Jules berne

petisaintleu

Suite de 48°49'48.0"S 123°19'48.0"W : où je n'en avais pas tout à fait terminer de renouer avec ma famille.

Comme tout préadolescent de ma génération, je me délectais de Voyage au centre de la Terre, de Michel Strogoff ou De la Terre à la Lune. Entre mes dix et mes treize ans, je vivais un interrègne entre l'enfance, les Playmobil, Le Club des cinq et l'âge ingrat, la rébellion et les premières déceptions d'un flirt avorté. Jules Verne en fut l'un des médiums. Si Balzac ou Flaubert correspondaient au mieux à des noms de rues ou de lycées, l'Amiénois m'équilibrait entre une dose de puérilité et une ouverture vers ce qui forgera ma culture générale.      

Vingt-mille lieues sous les mers me frappa tout particulièrement, genèse d'une fascination pour l'inexplicable. Par le roman, initiatique à ma curiosité, je découvrais par l'évasion de mon imagination le canal de Suez et l'Antarctique, je me voyais devenir un éminent spécialiste de l'océanographie ou de l'ichtyologie. Pour seule consolation, je débutai ma carrière professionnelle comme chef de rayon poissonnerie. J'y côtoyais des baudroies au faciès diabolique et des poulpes, glacés sur l'étal, bien loin de pouvoir m'embrasser de leurs tentacules pour me conduire vers les profondeurs marines.   

Aux tréfonds du point Nemo, le bien nommé, je n'avais pas peur. Au pire me sentais-je comme une midinette à l'idée de rencontrer cet homme froid, distant et très intelligent. Je m'imaginais des parois tapissées de cuivre. Je ne rencontrai que des murs d'une blancheur clinique. Je soustrayais dix-sept-mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf unités pour m'imaginer l'année de l'Odyssée de l'espace.             

Je ne m'étonnai pas quand des haut-parleurs, masqués à ma vue, me guidèrent, salle après salle, vers la pièce où la rencontre allait se dérouler. Quoique, je m'attendis à ce qu'une voix intérieure me guide par télépathie. « Tintin » me renvoya mon for intérieur, toujours prompt à me jouer d'un jeu de mots douteux. « Tu te trompes, tu n'es pas sur le vol 714 pour Sydney, tu ne te trouves pas sur l'île de Pulau-Pulau Bompa et tu ne vas pas croiser Mik Ezdanitoff. » Ça me rassurait. La perspective de m'associer à un humanoïde pour subir une lobotomie ou un coït forcé avec une beauté native de Sirius ne m'enchantait qu'avec modération.                

Je visualisais déjà un illustre vieillard à la voix de Stentor, à l'uniforme de commandant repassé sans un faux pli, la barbe immaculée qu'envierait tout Père Noël de centre commercial.                

Je parvins enfin là où ce Poséidon trônait, les pieds au sec. La lumière tamisée me laissait penser que notre héros charismatique devait souffrir d'un glaucome inhérent à sa vieillesse. Une pensée sacrilège me vint en tête : comment allait sa prostate ?        

Comme son timbre me colla une étrange impression. Je la connaissais. Un goût de madeleine se collant à mon palais eut été la bonne formule, si nous avions suivi une épopée du côté de chez Swann. Dave aurait pu alors être de la partie. Je me revoyais enfant, au début de cette décennie où les Martin faisaient le cirque, quelques années avant qu'un mal aimé ne finisse électrocuté dans sa salle de bains. Ce sont surtout des souvenirs de vacances qui me hantaient : une mule rétive à La Bourboule, mes premiers châteaux de sable, une glace à l'italienne qui maculait mon T-shirt.

 Quand il m'invita à me rapprocher par un : « Viens ici Totophe », je répondis dans un réflexe pavlovien: « Oui Pépère ».               

Il est de bon ton, pour respecter les classiques du roman d'aventures, que je me réveillasse, suite à un évanouissement, dans les bras d'une vierge dont je serais tombé amoureux au premier regard. Que nenni. Alors qu'Arthur dormait du sommeil des justes à quelques encablures verticales,  Roland, son neveu, mon grand-père, me tenait la nuque pour m'aider à avaler une concoction, dont les notes iodées ne pouvaient mentir quant à leurs origines extraterrestres.            

        Roland, mon grand-père, j'ai été un sacré petit con avec toi. Être adulte, c'est reconnaître ses fautes et je me repends de mes tours pendables.           

À mes yeux d'adolescent, tu ne possédais qu'un défaut : celui de la simplicité. Il y a quelques années, je tentai de faire mon arbre généalogique. J'abandonnai, me limitant à ton bisaïeul. Je me désespérais d'y croiser un ancêtre qui enterrerait ma honte de n'avoir que des origines prolétaires. Je pensais qu'aucun n'avait dérogé à la règle. Je m'imaginais une succession d'ouvriers ou des journaliers qui se vendaient à la petite semaine dans les fermes.          

