L'Art Martial

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Sentiments et rêveries autour de la pratique martiale

 Il pratique les arts martiaux depuis un moment. Dans la quarantaine, il fait partie aujourd'hui des anciens, des seniors. Mais il pratique toujours. Comme d'autres font du tennis, ou de la natation. Une pratique loisir, hebdomadaire, entre la vie professionnelle et la vie familiale, une pratique loisir mais dans laquelle il croit encore, dans laquelle il croît encore.
Il va passer un grade. Une étape, demain, dans ce cheminement particulier, entre pragmatisme du combat et ésotérisme fantasmé.

Aujourd'hui, seul dans le dojo où il s'entraîne, il s'assoit, et ferme les yeux.

Il se remémore, il imagine, il rêve. 
Il repasse tranquillement ce qu'ont pu être ses journées ces derniers temps, ces dernières années.


***


Le jour se lève.

Chaque jour peut être un chef d'œuvre. Notre chef d'œuvre.

L'air entre dans les poumons, l'air ressort des poumons.


On oublie facilement la fragilité de chaque seconde, de chaque passage de l'air si familier, si insignifiant et pourtant si nécessaire, si précieux.
Les écrits des Maîtres en reviennent tous à cette conclusion : la Vie ne tient qu'à un fil, ce fil d'air, quoi qu'on en croit. Et ce n'est qu'en pleine conscience de cette fragilité que la Vie devient plus réelle, qu'elle prend sa force, sa valeur.

 

La lumière de l'aube emplit légèrement le ciel, graduellement recouvre la surface de la toile.
Le yang peu à peu glisse dans le yin, intemporel cycle immuable, et impose avec une infinie douceur son inexorable clarté. Plus tard, il s'effacera à son tour. 

 

Sur cet écran géant nature l'arbre en face de moi se découpe, se détaille en silhouette, ombre chinoise. Je regarde les branches qui bougent à peine. Ondulation subtile, silencieuse, manifeste de l'invisible passage de l'air en caresse. 
On parle ainsi souvent du qi, l'énergie vitale, comme une force qui ne se voit pas en soi, mais dont on ne peut que constater les effets, sans toutefois les comprendre.

 

J'essaie d'imiter cette vague, cette danse passive du feuillage, et j'absorbe, inspir, en mettant en mouvement mes branches, mon tronc, mes racines, et je donne, expir, extension, tentant d'agrandir mon espace intérieur et extérieur.


Le proche et le loin n'ont pas de différence. Ce n'est qu'une vue de l'esprit, et il n'y a pas de frontière plus difficile à franchir que celle de nos croyances, de nos certitudes, de nos perceptions limitées. Que peut faire un cerveau humain quand on sait qu'il ne permet pas d'entendre les chants des baleines, de comprendre l'orientation des oiseaux migrateurs, de percevoir le langage des fleurs ou des abeilles? Il y a tant à explorer, et je crains que nous ne soyons équipé totalement. Ou que nous n'ayons le mode d'emploi. 
Il reste à tenter, et je veux croire que tenter est bien plus que de réussir. Est-ce martial?

 

Les premiers rayons percent le ciel opale et la toile s'ouvre pour le Roi. Brillant, mais encore trop faible pour réchauffer, il dépose son or comme un peintre de son pinceau, par touches ou lignes, son ocre pâle. Il révèle par son éclat encore timide les ombres de toutes choses. 


Les Maîtres avaient, dit-on, cette faculté : celle de savoir vous faire admettre cette ombre, cette part de vous-mêmes que vous ignoriez ou niez, et vous permettre de l'affronter, non pas pour la vaincre, mais pour vous aider à la tolérer, l'intégrer, la faire coexister en toute sérénité, comme on admet que chaque prédateur a sa proie,  et que chacun des deux est à la fois proie et prédateur dans un monde plus vaste qui les dépasse.
Si nous pouvons agir sur une bonne partie de nous-mêmes, nous ne pouvons en revanche interférer sur ce "tout" qui n'exclut rien, y compris ce que nous ne souhaiterions pas.
Faut-il ainsi chercher à éliminer, à se protéger, à se défendre, à esquiver? La part de ce monde qui m'est insupportable n'est pas plus injuste ou illégitime que ce que j'estime beau et indispensable. Si tenter d'améliorer les choses et se battre pour améliorer le monde peut paraître noble et demeure la seule option pour avancer, il n'en demeure pas moins que l'on doit accepter en son temps ce que l'on ne peut changer.


