JOKER POSTHUME (Chapitre 2)

Olivier Parent

Le soleil perce au travers des persiennes en cristaux liquides des baies vitrées. La douce lumière vient lécher la joue de Vyvyane qui émerge de son sommeil. Elle a programmé l’ouverture des vitres pour 10 heures : elle a rendez-vous avec des amies de l’école d’infirmières pour une journée de shopping. Une bonne excuse pour se raconter et évacuer les situations difficiles qu’elles peuvent croiser auprès de leurs patients.


L’appartement s’éclaire au fur et à mesure que l’opacité des vitres se réduit. C’est un grand volume d’une trentaine de mètres carrés. La baie vitrée montre Lyon et les tours de la Part Dieu qui, en contre bas, s'étalent à perte de vue : Vyvyane et Célian vivent dans une petite résidence accrochée aux collines méridionales de Rillieux-la-Pape. Au gré de leur humeur, ils peuvent aménager l’espace en diverses pièces. En ce moment, leur humeur leur dit de vivre dans un grand espace sans parois. C’est à peine si dans un coin, ils ont laissé deux murs à la salle de bain et aux toilettes. Leur lit est au milieu de la pièce. Demain il sera peut-être ailleurs, dans l’appartement.


“Samedi 12 mars” annonce de sa voix feutrée la Cendo. “Vous avez un appel en attente, Vyvyane. Monsieur Albert, votre patient de la place de Terreaux.”


Vyvyane, encore ensommeillée, prend l’appel inattendu sur son cyberpet, en mode téléphonie. Pas d’image : “Je dois ressembler à rien !”


— Monsieur Albert, tout va bien ? arrive-t-elle à dire d’une voix à peu près claire.


— Oui, oui... très bien. Excusez-moi de vous déranger durant votre week-end.


A l’autre bout de la ligne, monsieur Albert demande, avec moult précautions, si Vyvyane accepterait, exceptionnellement, de bien vouloir l’accompagner, le lendemain, à Villeurbanne : il doit s’y rendre pour une visite, mais ne sent pas de faire le déplacement seul. Vyvyane, par dessus son cyberpet, consulte du regard Célian. Lui aussi émerge des bras de Morphée, mais il comprend que la situation et la requête sont inhabituelles. De plus, se dit-il, après la visite, ils auront encore du temps pour finir, en amoureux, leur week-end.


Vyvyane accepte donc avec plaisir de rendre ce service à monsieur Albert. Elle convient avec lui qu’elle passera prendre le vieil homme, le lendemain, dimanche, sur le coup de 14h.


— Dis donc, ton soi-disant misanthrope... il sait tout de même frapper à la bonne porte quand il en a besoin, lâche avec malice Célian qui se voit gratifier d'un coup d’oreiller cette remarque plus taquine qu’acerbe. Et les deux jeunes gens retombent sous la couette... Il est encore trop tôt pour sortir de la douceur de l’épais duvet.


•••


Le lendemain, Vyvyane se gare, comme à son habitude, sous la place des Terreaux. La circulation a été particulièrement fluide : peu de monde et le peer to peer de sa voiture l’a conduit en moins de temps qu’elle ne l’avait envisagé. Le système Peer to Peer est un procédé qui partage en permanence les paramètres de circulation des véhicules en circulation. Rien n’est centralisé, les ODA de chaque véhicule pioche les informations nécessaires à sa bonne circulation auprès des autres véhicules environnant. Vyvyane a utilisé son véhicule de fonction. Après tout, ne travaille-t-elle pas ?


Arrivée à destination, elle a une quinzaine de minutes à perdre. Vyvyane en profite pour déambuler dans les allées souterraines du gigantesque centre commercial qui s’étend de la place des Terreaux jusqu’à la gare de Perrache. Les modifications climatiques ainsi que d’autres considérations immobilières avaient présidé, 35 ans auparavant à la réalisation de ces galeries souterraines. A Lyon, la première de ces galeries qui allait donner naissance à l'Under City, s’écoulait le long de la ligne A du métro, du quartier de Perrache jusqu’à la place des Terreaux. Au cours des années, d’autres galeries avaient été creusées, composant ainsi un véritable labyrinthe, une ville sous la ville.

Les habitudes de la vie urbaine avaient, dans le même temps, bien évolué : depuis près d’un demi-siècle, les grandes villes d’Europe comme du reste du monde ne s’endormaient plus. La vie la nuit n’avait rien à envier à celle de jour : spectacles, vie sociale, boutiques... L’Under City avait été adoptée par ce nouveau mode de vie.


Au croisement de la Under-rue Raymond Barre et du U-boulevard Jean-Paul II, Vyvyane repère un petit ensemble en laine active. La coupe et les couleurs de base lui plaisaient. Elle avait tout de même pris le temps de regarder quelles autres couleurs étaient proposées par le programme d’adaptation décorative.

Elle reviendrait avec Célian, non pas que ce dernier soit fan de shopping, mais elle aimait avoir son avis. Pas tout le temps... mais là, oui ! Et maintenant, il est temps de remonter à la surface pour rejoindre monsieur Albert.


