Ju-Ju
Giorgio Buitoni
Je tremble.
Il a plu ce matin. Le soleil chauffe le toit de la camionnette et aspire l'eau du sol avec sa grande paille brûlante. Assis tous les quatre à l'arrière du véhicule, sur des bancs rouillés, les vêtements nous collent à la peau. Nos bouches cherchent l'air. La sueur s'écoule sur le plancher entre nos pieds nus, vers l'arrière de la camionnette. Ça sent le poulet frit. Le chauffeur tapote sur le volant et chante tout bas. Derrière le pare brise, des chiens courent sur la route mouillée.
« La première fois, ça fiche toujours la trouille, Joseph. Comme avec les femmes », dit Aimé, mon cousin.
Il sourit. Sa grande main plane au dessus de ma tête et se pose sur mes cheveux trempés. Les deux autres, à l'arrière, me regardent de haut en bas comme s'ils remarquaient à l'instant ma présence. Le petit gros et le grand barbu aux os pointus.
Aimé sort un paquet rouge écrasé de sa poche de chemise et le tend au milieu de nous quatre. Il est tellement musclé, Aimé, que les objets paraissent petits entre ses mains.
« Cigarettes ? »
Le gros et le maigre tirent une cigarette tordue et la coince entre leurs grosses lèvres. Aimé allume son briquet. Ils penchent leur visage vers la flamme. Les figures mouillées de perles de sueur disparaissent derrière la fumée bleue. Aimé tourne le paquet vers moi.
« Prends, Joseph. Ça te calmera. »
Les deux autres se moquent.
« Après on t'emmène aux putes, p'tit ! » dit le grand maigre.
La fumée sort de son gros nez aplati. Et il rit. Encore. Je frotte le Ju-Ju dans ma poche et j'invoque la fièvre qui tue en une semaine.
« Vos gueules ! » dit Aimé.
Sa voix est basse comme le tonnerre. Mon cousin, il pourrait les tuer d'un coup de poing. Mais il me regarde et cligne des paupières pour faire goutter la sueur de ses yeux.
« Prends Joseph. Ce sont des cigarettes de blancs. Des américaines, très chics. Je les ai eu au marché de Mont-Boüet, en contrebande »
Je fronce les sourcils.
« La contrebande, c'est quand on arrive à avoir des marchandises de blancs à un prix convenable pour les noirs, Joseph. »
Il dessine un serpent rouge au milieu de la fumée avec le bout brulant de son mégot. Je prends une cigarette dans le paquet. Mes doigts tremblent. Une flamme jaillit du briquet de mon cousin ; une belle ombre partage son visage.
« Aspire fort. »
J'obéis et je tousse. Mes yeux et ma gorge me piquent. Et les deux autres, ils rigolent. Je voudrais qu'ils crèvent... Aimé tape sur l'épaule du chauffeur à l'avant.
« Ouvre un peu la fenêtre. »
L'aboiement des chiens entre à l'intérieur. Le chauffeur recommence à chantonner. Je tousse sans pouvoir m'arrêter. Je fourre la main dans ma poche pour chercher mon Ju-Ju. Il me protège. C'est mon oncle Ali qui l'a fabriqué, le père d'Aimé. C'est un grand Nganga à Libreville. Un féticheur.
Ça va mieux.
Aimé retire la cigarette de mes doigts et l'éteint dans la petite flaque de sueur à nos pieds.
« Tu aimeras mieux la prochaine fois, Joseph. »
Il sourit. Son sourire est plus grand que tout. Les deux autres ne rient plus. Ils ont la trouille eux aussi. Le maigre gratte sans arrêt sa barbe pleine de goutte ; une longue cendre pend au bout de sa cigarette. Le gros, à coté de moi, regarde la sueur coulant à nos pieds en soufflant des ronds de fumée. Ses paupières clignotent. Aimé surveille l'heure à sa montre en or. Toute petite autour de son poignet.
« Les gamins vont sortir. Passe-moi la trousse de ta mère, Joseph »
Je ramasse la petite trousse de docteur en cuir noir sous mon banc et la tends à Aimé. Ma mère me l'a acheté au marché pour que je sois docteur plus tard. Elle tremble au bout de mon bras. Le gros et le maigre, ils voient bien que je tremble. Leur bouche s'empêche de rire. Mais Aimé ne remarque rien. Il prend la trousse et pose sa grande main sur mes cheveux trempés.
