jour de fête avec Blaise Cendrars
Emmanuelle Grangé
J'étais, en ce temps-là, mitonneuse parmi les marmitons en cuisine. Mais un jour, un mardi précisément, le chef et ses étoiles furent conviés à l'Arc de Triomphe pour une commémoration. Je pris, bien obligée, la toque en tête, la chose au sérieux. Je m'affairai au piano et aux couteaux de longues heures durant.
Midi sonnant à la comtoise, j'étais prête à accueillir les clients.
Le premier fut un homme. Seul. S'il était grand, gros ? Je ne sais plus. Encore jeune, m'apparut-il, et costaud. Ses jambes passaient sous la table et ne dérangeaient pas la nappe amidonnée. Il posa son chapeau sur la chaise d'à côté. Je pris soin de son lourd manteau. Je lui tendis la carte et lui récitai le menu du jour.
Tempura de sauterelle et sa nage de wakame,
cari orange d'esturgeon baltique,
sprats en matefin, airelles en gelée poivrée de Kampot et chicons balsamés,
chips bicolores potatoes-grison au miel du Léman, …
Découvrant une certaine grimace et de grandes dents chez cet homme, je fis diversion tout à trac: ou de juteux rognons de guanaco façon asado, un foie gras de yack truffé à l'edelweiss, un faisan de la Beauce, ou un cuissot caramélisé de grizzli de la Chaux-de-Fonds, son coulis de topinambour, ou une tétragone farcie à la caille du Saint-Laurent, quelques nouilles de Kyoto au beurre de roquette, trois bouchées de féta dans du sésame torréfié, des boulettes chinoises sucrées à la feuille d'or ?
L'homme sembla réfléchir un moment, puis, de sa main gauche, tapota la carte et décida :
– Je prendrai l'ordinaire,
« Conserves de bœuf de Chicago et salaisons allemandes
Langouste
Ananas goyaves nèfles du Japon noix de coco mangues pomme-crème
Fruits de l'arbre à pain cuits au four*. »
Ce 11 novembre 2014, Blaise Cendrars s'était assis à ma table.
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Il arrive que la pluie dégouline des baleines fracturées par le vent dans les yeux aux cils clairsemés.
Elle se défendait toujours des tours que lui jouaient les pages d'un livre ou les mots lancés par l'autre au bord de la route serpentine. Elle posait des cabanes d'osier sur les plages du Nord, les plaids de La Montagne magique sur ses jambes, mais, là encore, le sable venait se frotter aux paupières jusqu'à les faire goutter, jusqu'à débobiner la laine de ses chaussettes. Les bottes devenaient paquebot, et seul Jonas pouvait emporter celle qu'on nommait sans pavane l'Éthérée.
Si l'on chausse les lunettes idoines, on peut encore l'apercevoir, sous un angle bien précis, crawlant de tout son duvet hérissé, d'Akureyri à Knysna, de long en large, la main bienveillante du Maudit sur son dos.
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Comprenez bien, Monsieur : nous étions en rupture de nèfles du Japon car, comme tous, et ce 12 janvier 2015 encore, nous nous méfions des prévisions avancées et de la météo marine. Aussi, j'ose espérer que les bouchées de féta étaient à votre convenance et vous ont fait oublier les fruits introuvables. À me rappeler vos yeux fendus, rieurs devant la tasse de café, je pense que oui.
Je suis dans un train peu bondé en ce début d'année, j'ai obtenu une semaine de vacances pour ma prouesse du 11 novembre, je vais rejoindre mes cousins à Berlin. J'aurais pu prendre l'avion, mais je n'aurais guère eu le temps ainsi de vous écrire, d'avoir en tête de vous renvoyer la blague à tabac que vous avez laissée sur la table du restaurant, une fois votre pipe bourrée. Le cuir de l'étui est souple, cela sent fort et bon à l'intérieur. Me direz-vous en retour si le tabac vient de Turquie ? Il me rappelle Izmir. Je vous ai longuement regardé allumer votre pipe dehors, partir. Vous étiez déjà bien loin dans la rue d'Alésia, une silhouette ennuagée, lorsque je vis la blague et mon idée à venir : j'allais, coûte que coûte, me rapprocher de l'adresse mentionnée sur le chèque de votre adition.
De Berlin, je vous ferai parvenir à Akureyri, par pneumatique, votre bien et ce bonheur aigu de vous lire.
E.G.
* Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde, Poésies complètes, in Documentaires (Menus), éd. NRF Poésie/Gallimard, 30 janvier 2009