En thérapie corporelle, dans les principes de base, lorsque des problèmes ou des douleurs apparaissent au niveau du corps, on parle d'un manque de conscience à un certain autre niveau.
Le monde qui nous entoure, la planète, le cosmos, n'est autre qu'un organisme vivant, à l'instar de notre petit moi. 


Ce qui est en moi est aussi en-dehors de moi. Ce qui me compose n'est pas différent de ce qui me contient. L'adversaire n'est pas adverse, mais élément indissociable de mon être puisque complémentaire, et, à cet  instant de rencontre, preuve et témoin de notre lien, révélateur de ce qui nous unit dans cette croisée des chemins.


La conscience de l'autre, en nous et au-dehors de nous, est le premier stade vers l'acceptation. Non pas résignation, mais ajustement de ce que je suis dans un tout auquel j'appartiens, et dont je ne peux me défaire.


Accepter est souvent le plus difficile, et pourtant bien souvent clef nécessaire à la transformation de soi ou de la situation, au passage vers l'autre possible.
Seule la mort nous extirpe, nous délivre de la chaîne comme un maillon inutile. Mais elle ne nous soustrait pas totalement à la Vie. Cette mort, part d'ombre du vivant, est la conscience la plus difficile à atteindre.


L'immobilité, la fixité, est d'entre tous les exercices de la pratique martiale celui que nous négligeons le plus, celui que feignons le plus de n'avoir pas besoin. Et pourtant… 

 

L'arbre devant moi me rend cette image comme un miroir symbolique. J'achève mes mouvements en prenant soin de les ralentir dans un premier temps, en rallongeant inspir et expir surtout, en diminuant leur amplitude ensuite, pour enfin les réunir dans un seul geste rassembleur. 

J'adopte cette posture suggérée par celui qui me fait face ce matin, que j'ai déclaré être mon ami, mon guide végétal. Les jambes légèrement fléchies, écartées un peu plus large que le bassin, je suis debout petit devant lui, les bras en cercles, les doigts écartés, les paumes vers le buste, le sommet du crâne cherche les étoiles, les pieds cherchent la terre, la pointe de la langue au palet, l'inspir et l'expir réguliers, lents, par le nez. Je cherche à donner à la terre, et je tente de percevoir ce qu'elle me rend dans le même temps.


La mort, que je ne connais pas, même de loin. La vie, que je connais si peu, même de près. Tout est pourtant là. 
A chaque espace entre mon inspir et mon expir, rétention à plein, ou à vide, je perçois vaguement ce qui est et ce qui n'est pas.
Comme entre les dunes du désert qui se déclinent à l'infini et semblent tout remplir, on perçoit cependant un "entre" qui devient plus fort et plus puissant que les dunes elles-mêmes puisque il les permet, les contient, les unit. Cet entre, c'est le trois. Ce trois qui dépasse la simple dualité du yin et du yang, ce trois qui permet que du yin et du yang advienne autre chose, c'est ce vide qui permet l'unité de chaque chose tout en rendant possible tout ce qui peut les relier par ce que l'on y met.

 

Je cherche ce fameux Qi, cette fameuse énergie qui doit nous apporter santé et puissance, magie secrète d'un monde quotidien, force pourtant en présence en moi puisque je suis en vie. 

 

Plus tard la journée se déroule comme les précédentes, à l'identique et différente. 