« Prêt, Joseph ? »
Je fais oui de la tête. Et je serre plus fort mon Ju-Ju dans la poche.
« Avec l'argent que l'on va gagner aujourd'hui, dit Aimé, on se paiera une nuit à l'Okoumé Palace. Chez les riches, là bas, dans le centre ville, Joseph. »
Il dit que le Président sera content de nous si on réussit.
On cogne trois fois la taule de la camionnette - le signal. Je voudrais que ce soit déjà fini.
« Prépare-toi, Joseph ! »
Je vois le chauffeur cacher un billet dans la main du garçon qui a tapé sur la camionnette. L'enfant déguerpit en zigzagant sur la route pleine de trous. Au milieu des chiens. Puis il disparaît derrière une maison en tôle rouillée.
Le gros et le maigre écrasent leur cigarette et remontent leur short au milieu de leur ventre. Le chauffeur arrête de chanter et démarre le moteur. Je sors le Ju-Ju de ma poche pour mieux le toucher. Mon oncle Ali l'a fabriqué avec un morceau de chiffon qui avait servi à laver un mort. Des os de caméléon, aussi. C'est Aimé qui me l'a dit. Un Ju-Ju protecteur. Rien que pour moi. Mon oncle Ali dit qu'avec une boite d'allumettes et un cadenas enterrés dans la plantation de ton ennemi, toute sa récolte brûlera dans l'année. Les fétiches font plein de choses différentes.
« Foire pas, p'tit », dit le grand maigre.
Il ouvre les deux portes à l'arrière de la camionnette ; le soleil entre et m'éblouit. Je me lève du banc. Mes pieds nus trempent dans le petit ruisseau de sueur. Les chiens aboient dehors. Je gonfle mon torse comme il fait Aimé – ça me fait encore tousser. La grande main de mon cousin se referme autour de la mienne et de mon Ju-Ju.
« Les esprits te protègent, Joseph. »
Je saute à l'extérieur, vers la lumière blanche. Des gravillons entrent dans mes pieds. Les portes de la camionnette claquent derrière moi. Je cours vers le muret en pierre face à la grille de l'école ; je m'accroupis derrière pour échapper au regard du maître à l'entrée. Les cris joyeux des élèves se mélangent à l'aboiement des chiens.
Voilà Alain.
Je me relève rapidement pour lui faire un signe de main. Il court vers moi en criant. Je lui fais chut avec le doigt sur la bouche ; il ralentit tout prêt du muret, et je m'accroupis à nouveau. Alain pose ses coudes sur les pierres jaunes et dit tout bas en regardant derrière lui :
« Qu'est ce t'as foutu Joseph ? T'étais pas à l'école, aujourd'hui ? »
Il ôte ses lunettes et les tend vers la lumière du soleil. Il essuie les carreaux sur son T-shirt rouge trop long. Tellement qu'on dirait une robe de femme.
« J'étais malade », je dis.
Alain remet ses lunettes et plisse les yeux.
« J'ai vu ton cousin parler au maître, ce matin… Hé ! C'est bon, le maître est rentré. Tu peux te lever.
– Aimé prévenait que je serais absent, c'est tout. Viens, on marche. »
Je me relève et montre la route de terre qui mène vers le Matitis où nous habitons. Nous marchons. Nous passons devant deux carcasses de voitures brulées – prisonnières de la poussière rouge de la route depuis toujours.
« Hé ! On joue à conduire ? » dit Alain.
Il tire sur la poche de mon short.
« Allez Joseph ! Tu conduis si tu veux, hein ?
– Non, pas aujourd'hui. »
Alain pince ses lèvres. Ses yeux noirs sont tout plissés derrière ses lunettes géantes.
« Tu n'as pas l'air malade. Tu as quoi comme maladie ? »
Mes mains tremblent de nouveau.
« C'est à cause de la politique.
– La politique ? C'est grave ?
– C'est pas une maladie. C'est pour avoir des cigarettes en contrebande et plein d'autres trucs. »
Alain remonte ses lunettes sur son nez. Je shoote dans la terre devant moi.
« Alors, tu veux plus être docteur avec moi ?