Comme à son habitude, celui-ci est dans son salon, assis dans son fauteuil, ne semblant attendre personne, comme s’il n’avait aucun projet.


— Monsieur Albert, on part quand vous le souhaitez, dit Vyvyane en pénétrant dans la pièce éclairée pas un beau soleil de milieu d’après-midi. Certains pourraient dire que cette lumière est trop crue, mais monsieur Albert n’a pas fait installer de vitres actives : pas moyen de modifier ou de filtrer la lumière de l’extérieur. Au travers des fenêtres, Vyvyane aperçoit la façade du Palais Saint Pierre de l’autre côté de la place des Terreaux, dans l’ombre de l’après midi. Monsieur Albert se lève prestement. Il enfile son manteau, refusant la main secourable de Vyvyane.


— Vous n’êtes pas mon infirmière aujourd’hui ! S’exclame le vieil homme qui semble particulièrement gaillard malgré son siècle. Il enchaîne :


— Je voudrais me faire pardonner le dérangement que je vous impose, mademoiselle Langlais. Et monsieur Albert tend une petite boite noire satinée.


— Monsieur Albert, ça ne me dérange pas de vous rendre service... Qu’est-ce que c’est ?


— Eh bien, ouvrez, jeune fille, vous verrez bien.


Gênée mais curieuse, Vyvyane ouvre le couvercle de la boite sous lequel elle découvre, posée sur un velours lie de vin, une montre, toute simple, mais belle de cette simplicité. A n’en pas douter, c’est un bijou ancien, comme tout ce qui se trouve dans cet appartement.


— Monsieur Albert, je ne peux pas accepter ! De plus c’est bien trop pour une simple promenade... Tout en parlant, elle sort la montre, pose le boîtier sur un guéridon décoré de marqueteries de bois. Elle observe le bijou, le faisant tourner entre ses doigts. Elle s'attarde sur le cadran nacré doté de deux aiguilles métalliques, elle touche le fin bracelet en cuir aux coutures piquées, et répète : “Non, vraiment, je ne peux pas accepter”, et fini par reposer la montre dans sa boîte. Monsieur Albert fait mine de se fâcher.


— Jeune fille, vous qui me reprocher de me comporter comme un sauvage - vous ne dites rien, mais vos gestes parlent pour vous - vous me refuser le premier et peut-être le seul cadeau que je vous ferai ? Allez, ne contrariez pas le vieil ours que je suis. Je me suis levé ce matin en me disant que je me montrerai aimable à votre égard, ne me faites pas revenir sur ma promesse, acceptez cette montre et n’en parlons plus !


Vyvyane cède : elle ne se sent pas le cœur de blesser monsieur Albert : il est effectivement étonnant de le voir abaisser quelques instants son masque de misanthrope acariâtre. Monsieur Albert, qui, entre temps, a drapé son cou d’une magnifique écharpe en soie brute, teintée de couleurs vives aux motifs abstraits, d’un geste sûr, passe lui-même le bijou au poignet de la jeune femme qui, en définitive, se laisse charmer par des attentions et une politesse d’un autre temps. Après avoir verrouillé le fermoir argenté du bracelet, monsieur Albert, avec toujours la même aisance de celui qui est sûr de son fait, applique une rotation d’un quart de tour au cadran, inclinant ainsi le sens de lecture de la montre de quelques degrés. Vyvyane n’ose pas demander pourquoi ce geste, de peur de paraître ignorante. Sans être elle-même de milieu modeste, Vyvyane sait que son patient gravitait, du temps de sa jeunesse, dans des sphères aux mœurs inconnues de la jeune femme.


Descendus sur la place des Terreaux, Vyvyane propose à monsieur Albert de l’emmener en voiture. Mais l’élégant vieil homme qui semble prendre plaisir à marcher avec une charmante et élégante jeune femme à son bras, insiste pour prendre le tram. Aussi l'entraîne-t-il rue du Puits Gaillot, le long de l’Hôtel de Ville, en direction des rives du Rhône.

Le temps s'est couvert ces derniers jours ; la plupart des vitrines du plafond aérien qui enserre le bâtiment de l'Hôtel de Ville sont fermées. Mais, grâce à ce dispositif, la température est agréable pour une marche à l’allure mesurée du vieil homme.


Ayant traversé le square Louis Pradel, le long de l'opéra, ils se dirigent vers une des stations du tram et attendent une des voitures automatiques qui circulent à intervalles réguliers. Les trams embarquent peu de personnes mais l'ODA de chaque automotrice optimise ses arrêts selon les destinations de chaque passager et de celles des personnes qui attendent aux stations. Un peu comme le peer to peer des voitures automobiles.


Monsieur Albert entraîne ainsi Vyvyane vers l’est de Lyon, à destination au centre hospitalier de Grange Blanche. Ils traversent le Rhône sur un des nombreux ponts construits au cours des cinquante dernières années. La plupart ont été joints de sols en matériaux nanotech, comme les plafonds du quartier des Terreaux. Les passants peuvent ainsi passer à leur guise d’une rive à l’autre du fleuve avec l'impression de marcher sur les eaux. La Saône, de l’autre côté de la Presqu’île, a été dotée des mêmes aménagements qui font de Lyon une ville piétonnière agréable à vivre malgré les plus de trois millions d’habitants intra-muros.