La magie ordinaire est là, pour nous rappeler que chaque instant est unique. Seul l'esprit endormi l'oubli. 
J'oublie donc souvent. Emporté par le tumulte de mes préoccupations, les impératifs de notre quotidien familial, social, professionnel, absorbé et dilué, dispersé dans les outils technologiques, j'oublie.
La pratique sur le tapis pourrait et parfois devrait se décliner dans notre quotidien. Je ne parle pas de lever la jambe ou serrer le poing, mais d'une attitude, d'un état d'esprit, d'une vigilance mêlée d'abandon, d'une respiration cellulaire, d'une communication avec l'autre, avec la nature, au-delà des mots. Une présence à ce qui est, une intention vers, une capacité à recevoir, et une force de croissance, d'expansion, et de densité de notre être, sont un peu de ce que nous pourrions tirer de nos efforts sur le tapis.
Une forme de douce puissance, d'élan vers la vie, une sérénité face aux épreuves, comme une permanente sensibilité, une capacité à me préserver tout en n'économisant pas de générosité, une force, oui, mais qui va "avec" et non "contre", un vide qui reçoit autant qu'il donne, un plein aussi rond que malléable : voilà des images comme des mirages qui m'invitent à poursuivre d'espérer.

 

Dans le tumulte de la ville, innocemment, la voiture, ce "bon professeur", me livre mes leçons quotidiennes.
Ici j'esquive, là je me butte, ici j'accepte et là encore je refuse. Passage piéton : chacun sa place, chacun son tour, chacun son mode de progression. Feu rouge : prendre le temps de faire une pause, de regarder passer, de laisser la place. Dépassement : chacun sa progression, je dois parfois avancer plus vite comme je dois parfois ralentir. Ici je suis calme, là je suis indulgent, je tente de réagir avec justesse aux conduites des autres. Bien souvent je m'emporte, et me retrouve au tapis. Quel grade déjà?


Aujourd'hui survient de façon presque banale un événement ô combien symptomatique : une dispute familiale, un conflit professionnel, un accrochage avec le vendeur, une querelle de voisinage, des mots avec l'administration…
Il est étonnant de constater, après coup, comme les réactions émotionnelles du quotidien sont le plus souvent inadéquates au regard du grade que l'on porte sur le tapis, ou plus simplement des années de pratique d'un art martial…


La stabilité émotionnelle, mais surtout la capacité à esquiver les attaques verbales/psychologiques, font à ce point défaut la plupart du temps dans nos échanges, qu'on se demande bien ce que l'on apprend sur le tapis en-dehors d'une luxation de poignet ou un uppercut au visage que l'on espérera finalement ne jamais se trouver en position de devoir placer. Lorsqu'en assaut avec un partenaire on comprend aisément la stupidité à se laisser berner indéfiniment par les mêmes attaques ou feintes, on se surprend en revanche dans nos rapports humains à ne pas sortir de nos carcans réactionnels et retomber encore et encore dans les mêmes schémas.

 

Ouvrons les yeux sur notre pratique, ouvrons les yeux sur notre enseignement, ouvrons les yeux sur nos attitudes, nos positions, nos signes, nos réactions, nos attaques, nos fuites, nos déplacements, nos souplesses, nos raideurs, etc.…
L'autre est toujours un partenaire, un miroir, avant d'être (rarement) un véritable adversaire.

 

Bibliothèque. J'emprunte et rend des livres. Que je lis parfois. Certains non. 


Dans une boulimie d'informations et de savoir facile, alimentée par notre société, je cède à mes yeux plus gros que mon cerveau et emprunte beaucoup à la fois. Décalage entre mes ambitions et mes moyens. Je me suis souvent rendu compte qu'après avoir cherché longtemps quelque chose dans les cours, dans la pratique en générale, je réalisai soudain que cette chose était présente de manière constante, systématique, et depuis le début, devant moi, dans mes mains, sous mes pieds. J'ai le fantasme de croire que la solution est simple. Paresse? Préférence personnelle? 