– Si, mais…
Mon poing serre fort le Ju-Ju magique. Je pense à la petite trousse de docteur achetée par ma mère au marché. Avec ces petites lames tranchantes en acier.
« Avec la politique on peut acheter plus de choses, il dit, Aimé… Et on se fait respecter. »
Nous tournons au coin, après un arbre tordu.
« Moi, il me fait peur ton cousin… »
Alain baisse la tête. Au loin des gros nuages noirs avancent vers le soleil. Encore la pluie. Je voudrais qu'elle dégringole maintenant pour laver la poisse de mon corps. Mon Ju-Ju tourne plus vite dans ma main. Alain remarque mes doigts agités.
« T'as quoi dans la main ? »
Je montre le Ju-Ju.
« Ouah ! C'est un fétiche ? Il sert à quoi ? »
Mes mains tremblent. Au loin, j'entends le moteur de la camionnette qui approche.
« Il me protège… C'est mon oncle Ali qui l'a fabriqué pour moi. »
Les lèvres d'Alain se tordent.
« Ma mère, elle aime pas ton oncle Ali. Elle dit qu'il y a toujours des flaques de sang derrière sa maison, et que ça attire les chiens. »
Alain se tait et regarde ses pieds.
« C'est triste que tu veuilles plus devenir docteur avec moi, Joseph. Je vais être tout seul à l'école des docteurs…
– Tu peux faire de la politique avec moi, si tu veux… »
Alain arrête de marcher. Il m'observe par dessus les carreaux de ses grandes lunettes. J'attends, mais il ne dit rien. Mon poing serre le petit fétiche. Plus les ingrédients sont rares, plus le fétiche est puissant, il dit, mon oncle Ali. Plus il est cher, aussi.
« C'est mieux que docteur, tu sais ?
– On sera tous les deux ? »
La camionnette s'approche dans notre dos. J'ai envie de pleurer. Je réponds :
« Oui, tous les deux. »
J'essaye de regarder Alain, mais je n'y arrive pas. Alain, c'est le plus malin de la classe.
« T'es bizarre, aujourd'hui, Joseph…
– Tu veux faire la politique avec moi, ou pas ? »
Derrière une butte de terre, on voit les silhouettes de travers des maisons en fer de notre quartier. Alain frotte encore ses verres de lunettes sur le t-shirt trop long de son frère.
« Si je suis avec toi, je veux bien, Joseph. »
Il sourit et rechausse ses lunettes. Je tremble. La camionnette d'Aimé nous dépasse et se gare à l'entrée de notre Matitis. Je pose une main sur l'épaule maigre d'Alain :
« Aujourd'hui, on va aider le Président. »
Je montre la camionnette d'Aimé garée plus loin devant nous.
« Après on sera riche, Alain.
– Le Président ? Ouah ! Faut faire quoi ?
– On va l'aider à être encore élu. Viens. »
Nous nous dirigeons vers la camionnette. Mon fétiche tourne et tourne entre mes doigts. Alain s'arrête d'un coup et demande :
« Ton oncle Ali, il est dans le camion ? »
Je secoue la tête. Alain sourit et montre toutes ses dents. Nous arrivons près de la camionnette. Le gros barbu nous ouvre les portes à l'arrière. Je monte et m'assois sur le banc à coté d'Aimé.
« Monte, Alain. N'aie pas peur, p'tit », dit Aimé.
Le grand maigre lui tend la main. Alain tord encore sa bouche.
« Après, on te raccompagne chez ta maman, p'tit. »
Alain me regarde. Je le regarde. Puis je regarde la flaque de sueur sur le plancher. Mon oncle Ali dit qu'il nous faut des écorces d'arbres mortifères. Pour le Président. Mon oncle Ali, m'a dit Aimé, il mélange un poulet mort et de l'alcool, et il les fait bouillir avec de la poudre d'arbre. Puis il fait boire la potion à une femme enceinte. Et le bébé s'en va.
Alain monte dans la camionnette avec nous. Aimé montre avec son gros doigt une place sur le banc en face. A côté du grand maigre qui sourit. Nous redémarrons. Alain tripote ses oreilles.
« Où on va, Joseph ? »
Je regarde Aimé ; il sourit et tend une cigarette à Alain. Le gros rigole encore.
« Prends en une, p'tit, dit Aimé.
– Ma mère dit que c'est dangereux, les cigarettes », répond Alain.
