jouissance vengeresse 3

Nestor Barth

Le matin suivant, Danielle a réussi à convaincre Libelle

d'emprunter un sentier dans la nature.

--- C'est plat, tu ne risques rien, pas de fatigue. Et on est avec Nestor, qui reste avec nous, alors tu vois.

--- Je vois quoi ?

Le ton n'a pas la douceur et la gentillesse de celui de Danielle dans lequel Libelle y avait senti une malice. Moi également. Est-ce le résultat de nos effusions d'hier soir ? Il est vrai que les femmes sont clairvoyantes et parfois étrangement perceptives et intuitives.

--- Je n'aime pas marcher dans la nature, ajoute Libelle avec une moue d'enfant gâté.

--- Tu vas changer d'avis, tu vas voir c'est splendide, insiste Danielle.

Fin juin la nature est magnifique si on sait la regarder ; toutes les fleurs sauvages, les plus ravissantes d'entre toutes, qui apparaissent spontanément et qui s'imposent à la verte nature par leurs couleurs effrontées dans un duel où elles savent la prééminence de leurs robes éclatantes. Elles sont imbues de leur atout et préfèrent la mort si on cherche à les apprivoiser.

Elles se veulent admirées, ces sauvageonnes, attiser le ravissement, provoquer le tremblement convulsif qui accompagne l'émotion et puis disparaitre. Quelle vertu, cette abnégation dont la mort est le prix à payer pour avoir dominé en reine des beautés. C'est ce qui force l'émerveillement de celui qui se sent épris par la puissance du sacrifice.

Une larme jaillirait d'éblouissement et de reconnaissance.

Nous avions parcouru quelques centaines de mètres quand c'est arrivé. Je ne sais si c'est une pierre ou une anfractuosité du sol, mais le pied de Libelle, pour ne pas perdre l'équilibre, a du se positionner de travers en tordant quelque ligament, créant une douleur et provoquant sa chute pour s'en libérer. Fatal et désolant.

--- Je vais t'aider à te relever, intervient Danielle, empressée.

Je suis loin et assiste à la scène, impuissant, mais j'accours.

--- Fous-moi la paix, je reste ici, rage Libelle. Ne me touche pas. Je ne veux pas me lever. Je suis à terre et j'y reste, crache t-elle finalement.

Elle est allongée de tout son long, étend les bras et les jambes dans un geste délibéré pour signifier sa volonté d'accepter la défaite. La nature a eu raison d'elle et elle ne souhaite pas s'y opposer. La fleur est fauchée et meurt. L'attitude pathétique force l'admiration puis fait place, pour Danielle, au grotesque.

--- Tu te rends compte que l'on ne bougera pas d'ici tant que tu n'auras pas changé d'avis. On te ramène, morte ou vive, sur mon dos ou dans un brancard.

Après un moment de silence, comme l'avertissement ne suffit pas, Danielle exerce le chantage alors que Libelle ne bouge pas et que je m'approche :

--- Je fous le camp, débrouillez-vous tous les deux. Je rentre. Les gamineries ne sont plus de mon âge.

Alors je prends les épaules de Libelle à bras le corps. Elle se laisse faire.

--- Quelle garce ! Maugrée t-elle.

--- Mets-toi à sa place quand même.

--- Surtout pas. Allez lève-moi, bon sang tu n'as rien dans les biscotos ?

--- Tu n'es pas légère comme une plume d'oiseau, dis donc.

--- Ne sois pas insultant, veux-tu !

Au loin Danielle avance à petits pas mais de temps en temps s'arrête et semble nous attendre. Regrets ?

--- Je n'aime pas les bonnes femmes. Je ne peux pas m'entendre avec elles marmonne Libelle.

Ses dents grincent. Elle est rouge de honte, de frousse, de peur du ridicule.

--- Ça je l'ai compris figure-toi mais ce n'est pas une raison pour leur faire la gueule.

--- J'ai tout essayé mais avec elles il n'y a rien à faire.

--- Tes maris ? Je questionne à tout hasard.

--- Ils sont morts, bredouille t-elle.

--- Ta vie avec la disparition de tes deux maris n'a pas du être facile! Cette animosité vis à vis des femmes vient-elle de la solitude que tu ressens ?

--- Tu as deviné.