Il y a tous ceux qui cherchent beaucoup et vont très loin dans la réflexion, analysent, décortiquent, philosophent. Et avec tout le respect que j'ai pour le travail, et le savoir comme la connaissance, les capacités de réflexions, j'ai souvent le sentiment que l'énergie passée à fouiller en détail prive de l'essentiel accessible à tous, une forme de sagesse universelle, de connaissance intuitive dépassant les principes, les dogmes et les savoirs les plus éminents, une simplicité dont la force demeure dans l'immédiateté et la permanence. 

 

On dit de la Voie du Milieu que les ignares ne l'atteignent pas, et les gens trop instruits la dépassent…

Au fur et à mesure que l'on avance dans la pratique, il me semble que tout devrait se simplifier, se recentrer sur l'essentiel.
Un peu comme si, au début, l'on devait peu à peu essayer, engranger, expérimenter, éprouver, beaucoup de techniques, virtuose et fort, pour ensuite dégager l'inutile, le superflu, et trouver les bases communes, et l'essentiel. Pourquoi vouloir savoir tout faire, tout posséder? A quelle situation se réfère-t-on pour justifier d'étendre toujours plus loin des connaissances et des aptitudes en tous sens?


A un alpiniste à qui l'on demandait "Mais pourquoi gravissez-vous toutes ces montagnes?", il répondit "… Parce qu'elles sont là." 


Si tous les paysages sont différents, il en est un pourtant sur lequel l'on peut s'y tenir, et y trouver ce qui les rend tous identiques.


Au jeune disciple zen le maître demande "Pourquoi ne t'assois-tu jamais à la même place dans le dojo?" - "Mais pour explorer votre sentence, Maître, de ne pas m'enfermer dans mes habitudes." - "Mais maintenant tu as pris l'habitude de refuser l'habitude." - "Mais vous-mêmes, Maître, vous êtes assis tous les jours à la même place…" - "Et cela n'a pas d'importance puisque je n'y en attache aucune…".


Après y avoir préalablement et avec délectation goûté, refuser alors naturellement la diversité, la complexité, et tenter enfin l'unité. Revenir à l'unité. 
Il y a cet hémi-cerveau gauche, analytique, et cette hémi-cerveau droit, intuitif. Saviez-vous que l'étude instruit l'un, et la méditation instruit l'autre?
Revenir du yang au yin. 
Oui, mais quand? A partir d'où? Où se situe la bifurcation, la porte secrète?
Les anciens disent que le yin contient notre âme universelle, notre mémoire ancestrale, nos instincts et intuitions primitifs. Le yang quant à lui divise et nous pousse toujours plus loin vers l'avant, vers la recherche, et nous coupe de nos racines. Un beau jour, théoriquement, l'un amène à l'autre, et l'autre amène à l'un. Surtout ne pas rompre le cycle.
Trouver dans la pratique un diversité gestuelle, entretenir une curiosité naturelle pour ce qui ne nous est pas "facile" ou "habituel" tout en renforçant ce qui nous paraît être l'essence de notre art, et recentrer toujours en ce sens, en éliminant le superflu.

La solution, la vérité s'il en est une, est forcément simple. Comme une technique si évidente de défense : celle de l'absence. Un poing donné dans le vide n'atteint rien. Gagner le combat est peut être déjà le refuser. Y être contraint ne laisse pas d'autre issue qu'en sortir. Ne pouvoir en sortir ne mène qu'à supprimer la cause du combat. Ne pouvant modifier la cause, il ne me reste plus qu'à supprimer son bras.

 

Quelles que soient les techniques employées ou le style même de l'art martial pratiqué, ce n'est pas tant l'efficacité au final qui est visée, même si la fonction première est cette efficacité de combat. On peut prendre (perdre?) du temps à comparer les techniques entre styles : les coups de pieds ici sont plus efficaces, là ce style est plus rapide, là encore on travail plus en puissance, ici on esquive mieux, etc. Après tout cela, si l'on recherche le combat, on suivra les conclusions de ces comparaisons en adaptant ses techniques, voire en changeant de pratique pour peu à peu pratiquer ce qui nous semble le plus efficace. Mais l'on peut aussi au-delà des comparaisons trouver (donner) ailleurs le sens de sa pratique, si l'on ne s'attache pas à essayer encore et encore d'être le plus fort. Le coup de poing comme le coup de pied deviennent alors, sans perdre leur sens premier, des outils, des supports, des vecteurs vers un autre horizon.