Ils passent à proximité du quartier de la Part Dieu avec ses trois tours habillées de revêtements actifs qui les rendent quasiment autonomes en matière énergique. La dernière de ces tours recouvre la gare desservie par les Trains à Très Grande Vitesse en provenance et à destination de toutes les capitales d'Europe. L'architecture n'étant plus au simples cubes ou cylindres posés dans la ville, la plus ancienne des trois tours - elle a longtemps été surnommée le “pain de sucre - a été habillée d'un habile treillage aux multiples arrêtes qui lui donne une allure quasi organique, tel un tronc d'arbre géant s'élançant vers le ciel. Monsieur Albert raconte, sans nostalgie, la vie autour de l'ancienne tour austère, unique axe d'une ville qui aujourd'hui se pare de multiples joyaux rivalisant d'audace architecturale.


— Voilà bien longtemps que je ne me suis pas rendu dans ce centre commercial... Trop grand et trop bruyant pour moi, conclut le vieil homme, n’accordant qu’un rapide regard aux tours orgueilleuses. Vyvyane se garde de lui dire qu’elle adore s’y perdre, que ce soit avec Célian ou ses copines, comme pas plus loin qu’hier, passant des journées entières dans ce complexe qui offre tout ce qu’on peut attendre pour se distraire, manger, acheter... Un paradis du consommateur. Elle sourit pour elle-même, mais ne dit mot.


Arrivés à Grange Blanche, véritable ville dans la ville, Vyvyane s’imagine qu’ils vont se diriger vers une des nombreuses maisons de retraite situées en périphérie du complexe hospitalier ou bien se rendre au service de gériatrie. Mais monsieur Albert, après un rapide coup d’œil à la borne d’information qui lui présente une carte-guide, se dirige, d’un pas ferme, dans un enchevêtrement de couloirs en direction du service d’oncologie. Malgré les progrès de la médecine, appuyée par les génies génétiques et nano-technologiques, le combat contre le cancer n’est toujours pas gagné. Si l’épidémie de cancer du début du siècle a reculé, il reste encore nombre cas résistants, des mutations nécessitant des lourds traitements.


A l’accueil du service d’oncologie, un grand hall lumineux doté d’agréables fauteuils et banquettes aux couleurs pastel dans lesquels se prélassent et s’entretiennent des patients et leurs familles, monsieur Albert s’adresse à l’infirmière qui travaille derrière un desk de bois vitrifié, et lui tend une carte de visite.


— Mademoiselle, je souhaite rendre visite à monsieur Estillier. Il a été admis dans votre service voici deux ou trois jours, me semble-t-il...


L’infirmière, visiblement impressionnée par l’aplomb du vieillard, s’éclipse, la carte de visite à la main, pour revenir quelques instants plus tard accompagnée par une autre jeune femme. Vyvyane restée en arrière, à l’incitation de monsieur Albert, n’entend pas toute la conversation qui s’engage entre la nouvelle venue et son étonnant patient. Elle comprend que la jeune femme est le médecin de garde. Après un rapide coup d’œil à la carte de visite qu’elle tient à la main, le médecin s’adresse à monsieur Albert avec déférence en l’appelant “professeur”. Elle se lance dans une longue explication. Après quelques instants, monsieur Albert se tourne vers Vyvyane. Il lui demandant son bras : ce qu’il vient d’apprendre semble l’avoir particulièrement affecté.


La jeune femme continue à parler, expliquant que, en plus d’avoir fait sortir le patient que monsieur Albert était venu voir, ces hommes “en noir” avaient demandé l’ensemble des prélèvements effectués en vue d’analyses plus approfondies... Il ne restait pour ainsi dire rien du passage éclair de cet homme pourtant gravement malade. Elle ajouta que les premières constatations laissaient apparaître que le cancer foudroyant qui frappait ce malade n’était en rien le genre de tumeurs auxquelles ce service était habituellement confronté. Elle laissa même entendre que les symptômes pouvaient être liés à une mutation génétique artificielle, voire délibérée.


— Cette personne était-elle de votre famille, finit par s’enquérir la jeune femme, réalisant sans doute qu’elle en avait dit plus qu’elle aurait du.


— Non... bien sur que non, mais on m’a parlé de ce cas. J’aurais voulu en savoir plus sur les antécédents de ce patient, répondit monsieur Albert qui, de son côté, comprenait qu’il ne fallait pas abuser de la prévenance de la jeune femme. L’avantage qu’il avait tiré de sa carte de visite arrivait à son terme. Il fallait désormais partir.


Il remercia chaleureusement la jeune médecin de garde et, toujours accroché au bras de Vyvyane, il entraîne celle-ci vers la sortie. Elle n’avait pas dit un mot, monsieur Albert n’en attendait sûrement pas moins d’elle.

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