--- Comment sont-ils morts ?

--- Le premier d'un infarctus et le second d'un AVC foudroyant.

Je l'avais prise par le bras et la tient solidement afin qu'elle n'ait pas à appuyer sur son pied douloureux car j'ai senti qu'elle ne simule pas la douleur ressentie. Nous avons un grand bout de chemin avant de rentrer.

--- Tu as été heureuse avec eux ?

--- On a beaucoup voyagé, et tous mes désirs étaient exaucés. Je n'avais rien à faire : suivre, j'étais comblée.

--- Mais alors pourquoi ne pas avoir repris quelqu'un depuis ?

--- On ne trouve pas la perle si facilement et puis maintenant après deux ans, je me suis habituée à mon nouveau rythme, seule, je vis la vie que je veux, pleinement. Sauf que maintenant, la semaine est pleinement foutue avec cette chute stupide. Je ne voulais pas faire cette randonnée et il a fallu que cette Danielle m'y oblige. La garce ! Et qu'elle m'inflige son ronchonnement cette grincheuse !

C'est alors que Libelle a repris et d'une façon que j'en ai rougi, de plaisir

d'abord puis de honte :

--- Tu sais, crachine t-elle dans un souvenir de Céline, '' il ne faut pas que tu te fasses d'illusion, les gens ne parlent que de leurs peines, c'est du chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essaient de se débarrasser de leurs tourments sur les autres, si tu vois. Et ils leur arrivent de croire s'en être débarrassé de leur peine mais on sait bien que c'est pas vrai et qu'on se la garde pour soi. Toute entière. Et en vieillissant ça devient de plus en plus vilain, la peine, on se répugne et on ne plus cacher sa faillite et on en a marre de la grimace qui s'est figée sur sa gueule. On a mis toute la vie pour se la forger insidieusement, cette grimace. C'est comme si on y tient à ce renfrognement, comme le reflet de son âme, et de la saleté que l'on traine. C'est à ça que ça sert , l'homme, à se faire une moue, se donner un genre hypocrite, et même que parfois on y arrive pas à se la confectionner complètement cette mine qui vous turlupine ''.

Tu sais, finit-elle en crachant, quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, et les prétextes viennent tout seuls. Tu vois, c'est pour ça que je les déteste, ces deux femelles. Mais il n'y a pas que ça.

--- Quoi donc ?

--- Tu le sauras suffisamment tôt.

Je veux garder la conversation sur sa vie car je saisis qu'un poids beaucoup plus lourd est en train de la terrasser. Je veux coller au récit de sa vie ; j'insiste :

--- Tu as une activité ?

--- Aucune. Je vis de mes rentes mon cher.

--- Quand on peut c'est l'idéal.

--- Exact. Je voyage, dans le monde entier, là où ça me chante.

--- Seule ?

--- Toujours. Je me paie les plus beaux hôtels, les meilleurs restaurants.

Je suis libre. Je m'offre les friandises que je veux, quand je veux. Je le vaux bien, non ?

--- Certainement. Et quand tu étais avec ton mari, tu t'offrais aussi ces friandises ?

--- Nestor voyons ! Un peu de tact.

--- Tu vas devoir prendre un anti-inflammatoire pour ton pied. Je t'amène directement à l'infirmerie du club.

--- Un anti-inflammatoire ? Certainement pas. C'est une saloperie et je ne tombe pas dans le piège.

--- Quel piège ?

--- Celui de ces médicaments chimiques qui vous détruisent à petit feu. Il n'en est pas question.

--- Je vois , les solutions naturelles. C'est ce que tu feras pour ton pied ?

--- Oui, mais ce n'est pas si simple. S'il n'y a pas fracture et on le verra à la radio, alors le remède ne peut être solutionné que par du repos, d'accord et avec l'argile verte. Rien d'autre.

--- J'espère que tu n'as pas imposé la même méthode à tes maris.

--- Comment ? Mais bien sûr. Ils n'ont jamais vu un médecin quand les symptômes se sont manifestés. J'ai été leur soignante et c'est grâce à mes soins qu'ils se sont maintenus en bon état jusqu'à leur mort ce qui n'aurait pas été le cas avec la médecine de tradition. Ils auraient fini de la même manière mais avec les effets secondaires en plus, les douleurs, les indispositions permanentes, les souffrances, les chiasses, les vomissements, toute la bile qui sort, toute la vie qui fout le camp par morceaux. Non, ne me parle pas de la médecine et de sa chimie.