Essayer d'être le plus fort, c'est diriger son intention vers l'extérieur. Y renoncer, c'est pratiquer vers l'intérieur de soi.

 

Je repense à mon fils, alors âgé de 4 ans, qui lorsque nous faisions une ballade à la sainte victoire, s'acharnait à vouloir être le premier de la marche, coûte que coûte. De voir ce petit bonhomme fier d'être en tête de file, toujours, à ne vouloir laisser personne le dépasser, m'amusait autant que m'émouvait l'énergie qu'il pouvait déployer pour garder sa place. Et je le voyais finalement faire d'une ballade une course… Pas le temps de s'arrêter regarder une fleur, un papillon, une fourmi, là le nuage dans une forme étrange, ici l'arbre et son écorce, écoute, quel est cet oiseau? Seulement comptait une chose : être le premier. Ce qui m'apparaissait dommage malgré tout, qui serait grotesque de la part d'un adulte dans les mêmes circonstances, pourtant m'éffleure moins l'esprit lorsqu'il s'agit de moi dans mes courses du quotidien… Être le premier, et surtout conserver sa place! 

 

"C'est lorsqu'une chose, qui a longtemps existé, longtemps servi, semble atteindre à l'inutilité, qu'elle réunit alors toutes les qualités lui permettant de devenir un art véritable".


Le jour où la peinture a cessé d'être la plus fidèle à la réalité est le jour où elle devint la plus libre, affranchie d'une représentativité objective du monde. Il en va de même pour la pratique: l'on peut choisir celle qui dépeint le combat dans une précision parfaite, et l'on peut s'évader dans une autre dimension, celle plus personnelle, plus intime, qui s'inspire du combat réel pour trouver d'autres chemins.


Dans cette journée se succèdent les moments répétés de mes journées, de ma semaine, du mois, de l'année, de ma vie. 
La pratique n'est pas différente et l'on se surprend à exécuter le même rituel toutes ces années. 
La reproduction d'un geste, d'une technique, se perd dans les habitudes. Peu  à peu le sens et la présence s'effilochent.
Entre ce qu'on laisse partir et ce que l'on s'impose insidieusement, la liberté et la fraîcheur de l'existence, comme celles de la pratique, se ternissent, s'affadissent, se figent, et c'est un peu chaque jour, chaque entraînement, chaque geste qui nous enferme au lieu de nous libérer.

 

Et revoilà par exemple le thème des enchaînements qui resurgit : enchaînement, le terme est déjà porteur. L'enchaînement de techniques codifiées est pourtant porteur aussi de leçons d'ouvertures. Pratiqué "comme d'habitude", il finit par scléroser la pratique. Pratiqué avec l'éveil, il devient source de jeu, de déclinaisons possibles : à l'envers, en partant de la fin, les yeux fermés, d'un côté seulement, d'un membre, mains ouvertes, mains fermées, en inversant mains et pieds, en avançant, en reculant, avec armes, etc., tant de possibilités… Qui a dit que l'alphabet ou les poèmes enfermaient la littérature? Qui a dit que le quotidien enfermait la créativité de l'existence? Au contraire, c'est avec le temps, cette notion indispensable de la vie, que l'on peut venir à bout de tous les objectifs. Il y faut placer un des outils indispensable à toute démarche : la discipline. Non pas encore une fois celle qui verrouille et ligote, mais celle qui porte, pose les rails vers un horizon qui, lui, est sans limites! Rajoutons la patience, la foi.