Tu avais pourtant tout pour faire pétiller mes yeux d'enfants. Bricoleur hors pair, tu me fabriquas un banjo. Sur une photo défraîchie de Roland et ses Boys, une formation de jazz, tu te pointais en haut à gauche, les cheveux gras de brillantine et un costume rayé de maquereau.  Les vacances chez toi, ce n'était pas le Club Med. On n'y côtoyait que ces étangs, creusés il y a des siècles par des moines et nous tuions le temps par des promenades en forêt. À dix ans, qu'est-ce qu'on en a à fiche ? Tout ce qui sortait du quotidien acquérait un caractère festif. D'autant plus que jamais, et ce n'est pas faute de t'avoir poussé à bout, tu ne levas la main sur moi.         

Un matin d'hiver, j'avais seize ans, tu partis faire du vélo. Tu voulais sans doute fuir, pour une heure ou deux, ma grand-mère qui ingurgitait déjà sa dose de Kronenbourg à huit heures du matin. La plaque de verglas sur laquelle tu te vautras ne te fit pas de cadeau. Tu ne te réveillas pas de ton intervention au col du fémur.         

À l'église, je bâillais ferme jusqu'à ce qu'un fou rire incontrôlable ne me prenne à la vue d'un de tes amis, sympathisant communiste venu te rendre un dernier hommage, accoutré d'un pantalon rouge vif.           

Depuis des lustres, dès qu'une décision importante m'assaille, je te trouve à mes côtés. Jusqu'à ce jour, je ne te voyais pas, je ne t'entendais pas. Je rêvais de toi. Je ressentais ta présence apaisante, signe que mon destin était pris en main pour éviter les écueils.          

Un jour, alors que je dépassais imprudemment et en troisième, au volant de ma Ford Fiesta pourrie, un camion, dans une côte, déboula en face à tombeau ouvert. J'étais mort. Je fermai les yeux. En les rouvrant, je vis un camion dans mon rétroviseur. Merci Pépère.               

Je me disais qu'il nous resterait l'éternité pour effacer mon ingratitude.              

Cet aveu traversa mon esprit l'espace d'une fraction de seconde, sans que je n'émette aucune parole.                

Pourtant, il me répondit avec son accent ch'ti qui, à la lisière de la Belgique et des Ardennes, ne ressemble en rien avec celui rencontré du côté de l'Artois : « T'as nin à t'en faire Totophe. Ej sais que t'es un bon tiot gars. »              

Il ne me dévoila pas le mystère, l'ultime qui divise les croyants, les philosophes et les scientifiques. Il me donna des nouvelles de ma grand-mère. Il m'avoua, sans doute accrédité pour me faire cette confidence, que notre rencontre ne tenait pas du hasard. Cependant, aucune intervention extérieure n'était à l'origine de l'endroit où nous nous trouvions. Ma volonté en fut l'unique instigatrice. Les metteurs en scène célestes se contentèrent d'adapter le décor à ce paysage, stérile de tout relief. En guise de clin d'œil, il leur susurra quelques conseils avisés pour m'appâter.                

Je lui demandai les raisons de sa divine intervention. Elle ne se motivait en aucune manière à vouloir interférer dans mes décisions, à croire que Pascal et ses amis jansénistes ne devaient pas être de la fête là-haut.         

Il aurait pu se contenter d'intervenir sous un mode onirique comme il en avait l'habitude. Il privilégia, ce serait la seule fois, me promit-il, un peu de matérialité. Il tenait à mettre de la solennité pour m'assurer que, malgré toutes les péripéties qui nous attendaient, nous pouvions croire en notre bonne étoile. La providence n'abandonne pas facilement ses brebis quand leurs intentions sont pures.            

Avant de le quitter, je lui demandai une faveur qu'il accepta. Celle de retomber en enfance et de me serrer contre lui. Il me suggéra à l'oreille ma prochaine destination, légère digression au principe de ne pas intervenir dans les affaires humaines.      

Je repris le chemin du retour en apesanteur, sur un petit nuage. Quand je débouchai du siphon, l'avenir m'apparaissait nettoyé de tout ce qui pouvait à l'avenir encombrer notre progression.                

Henri se tenait la tête, les lèvres boursouflées par le sel. Les vêtements d'Arthur reposaient sur le bord du canot. J'entendis un clapotis et sa tête apparut à la surface. J'eus le temps de saisir sa main avant qu'il ne boive la tasse de saisissement.    

Je ne leur donnai aucune explication sur ma disparition. L'essentiel n'était-il pas que je les sorte de cette galère ?    

D'un air martial, riant sous cape, je leur annonçai : « Moussaillons, vous avez cinq minutes pour vous préparer. »

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