Elle me tracasse avec les choses de son âme. Elle ne parle que de ça mais elle devient vaniteuse et elle éprouve du plaisir parce qu'elle est en bonne santé ; elle a mal, c'est tout. Il lui prend l'envie de sortir de ce corps qui la trouble, dès que ça tourne mal. C'est le cas. Et puis elle s'est tue.

Je me plais à regarder avec attention les moindres anfractuosités du sol, sans les voir, la tête penchée, à la tombée du soleil dans la pénombre qui nous enveloppe et au delà, dans la complicité du silence.

Les toits de l'immense bâtisse du club apparaissent au loin, dans l'ombre, au dessus de la colline que nous approchons. Encore quelques centaines de mètres. Nos petits pas lents exaspèrent Danielle qui, au loin, fait des gestes désespérés. Elle fait finalement signe du bras qu'elle nous quitte. Je la comprends. Je ne suis pas mécontent de l'opportunité qui m'est offerte de me trouver seul encore avec Libelle, encore pour un bon moment. La conversation prend un tour passionnant mais je reste abasourdi un long instant après son docte exposé . Je ne suis pas en situation de prendre parti pour l'une ou l'autre méthode curative, qui certes, toutes deux, comportent des avantages et sans aucun doute des inconvénients. Nos médecins d'aujourd'hui sont en général opposés à la médecine dite douce parce que ce n'est pas ce qu'on leur a appris. Il faut reconnaître que la médecine traditionnelle a permis d'allonger la durée de vie comparée à celle des générations précédentes. C'est leur succès et leur fierté aux médecins. Les progrès sont constants. Bien sûr on aimerait ne faire appel qu'aux dons que la nature nous offre, car elle a tout prévu pour nous guérir. Mais la synthèse de leurs propriétés par les labos pharmaceutiques permet plus d'efficience.

--- Tu as la belle vie maintenant, n'est-ce pas ?

--- Oui c'est clair. C'est un reproche ?

Attention elle est finaude la Libelle. Je dois avancer à pas feutrés et ne rien brusquer. Et puis après tout, tant pis si c'est le cas, je veux en finir.

--- Peut-être pas un reproche mais la constatation que le malheur des uns fait le bonheur d'une autre.

--- Je ne m'en cache pas mais ce n'est pas pour autant que j'ai participé volontairement à la mort de mes maris, car c'est bien cela que tu énonces clairement, n'est-ce pas ?

--- Le seul moyen de prouver le contraire eut été de faire donation à une organisation quelconque de bienfaisance les quelques millions que tes maris t'ont laissés.

--- Tu m'accuses de meurtre ?

--- En quelque sorte.

--- Tu vas me dénoncer ?

--- Pour le moment, non, Mais n'oublie pas qu'il y a non assistance à personnes en danger. Je te laisse du répit pour profiter de quelques beaux jours. Profite ! C'est urgent.

--- Merci c'est charmant ! Tu as l'intention de m'accabler, si je comprends bien. Aie, je me suis faite mal, c'est à cause de toi, tu as relâché ton maintien. Ne te laisse pas distraire par de supposées élucubrations stupides

et sans fondement et dans l'immédiat sois vigilant avec moi. Ou alors fous le camp.

--- Tu as raison, excuse-moi.

Je serre sa main et soulève par un effort accru le coté de son corps où son pied est douloureux.

En s'approchant du club, j'écoute mes pas sur le gravier qui remplace la terre sèche mais le sol est moins confortable pour les espadrilles à talon de Libelle. Je dois assurer un maintien plus ferme et redoubler d'attention à chaque pas franchi.

--- Nous arrivons dans quelques minutes.

A ce moment précis, nous apercevons au loin Danielle avec une chaise roulante. Elle y a pensé et c'est un soulagement. Pour Libelle mais pour moi également. J'ai un début de crampe au bras, due à sa contraction ; j'ai pu contrôler mais me sentais faiblir.

--- Danielle, tu es formidable, s'écria Libelle en s'approchant d'elle.

