Jugement et passions

leeman

ou comment s'efforcer de trouver une solution à une forme de souffrance.

Jamais je ne saurai être capable de considérer pleinement les choses qui sont en moi pour ce qu'elles sont réellement. Cette considération m'est impossible précisément parce que je vis dans les choses, et qu'elles sont toujours à mes côtés à chaque instant de ma vie. Car qu'on le veuille ou non, nous ne pouvons être objectifs vis-à-vis de nous-mêmes que si notre propre conscience parvient à prendre un certain recul sur notre vécu personnel. Comment y parvenir ? Je ne saurais y répondre qu'en amenant ce qu'il m'a été donné d'appeler plus tôt jugement. Juger ne consiste pas simplement en le fait d'énoncer des choses sur les choses en nous ou hors de nous ; c'est aussi savoir discerner le bon du mauvais. Le jugement est en cette acception compris comme une force critique qui tend à surpasser tous les élans passionnels de la vie humaine, pour ainsi les englober ; et cela nous permet d'avoir une vue d'ensemble, non pas dans le vécu, mais dans la réflexion de ce vécu, autrement dit dans l'analyse, sur tous les affects que tout un chacun aura subis. Le jugement est un discernement véritable, et sans celui-ci, la conscience se laisse peu à peu malmener par les forces affectives. Mais il y a bel et bien une chose pour nous permettre de connaître ce recul ; ayant déjà expliqué brièvement que connaître les choses, c'était d'abord et avant tout les comprendre, il faut remarquer que cette dualité rend possible le jugement. Si je comprends en effet les choses, c'est que je ne suis plus nécessairement dans le vécu d'elles, mais plutôt que j'ai su aller au-delà de ma propre expérience sensible, et ce en vue de connaître les causes des choses que je subis. Juger, c'est donc faire oeuvre de critique, car le sens originel de critiquer, "krinein", se transmet dans la séparation des choses. Cette séparation implique une analyse concrète, puisqu'il est question d'un discernement, donc d'une compréhension des choses telles qu'elles le sont. Par là, comprenons que le jugement est une affaire de la raison, sinon une propriété de celle-ci, en tant que juger c'est penser les choses en s'interrogeant sur leur nature profonde. Un tel recul par rapport à soi n'est jamais rendu possible à partir seulement de la vie pathique de l'homme, mais il est rendu possible par la présence naturelle de deux forces en lui : d'une part, l'affectivité passive et passionnelle, d'autre part, l'activité de la raison, ou plus généralement du logos. Puisque la première nous implique constamment dans le cours vrai des choses et dans le vécu que nous y éprouvons dans de tels vécus, la seconde permet un certain éloignement. Toutefois, l'éloignement n'est pas instinctif, ou du moins, je ne le pense pas comme tel. Sans une quelconque influence pour nous y mener, la raison reste soumise aux forces passionnelles, et ne peut en rien permettre à l'homme de se voir sous un regard extérieur. Ce par quoi l'influence se fait peut se constater dans le rapport à autrui, donc dans leur rapport à eux-mêmes. Cette influence peut ainsi être perçue comme étant expansive, car elle ne provient pas forcément d'en nous, mais d'ailleurs. Ceci dit, la puissance de la raison rend possible l'impossible, et il n'est pas improbable qu'un déclic se présente en notre conscience, pour nous permettre d'aller au-delà de notre vécu. Juger, donc discerner, c'est percevoir notre propre personne comme autre, donc d'avoir en soi-même deux points de vue. Le premier point de vue se veut proprement sensible : on sait qu'on reçoit le monde par les sens, donc nous percevons le monde sous un premier rapport. Le second point de vue se veut proprement raisonnable : on s'éloigne de cette expérience individuelle sensible pour discerner non seulement ce qu'il y a de bon pour nous, mais aussi ce qui fonde la matérialité des choses. Autrement dit, la raison comprise en cette façon nous permet de connaître les choses, donc de les comprendre ; de les comprendre, donc de les connaître. Cette réciprocité fondamentale apparaît comme bénéfique à celui qui pourra en saisir la nature ou la propriété. L'existence de l'homme, sans cela, apparaît être bien trop fondée sur toute la possibilité passionnelle qui gît en nous, délaissant ainsi la force de la raison, c'est-à-dire la force qui peut nous mener à comprendre les choses que nous vivons. Cette compréhension et cette connaissance nous sont bien trop inaccessibles si l'on ne se limite qu'à la durée de l'expérience sensible, à la profondeur du vécu. Il ne faut pour autant pas concevoir cette expérience comme étant négative, mais il faut surtout concevoir qu'elle n'est qu'une manière de voir les choses qui nous concernent. Vivre par les choses est donc une limite, précisément car la raison nous permet de vivre les choses, mais non par elles, en dehors d'elles. Le jugement des choses n'est pas acquis si aisément, car il s'agit en même temps d'une habitude à forger, d'une force qui s'oppose d'abord à nous, et qu'il est important d'apprendre à dompter. La force de la raison n'est pas un absolu, mais un hors-limite ; et, une fois la limite surpassée, l'homme peut se comprendre par une contemplation complète de sa propre vie, donc, peut juger de son histoire passée. Et je crois pouvoir affirmer que la philosophie me permet, à mesure que le temps s'écoule, d'accéder lentement mais sûrement à ce jugement que je ne pensais jamais atteindre un jour. Tout ceci pour énoncer finalement : que les choses ne doivent pas être un prétexte à abandonner tout espoir. Car si les choses nous submergent, c'est que nous n'avons pas cherché à aller au-delà des affects que l'âme subit, donc, que nous n'avons pas cherché la cause qui nous altère et qui favorise les maux de notre esprit. La difficulté réside précisément en ceci qu'on ne voit habituellement que le vécu, donc que le "pathos". Mais ne voir que la passion, c'est manquer l'essentiel de la vie et souffrir pour toujours de l'influence que le monde et les choses du monde opèrent en nous. Hélas, et ça n'est qu'une sombre conclusion, les gens qui souffrent le plus sont ceux qui n'ont pas l'envie de cultiver leur raison, leur esprit ; et même si j'ai essayé de transmettre ma curiosité tout autant que ma capacité à voir autrement les choses, je ne saurais être qu'attristé en voyant que beaucoup de sujets ne sont pas capables de surpasser leurs émois. Ainsi, je souhaite néanmoins à tous ceux qui souffrent de nombreux maux de trouver dans le monde, ou dans ces quelques lignes issues de moi, une raison à la naissance de leur jugement ; car tout un chacun mérite de se percevoir mieux que par les simples sens. Vision de soi non négative, parce que l'expérience n'apporte pas en nous que du mal, mais elle apporte aussi parfois de la souffrance à l'homme. Les choses rendent heureux, ou malheureux, et se concevoir au-delà du vécu vise, par le jugement, à mieux se comprendre, donc à mieux se connaître ; c'est ainsi qu'on peut vivre plus sereinement. Le rapport entre soi et soi-même, celui qui est rendu possible par la grandeur de la conscience réflexive, le logos, est le plus grand, le plus profond et le plus sincère que l'homme puisse connaître dans sa propre vie.

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