert a subit : l'implantation d'une autogreffe de foie, formule officielle pour ne pas parler de génération d'organe par clonage. Le clonage continue à déranger malgré les services rendus toujours plus nombreux. Monsieur Albert est, à lui seul, une vraie publicité pour les techniques de pointe en matière médicale : son foie, un cœur biomécanique, l'ensemble osseux de la ceinture iliaque, plusieurs mètres d'artères et de veines... Étonnant pour cet homme qui ne tolère que difficilement la présence d'un robot-nurse auprès de lui. Le seul objet qu'il a concédé à la modernité est son écran multimédia, encore ne l’utilise-t-il qu’avec sa télécommande manuelle : jamais elle ne l’a vu s’adresser oralement ou par gestes à l’ODA de l'écran pour avoir accès à telle ou telle fonctionnalité. L'état de santé du vieil homme étant satisfaisant, Vyvyane passe au check-up du robot-nurse. C'est une machine au visage neutre. Contrairement à d'autres patients, monsieur Albert a refusé une humanisation trop marquée : pas de motifs sur le corps de la machine pouvant évoquer un vêtement, pas de simulacre de visage, nez, lèvres ou paupières mobiles, pas de cheveux. Une machine dans ce qu'elle de plus brute ! Certaines parties du corps mécanique, celles qu'un humain est susceptible de toucher, sont néanmoins recouvertes d'une peau artificielle tactile donnant au robot un surcroit d'informations sur le patient : température, état hormonale, pression artérielle... Elle sort son écran de diagnostic: rien de particulier. Le taux d'intégration à l'environnement ne cesse de croître. L'ODA du robot-nurse apprend chaque jour un peu mieux comment se comporter avec le patient. C’est d’autant plus facile que la vie dans l'appartement s'écoule sans heurts ; les mêmes rituels aux mêmes heures de la journée. Les batteries répondent correctement... Pas de problèmes d'accès au réseau. RAS ! Pendant que Vyvyane fini de ranger son matériel de diagnostic auprès du robot, dans la cuisine, elle entend la voix d'une journaliste qui subitement sort de l'écran multimédia, dans le salon. Monsieur Albert a du allumer l'écran. Chose étonnante : il l’éteint toujours le temps de la présence de Vyvyane dans l'appartement, peu importe que le programme diffusé l’intéresse ou non. Elle n'a jamais su dire si c'était par politesse ou excès de pudeur. Au même moment, son cyberpet vibre. Dans son oreillette, le discret robot communicant lui annonce un flash spécial. Vyvyane retourne vers le salon et entend, avec monsieur Albert, l’annonce d'un accident qui vient de survenir à Feyzin, la zone industrielle, au sud de Lyon. Comme son cyberpet a transgressé l'ordre "silencieux", Vyvyane se doute que l’accident doit être particulièrement grave. Elle fait partie d’un réseau de personnels de santé qui peuvent être mobilisés en cas de nécessité. La présentatrice commente des images “live” : une des citernes de traitement des déchets de la Courly, la Communauté Urbaine de Lyon, s’est éventrée. Son contenu s’est répandu, brûlant une douzaine d’ouvriers. Brûler, précise-t-elle, n’est pas le bon terme : ces citernes contiennent des bactéries OGM. Des capacités ajoutées par génie génétique leur permettent de digérer les monceaux d'ordures générées par les près de 6 millions d’habitants de la Courly, les transformant en divers sous-produits réutilisables par l'industrie. Les ouvriers ont donc été attaqués par ces bactéries particulièrement voraces dont les lésions cutanées peuvent s’apparenter à des brûlures. La vague de boues toxiques a rapidement été circonscrite à un espace restreint, à l'intérieur de la zone industrielle. Les services techniques de Mergin-Vittal, la société de services en charge du traitement de ces déchets, ont agi avec célérité. Il n’y a aucun risque de pollution au delà de l’enceinte industrielle. Les ouvriers intoxiqués ont été pris en charge par l’hôpital privé de Mergin-Vittal. La journaliste enchaînant sur d'autres sujets, monsieur Albert, d’un geste rageur, éteint l’écran. Lui, d’habitude, si économe en paroles ne peut s’empêcher de laisser échapper quelques commentaires que Vyvyane comprend à peine : “Il fallait bien que cela arrive... je leur avais bien dit !”. Puis il replonge dans son mutisme habituel. Vyvyane n’ose l’interroger. Elle s’est plusieurs fois faite rabrouer quand, à l’occasion, elle a tenté d'entamer un semblant de conversation avec le vieil homme, comme elle le fait avec ses autres patients. Pour combler des silences parfois trop lourds, elle a pris l’habitude, de temps à autre, de parler un peu de sa vie, de Célian, son fiancé, de la vie dehors, le long du Rhône ou de la Saône… ••• Dans les jours qui suivent, Vyvyane ne peut s’empêcher de suivre l’évolution de ce qui est désormais appelé l’affaire de Seveyzin, une contraction de Feyzin et de Seveso, une des grandes catastrophes chimiques du 20e siècle, en Italie. Les Médias adorent les superlatifs ! L’enquête administrative diligentée par la Commission Européenne fait rapidement apparaître que l’accident est consécutif à une succession de malheureux hasards et d’erreurs humaines. Le contremaître, seule personne sur le site au moment de l’accident à ne pas avoir été touchée par les boues toxiques, est rapidement arrêtée et inculpée de négligences graves : par manque de professionnalisme, il n’a pas fait remonter à sa hiérarchie l’apparition de petites fuites et légères fissures annonciatrices de la catastrophe. Étonnamment, l’employeur du contremaître ne se désolidarise pas de celui-ci, lui assurant les services de ses propres avocats, prétextant un acharnement disproportionné de la part des services sanitaires européens contre cet homme seul. Quelques jours plus tard, la presse - Vyvyane est abonnée, entre autre, au Progrès Digital - annonce aussi la sortie de l’hôpital Mergin-Vittal des blessés, tous parfaitement rétablis.