Chaque jour, un peu. Voilà la leçon. Peu importe combien, peu importe quand, peu importe comment. Mais chaque jour un peu. Se donner la curiosité, et surtout le plaisir, dans la discipline de la régularité. 
Chaque jour inlassablement nous nous lavons, nous mangeons, nous dormons. Cette nécessité devenue courante ne pose plus de questions sur l'utilité de la démarche. Il en est de même de la pratique de notre art. Celui qui veut progresser doit s'astreindre à une pratique régulière et fréquente, de la manière qu'il lui plaira. De cette manière dépendra toutefois l'aboutissement. L'art ne demande ni la douceur, ni la dureté, ni la vitesse, ni la lenteur, ni joie, ni la peine. C'est vous qui mettrez dans votre art ce que vous choisirez d'y mettre, et ce que vous en retirerez. On est pleinement responsable de ce que l'on vit dans sa pratique. Y compris l'enseignement que l'on choisit de suivre. 
Trop souvent la facilité de s'en prendre à l'autre nous tente. Mais ce que je fais, ce que je vis, je le choisis. Et je choisis d'y voir ce que je veux y voir, ce que j'y trouve, ce que j'en retire, ce que j'en fais, ce que j'y mets, ce que  je permets, ce que j'occulte, ce que je refuse, ce que je suis.

 

La fin du jour m'amène vers l'entraînement au club.


Il ne sert à rien de tout vouloir comprendre ou tout saisir, encore moins tout de suite.
Tout en attendant à genoux au bord du tapis, observant les pratiquants en exercice, je faisais mentalement le point sur ce qui m'avait été transmis, et le peu que j'avais découvert par moi-même.
Tout est déjà là. L'enseignement, mon corps, mon esprit, les partenaires. Il n' y a rien d'autre dans l'absolu dont je puisse avoir besoin pour progresser. Il n' y a pas de secrets, de mystères. La pratique, la pratique, et la pratique, … et du temps! Même les tapis, la tenue, le dojo lui-même avec tout le sacré pourtant qu'il représente est superflu.
Bien-sûr garder autant de sens critique que de confiance dans l'enseignement que l'on reçoit, pour s'élever par soi-même autant que dans l'assurance de ses appuis. S'il est vrai qu'il n' y a pas qu'un seul enseignement possible, qu'il faut s'ouvrir à tous les enseignements, que ce soit auprès des hommes ou des signes, il faut garder la foi et surtout le respect de ce qui a été transmis comme pour celui ou celle qui a permis cette transmission, qui l'a rendue possible. C'est bien là le sens de notre salut aux "anciens" qui ont nourris l'arbre et l'ont fait croître jusqu'aux bourgeons que nous sommes. 
Aujourd'hui je crois en ce qui m'est dit. Demain je le mets en doute. Après-demain, je le vérifie à nouveau, ou je le dépasse.


Le maître vise ce dépassement. Le maître désire être dépassé. Mais il doit l'être le plus tard possible. Non en retenant ce qu'il sait, ou en freinant la progression de ses élèves, mais en gardant toujours cette longueur d'avance par un travail et une recherche constante, à la fois stimulante pour lui-même comme pour ceux qui le talonnent, pour faire en sorte que le moment tant attendu où la relève s'impose arrive si tard qu'il aura amené le plus loin possible l'éclairage sur le chemin. N'oublions pas qu'il est toujours plus difficile, voire impossible, d'indiquer clairement le chemin vers une destination  où nous ne nous sommes pas rendu nous-mêmes, et où nous ne sommes pas à même de nous y rendre aussi souvent que nous le souhaitons. L'idéal étant de connaître plusieurs itinéraires…

 

Fin du cours, l'enseignant salue ses élèves. Les élèves saluent leur enseignant. On devine dans les yeux de chacun les attentes, les espoirs, les refus aussi. 


