Journal d'un amoureux altruiste

leeman

pour les autres.

"Il n'y a qu'une chose qui puisse être nécessairement, et qui puisse valoir pour l'éternité, c'est que je ne m'aime pas. Paradoxe éprouvant, c'est que nombreux sont les individus qui pensent que l'amour de soi doit primer sur l'amour d'autrui. Mais je ne suis pas de cet avis-là. Je dirais même l'inverse, que l'amour d'autrui doit primer sur l'amour de soi, de telle sorte qu'on s'évince lentement d'une force narcissique et égocentrique pour se concentrer davantage vers ce qui nous est extérieur. On ne peut pas s'aimer soi-même si on n'apprend pas à aimer les autres. Car, bien souvent, j'éprouve du rejet autant que du dégoût à l'égard de mon corps et de mon esprit, si bien que je ne suis point capable de me regarder sans penser aux choses les plus sombres. Je me méprise et me maudis, c'est ainsi que je fais passer les autres avant moi, puisqu'il n'y a rien d'autre que les sourires que je croise tout au long de mon existence pour me rendre heureux ; le mien m'horripile, et je le fuis, tout autant que, pris dans cette course effrénée, je ne cesse de me fuir : je ne veux être qu'une ombre sans couleur, sans vivacité, sans consistance. Et c'est cette douleur si pesante qui me ronge que je désire vaincre par l'amour d'un autre et d'un ailleurs. Tout ce qui est en moi est sujet à la mort, à la décrépitude. De fait, il n'y a rien en moi qui me passionne ou me fascine, hormis cet amour ; mais cet amour-là, il n'est pas de moi, mais d'autrui. C'est le monde que j'aime, et le monde n'a pas besoin de moi. La possibilité si grande de survivre comme de disparaître m'amène à concevoir ainsi les choses depuis tellement longtemps ; concrètement, je suis convaincu que la vie se résume à ce type de relation. C'est en tout cas ma principale conviction. Je ne vis que d'amour du monde et de haine de moi-même. Et si certains me répondront sans aucun doute que je suis sujet à la souffrance perpétuelle, qu'ils se détrompent. Je ne ressens rien d'autre que la plénitude la plus certaine, celle qui est née de cette contemplation et de cette admiration, qui en moi ont germé, et me guident vers la Lumière la plus vraie, celle à laquelle on accède pour l'éternité au croisement de la vie et de la mort. Je ne peux me défaire de cet état d'âme, car il est devenu habitude en moi, et je ne parviens pas à contenir ce qui m'habite. Toutes ces choses si fortes, je les exalte par certaines façons, des regards, des mots, des gestes. Et même si cela n'est pas réciproque, qu'importe, nous n'avons jamais assez d'une vie pour dire à tous ceux qui nous sont chers combien nous éprouvons de grandes choses pour eux. Il n'est pas rare pour l'homme de courir après les personnes qui ne lui accordent aucune attention. Et cela, j'ai appris à ne pas le regretter, parce qu'on apprend tout de même beaucoup dans ces épreuves, aussi banales soient-elles, de la vie. Que cette force de l'esprit et du cœur rendent possible en moi une existence plus sereine, cela est vrai ; mais que cet amour ne soit pas fondé sur un mirage, cela est discutable. Parce qu'il n'y a rien de plus fort en moi que mon propre désamour envers ma personne. Et aimer l'Autre, c'est une manière d'offrir ce que je n'ai pas su m'offrir : je le regrette, quelque part. Parce qu'à ce stade de la vie, même si la jeunesse enveloppe encore mon corps et mon esprit, je suis voué à me contempler froidement, sans compassion aucune, sans volonté d'aller au-delà de ce que je suis déjà. Mais, il est bien trop tard pour surpasser de telles futilités, je ne peux plus me défaire de mes propres ténèbres, et le monde représente la seule lumière manifeste qui soit pour moi dans la vie. N'étant d'ailleurs qu'une parcelle ténébreuse dans un royaume d'éclats, cette tristesse morose ne tarde pas à se laisser happer par ce grand mirage qu'on appelle la vie, et qui m'anime de façon constante. Mais lequel est le plus réel ? Je ne sais guère ; tantôt la force solaire du monde me fait oublier ce conflit intérieur entre moi et moi-même, tantôt mon passé éradique tout autour de moi, me faisant voir ce que j'avais tant souhaité oublier : la haine sincère et douloureuse que je me voue. Il est délicat de se défaire de soi, même si tout autour de soi apparaît comme étincelant. Le monde en effet parfois nous ébranle, en bien, en mal, ou les deux à la fois, mais il est impossible d'y être complètement indifférent. Toutefois, je n'aurai qu'une seule chose à dire ici, c'est que ma force est détruite par les torrents de mon être, et que le monde, les autres, la vie, sont des remèdes à ma personne, qui n'a jamais fini d'être la victime de ce qu'elle a produit : un monstre qui se morfond dans la folie de son être, et qui agonise devant la lumière purificatrice."

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