--- Comme quoi, tu vois il ne faut pas désespérer de la nature humaine lui

dis-je un rictus aux lèvres déployées.

--- Et ne pas voir le mal là où il n'existe pas, salopard répond-elle, les yeux incendiés.

C'est bien ce regard qui m'a convaincu qu'elle va chercher à se venger.

La guerre est déclarée, je le crains.

Dans sa chaise, Libelle est ravie car cela lui permet d'aller et venir dans l'établissement et toutes les personnes rencontrées s'efforcent d'un mot doux et réconfortant de lui donner le moral et parfois poussent la chaise roulante là où Libelle le souhaite ou pas. Mais avec nous trois, elle n'est pas d'humeur. Exécrable même, et elle en rajoute. On laisse faire, il faut comprendre. L'une ou l'autre va jusqu'à la mettre en boîte ravie de la voir se crisper. La comtesse est sur son trône. Elle comprend, tant mieux, sinon c'est pareil, disent les filles.

Mais le soir pour aller se coucher ce fut la scène.

Son pied est gonflé et lui fait mal. Elle l'a bien bandé ainsi que la cheville après avoir déposé une épaisse couche d'argile verte et assure que demain il aura dégonflé et la douleur disparu. C'est possible après tout.

En fin de soirée, je suis intervenu pour l'aider à s'aliter, les autres ne voulant rien savoir, lui positionner des coussins pour que le pied soit surélevé, puis s'étant déshabillée, moi coincé dans la salle de bains en attendant que Madame ait enfilé sa robe de nuit, et cette soudaine supplique, une piqure intraveineuse d'un calmant :

– Je t'en prie fais-la sinon je ne dormirai pas.

– Montre ta fesse droite. Tu as de la chance que je sache faire une piqure. Tu ne sentiras rien.

– C'est bien ce que j'espère mais je ne crains pas.

D'un seul coup rapide, en lui tapant de l'autre main, la fesse a accepté l'agression. Elle n'a fait aucun geste ni émis aucun son. La brave. Je la plains quand même.

--- Tu es bien ainsi ? Une berceuse ? Je te lis quelques pages de ton livre pour t'endormir ? Un câlin pour passer une bonne nuit ?

--- Et puis quoi encore ! ne te fatigue pas et merci.

Le ton m'a fait comprendre que je ne devais pas insister. J'ai un genou à

terre pour être à sa hauteur et m'approche pour lui faire un baiser sur la joue, ingénument :

– Le baiser du félon, qu'elle me dit, en tournant la tête pour s'écarter.

– Il ne tient qu'à toi que je te sois loyal.

– Et comment je te prie ?

– Tu partages ta fortune avec moi.

Je voulais plaisanter, juste une blague mais au milieu de la phrase que j'avais commencé, je me suis dit que ce serait une bonne plaisanterie. J'attends sa réaction.

C'est une solution à laquelle elle n'a sûrement pas pensé. Ça doit tourner dans sa tête. De quoi cogiter toute la nuit pour essayer de faire le bon choix.

– Dégage, est sa réponse.

Libelle a repris cette expression pleine d'animosité creusant ses traits, enfonçant ses yeux au fond des orbites.

Elle adore ce mot « dégage « qui exprime crûment le désarroi et le ras le bol dans lesquels je l'avais mise. Je sais, elle espérait passer des vacances avec des copains agréables, dans un club de luxe ; et elle se retrouve sans pouvoir marcher, ni danser ni pratiquer quelque sport que ce soit pendant ce séjour, et en plus, elle se trouve accusée de meurtrière. Si elle avait su ! C'est pas croyable comme avec certains êtres on sent le besoin, l'envie de se coltiner. Affronter est un jeu, un plaisir, un défi. Faire craquer l'adversaire étant le but final. Gagner une partie peut-être et accepter la revanche, qui sait. Mais la sensation, l'émotion ressentie est proportionnelle à la gravité du sujet, et moi j'ai l'habitude de taper haut. Je ne plaisante qu'à moitié. Mais là avec Libelle j'ai trouvé mon adversaire.

Je fais durer un peu le plaisir, mais je sais qu'avant de quitter le club, l'affaire doit être résolue. Pas de temps à perdre. Alors elle sera sommée de choisir, quand j'aurai décidé. Ou elle m'élimine ou elle partage sa fortune.

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