Les élèves et leur instructeur, les disciples et leur maître, les pratiquants et leur guide, une relation à chaque fois nourrie de part et d'autres d'espoirs, de défis, d'affect, de transferts, qui s'entretient aussi par un rapport d'intérêts déguisés ou francs. Pourquoi pratiquer telle ou telle discipline? Est-ce réellement par ce qu'elle apporte? Pourquoi dans ce club et pas un autre? Est-ce réellement par ce qu'il est le plus pratique et le moins cher? Nous sommes ici parce que nous attendons de l'autre. Et comme dans toutes les relations, surtout lorsque l'on s'implique, surtout lorsque la relation est fantasmatique, les déceptions, les désillusions, apparaissent avec le temps, se révèlent dans les circonstances. C'est rarement le pire que l'on voit en premier. Chacun fait ses efforts conscients ou inconscients pour donner une image convenable à l'autre. L'élève cherche l'attention de l'enseignant, et celui-ci cherche la reconnaissance auprès de ses ouailles. Quand ce n'est pas l'amour qui fait défaut dans leur vie et qu'ils reportent dans cet échange exotique d'extrême-orient à portée de sueur.


Pourquoi continue-t-on, pourquoi poursuivre quand le virage semble être pris, quand ce qui était hier n'est plus aujourd'hui, et que l'horizon semble bien différent? 


Enseignant et élève à la fois, je mesure la difficulté d'intrications des sentiments et responsabilités au sein d'une pratique artistique qui tient tant en valeur cette relation entre celui qui transmet et celui qui reçoit la transmission. Le principe de la chaîne fait vivre au présent ceux qui ne sont plus, mais enchaîne celui qui est vivant.

 

Le problème du dirigeant (ou responsable) quel qu'il soit est qu'il est en-haut de la pyramide, et qu'en ce sens toutes les attentes, toutes les déceptions convergent vers lui. Si l'évidence veut que ceux qui sont en-dessous aient connaissance de cette difficulté de position, et en prennent compte, il est tout autant évident que celui qui est en haut doit avoir conscience de la responsabilité de son rôle, et de sa fonction. Rôle symbolique, fonction pratique, les deux idéalement doivent être en accord avec les plus hautes aspirations humaines, cohérentes avec des valeurs morales que l'on attend dans certaines écoles d'arts martiaux: intégrité, droiture, honnêteté, etc. Tout doit être en accord pour inspirer ceux qui le suivent, ceux qui placent en lui l'espoir de la direction de l'école. Toute ambiguïté, tout sentiment de flou, de laisser-aller, de compromissions, de passe-droits, etc. doivent être bannis de tout poste à responsabilité, sans quoi ils entachent de leur plus légère manifestation l'ensemble de l'image du responsable de manière inéluctable, et par-là l'école et ses pratiquants. 


Ce qui n'est pas à confondre avec les véritables compétences. On préférera un responsable moins pointu techniquement mais dont on sait l'irréprochabilité et ses efforts pour combler ses manques, qu'un cador dans son domaine, mais dont on connaît (ou dont on se doute) les travers inavouables… Sachant évidemment que toute proportion gardée, le responsable doit malgré tout être en mesure d'apporter ses compétences à un niveau plus avancé que ceux dont la progression dépend. 
Chaque ceinture noire, chaque responsable technique devrait avoir ceci à l'esprit. Nous portons tous à des degrés divers la responsabilité de la crédibilité non seulement de notre école, mais des valeurs qu'elle est sensée sous-tendre…


La journée s'achève. 


Que reste-t-il après "tant d'années" de pratique? Sais-je mieux me battre? Etait-ce cela le résultat? "Non pas pour que l'homme sache se battre, mais pour qu'il sache ce qu'est de se battre."… Aurai-je appris l'un des deux, ne serait-ce qu'un peu?
Je vois aujourd'hui une fois encore que je ne cherche pas par ma pratique à savoir me battre, mais bien à combattre ce qui fera obstacle à mon épanouissement. Le dojo comme lieu d'entraînement non pas au combat réel, mais à la transformation nécessaire, intérieure, à la pratique de l'aspiration à l'exigence     — ce gong fu    —, à l'espoir d'atteindre ce qui apaise enfin, ce qui remplit durablement, ce qui dissipe le trop plein, ce qui libère, ce qui permet et rend goût à l'ineffable, ce "presque rien" qui est tout, sans quoi la vie n'est rien ou si peu. L'art martial non pas comme art du combat, mais outil d'accomplissement pour vaincre les résistances néfastes.