Aimé rit, de son grand rire d'homme, et allume une cigarette.
« J'ai l'air malade, tu trouves, p'tit ?
– Où on va, comme ça ? » .
Aimé tourne ses yeux brillants vers moi. Brillants comme les choses précieuses. Ou les couteaux.
« Tu ne lui a pas dit, Joseph ? »
Je hoche la tête et tousse. Le gros à l'air de vouloir rire, mais il se retient. Et le maigre aussi.
« C'est pour la politique, c'est ça ? demande Alain. Pour le Président ?
– Ah ! Pour la politique, oui. Tu as deviné », fait Aimé avec son grand sourire blanc et son grand doigt pointé sur Alain.
La camionnette est secouée à cause des trous sur la route. Le chauffeur prend le chemin de la forêt. Il siffle un air américain que je connais. On l'entend parfois au marché de Mont-Boüet, avec maman.
« Tu sais quel jour nous sommes, aujourd'hui, p'tit ? » dit Aimé.
Alain secoue la tête. Ses dents mordent ses lèvres sous ses grandes lunettes. Aimé souffle sa fumée sur lui.
« Aujourd'hui, c'est le 31 octobre. Le meilleur jour pour la politique et les élections. »
Alain me regarde et j'ai comme une drôle de douleur qui pique dans ma poitrine. Mon Ju-Ju ne guérit pas la peur. Chaque douleur du corps, il y a un fétiche pour la guérir, dit mon oncle Ali. Un Ju-Ju spécial. Un bon féticheur, il récite des incantations aux billets de banque. Et si on utilise un de ces billets chez un marchand, le marchand ne gagne plus d'argent et il ferme sa boutique. Mon oncle Ali a plein d'objets bizarres derrière sa maison. Des os de poulets. Ou des plumes jaunes de canari ou de perroquet. Parfois de gros crânes.
« On est bientôt arrivé », dit Aimé en regardant vers le pare-brise.
Le grand maigre remonte son short par-dessus son nombril. Le gros presse son doigt sur sa narine plate et fait couler son nez par terre. Sur le toit de la camionnette, on entend la pluie du soir qui commence à tomber.
« Qu'est-ce qu'on doit faire pour la politique, Joseph et moi ? » dit Alain, un sourire tordu au milieu de sa grosse bouche.
Aimé ramasse la trousse de docteur en cuir noir et écrase sa cigarette sur la tôle. La trousse avec les petits couteaux tranchants de docteur. Le moteur s'arrête. Je ne veux pas qu'il s'arrête. Même pour la politique. Je ne veux pas. Aimé dit qu'il faut faire des sacrifices. Les hommes font ça.
Le gros sort le grand sac de toile de dessous le banc rouillé. Je tripote mon Ju-Ju. Les portes de la camionnette s'ouvrent. C'est le grand maigre qui ouvre. Aimé fait un geste de la tête au gros. Et Alain disparaît tout entier dans le grand sac. Comme un tour de magie. Un tour de sorcier. Mon oncle Ali nous a dit de ramener beaucoup de sable de la rivière. Ou de la mer. En plus des écorces d'arbres mortifères. Les grains de sable, c'est le nombre de gens qui vont élire le président, a dit Aimé.
Mais je ne veux pas.
Alain crie à l'intérieur du sac. Je ne veux pas entendre.
« Joseph ! »
Aimé et le gros trainent le sac dehors. Sur la terre mouillée de la forêt.
« Joseph ! »
Nous avons le sable. Et les écorces mortifères. Parfois, si tu enterres deux enfants noirs, qui sont nés tous blancs, un garçon et une fille, tu peux donner de la puissance à un homme. Mon oncle Ali remplit aussi un canari avec l'eau de la rivière et du sang d'homme. Puis il dit le nom de son ennemi. Et ensuite, son ennemi a envie d'aller à la plage, et il se noie.
Les portes de la camionnette claquent et Alain crie moins fort. Je regarde mon Ju-Ju. Et je lui demande de protéger Alain. Le Président, je ne le connais pas. Mais il ne veut pas s'en aller après l'élection, dit mon cousin. Il lui faut du sable et des écorces pour rester. Les grains de sable, c'est le nombre de gens qui vont voter pour lui. Le cœur de l'enfant, c'est pour que le diable scelle sa promesse.
« JOSEPH ! »