Oui, je dérive sans doute de l'origine et prend le risque de dénaturer des techniques guerrières en recherche mystique via le geste. Mais alors? 

 

Je pratique irrégulièrement depuis seize ans. "Tant d'années…" Si peu en regard d'une vie entière de pratique. Si peu en regard du nombre d'heures réelles passées à pratiquer… Risquons un simple calcul : sur la saison passée, 36 semaines, à raison de deux heures par semaine (1 cours), cela fait 72 heures de pratique, soit environ 9 jours sur la base de 8 heures par jour. On comprendra qu'un travail personnel est indispensable pour éviter de ne faire qu'effleurer ce que certains pensent maîtriser…
Je ne suis qu'aux prémisses sans doute d'un chemin à peine tracé dont je perçois vaguement, quoique de mieux en mieux les contours, et dont je ne connais encore rien ni des virages, ni des cols ou vallées, ni de la durée.
Je gage que dans vingt ans je songerai, ému, à mon ignorance par le passé, qui ne sera rien d'autre que celle d'alors à peine changée. 
Aujourd'hui je me fait fort de croire et transmettre certaines paroles sans pouvoir autant les appliquer à ma propre existence, à ma propre pratique. Un décalage énorme entre l'image que je me fais d'une personne idéale à qui il conviendrait de ressembler (un maître, un sage?), et la réalité de ma nature, de mes aptitudes. Quel orgueil!
La maturité, c'est sans doute arriver enfin à mettre en application ce que l'on sait depuis si longtemps. Mais c'est aussi savoir reconnaître avec bienveillance qui nous sommes et ce que ici et maintenant nous sommes en mesure d'être, conscients de nos forces (assurance) comme de nos limites (humilité). 

 

A la sortie du dojo, le jour a fait place à la nuit, je lève la tête. Les étoiles brillent dans le ciel noir.


Quelle banalité! Et pourtant quoi de plus beau, de plus infini, de plus extraordinaire que de se plonger dans cet évasion au-dehors de soi qui n'est autre que son propre être. Aller au plus loin, pour ne trouver que soi-même… 
Rien n'est vraiment coupé du reste, et je me souviens d'une phrase : "on ne peut cueillir une fleur sans troubler une étoile", et je rajouterai "… et atteindre par là même ce que nous sommes".
Il nous reste à choisir ce que nous pratiquons, et la manière dont nous pratiquons.
Notre vie est notre œuvre d'art, soyons cet artiste singulier.
Soyons le héros de notre propre aventure, le rôle principal. Plus nous nous connaîtrons nous-mêmes, plus nous serons à même de donner spontanément, sincèrement, simplement, ce que nous pouvons offrir sans réserve, sans peur.

 

La lune peu à peu apparaît, glisse sans tumulte à travers les astres vers la voûte, et dilue la noirceur du ciel, faisant apparaître dans sa pâle lueur les ombres nocturnes.


Sans peur.


La peur est l'émotion, dit-on, la plus dévastatrice pour notre corps-esprit. Elle pétrifie l'énergie à la source même de sa production, à la racine de sa capacité à nous faire vivre.
Les arts martiaux, par une pratique bien guidée de ses nombreux aspects, peuvent, j'en suis convaincu, renforcer notre puissance d'agir, notre volonté, notre santé, notre équilibre psychique, et par-là même nous conduire tout simplement à nous épanouir.  Il ne s'agit pas de quête mystique ou magique, mais d'un travail assidu, respectueux pour soi et l'autre, par le corps et avec l'esprit, dans les pas de celui qui nous précède. Il faut bien regarder où l'on va, où l'on nous guide, et de quelle façon. Car il n'est pas à douter que tôt ou tard nous arriverons à la fin d'un chemin.

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