Julian et les portes du Temps
Sébastien Deman
Le 12 novembre 2000
Il était 3h00, Julian Boucher avait le sommeil agité. Il tournait et virait dans son lit, excité par la journée qui s'annonçait. Julian travaillait pour la société Morgan and Moore, une multinationale qui récupérait les déchets radioactifs des centrales nucléaires et se chargeait de les éliminer. Il s'était rapidement imposé comme un salarié sur lequel on pouvait compter. C'est pourquoi, à 9h00 ce matin-là, il allait être nommé directeur commercial, de l'une des sociétés les plus influentes d'Europe.
A 7h00, quand son réveil sonna, Julian se leva d'un bond. Les pieds dans ses chaussons, il s'enveloppa dans son peignoir et couru à la douche. Au bout d'une demi-heure, il sortit de la salle de bain en sautillant, il était heureux. Il entra dans sa chambre ou l'attendait, dans sa penderie, sa tenue de lumière. Un costume haut de gamme, combiné à une cravate fine de couleur or. Il sifflotait en s'habillant. Il se regarda dans le grand miroir qu'il avait installé en face de son lit. Il était parfait.
Quand il arriva dans sa cuisine, il se mit à sourire. Il aimait vivre dans cet appartement. Il gagnait bien sa vie, alors il s'offrait tout ce qu'il lui faisait envie. Comme ce fauteuil club, qu'il avait déniché dans une brocante et payé à prix d'or. Il regarda avec un sourire l'horloge murale du salon, qui affichait 7h50. J'ai encore une bonne demi-heure devant moi, se dit-il. Il se fit couler un café. Trop anxieux pour pouvoir manger quelque chose. Il porta le café à ses lèvres et s'ébouillanta dans sa précipitation. Il posa sa tasse pour allumer son téléphone portable. Il n'avait aucun message. Il n'avait pas d'ami, il vivait seul. Il ne voyait plus son père et sa mère était morte quand il avait dix ans. Il rangea son portable dans l'une des poches de son pantalon. Il reprit sa tasse et se planta devant le calendrier. Aujourd'hui, nous sommes la Saint Christian, se dit-il en souriant. Ses parents lui avaient donné Christian comme second prénom, en hommage à son oncle, le frère de sa mère, à qui il ressemblait beaucoup. Il but une gorgée de café et se brûla une nouvelle fois. Il posa sa tasse et prit la décision de partir au boulot plus tôt. Quitte à tourner en rond je préfère le faire dehors, se dit-il.
Il s'assit dans son fauteuil et mit ses chaussures impeccablement vernis. Il se dirigea vers son entrée et au passage, prit sa veste sur le porte manteau. Dans l'entrée, il se regardait dans le miroir. Il sifflotait et s'arrangeait les cheveux, lorsque sa main se figea dans son épaisse chevelure. Ses yeux s'élargirent. La bouche ouverte, il lâcha sa veste. A travers le miroir, il apercevait trois portes. Trois portes identiques, se tenaient derrière lui. Est-ce que ses yeux lui jouaient un tour ? Il n'osait pas bouger. Il avait beau fermer les yeux, à chaque fois qu'ils les rouvraient, ces trois portes étaient toujours là. Il se retourna lentement, comme si un mouvement brusque pouvait déclencher un cataclysme. Une sensation d'eau glacée se répandit dans son dos. Il déglutit avec difficulté. L'horloge affichait 8h17.
Il alla dans sa cuisine pour se mettre de l'eau fraîche sur le visage. A pas lents, il s'arrêta derrière la porte du salon, la peur au ventre. Allez courage Julian, se dit-il. Il s'avança doucement. Mais une fois arrivé dans l'entrée, il tomba à genoux devant ces trois portes maudites. Prostré, la bouche pâteuse, des larmes commençaient à couler sur ses joues. Ressaisis toi, lui ordonnait la petite voix dans sa tête. Ressaisie toi. Il ne faut pas être en retard le jour de ta promotion. Il se releva, mit sa veste délicatement et se dirigea vers la porte du milieu, comme un condamné à mort qu'on conduit à l'échafaud. Il se saisit de la poignée avec la cruelle sensation qu'il ne reverrait plus jamais son appartement. Il actionna la poignée et traversa le seuil …
Avec ses mains, il se protégeait les yeux. Il était totalement ébloui. Le contraste entre la faible luminosité de son appartement et cette lumière vive, lui donnait un terrible mal de tête. Sa veste de costume lui tenait affreusement chaud. Il avait envie de vomir. Il l'a retira et la bouffée d'air qu'il ressentit, le soulagea. Ses yeux légèrement clos commençaient à s'habituer au rayonnement du soleil. Il se retourna nerveusement. Mais il n'y avait aucune trace de porte derrière lui. Son cœur battait si fort que Julian avait la sensation qu'il allait se décrocher de sa poitrine. Il s'avança prudemment et heurta une barrière grillagée. Il s'y accrocha, comme une bouée jetée en pleine mer. Mais où suis-je se demandait-il ? Petit à petit, il commençait à discerner quelques éléments de son environnement. Un préau, des lignes blanches tracées au sol et quelques vêtements restaient à terre. Une nouvelle bouffée d'air frais lui fit du bien. A présent les yeux grands ouverts et le cœur serré, il scrutait le moindre indice pouvant le renseigner sur l'endroit où il se trouvait. Il se cramponna soudain à la grille. Julian venait de reconnaître l'école devant laquelle il se trouvait. C'était Ferdinand Buisson, l'école de son enfance. Mais telle qu'elle était dans ses souvenirs. Et non telle qu'elle est devenue, aujourd'hui en 2000, où les murs étaient couverts de graffitis. C'était comme s'il se trouvait devant une photo, sauf qu'il était dans la photo. Une voix, dans son dos, l'interpella :
-« Bonjour Monsieur, je peux vous renseigner ? » Julian se retourna et fit un brusque mouvement de recul, son dos heurta violemment la grille.
-« ça va Monsieur ? » demanda gentiment son interlocuteur. Julian devint tout pâle. C'était Mr Chanzy, le directeur de l'école Ferdinand Buisson. Mais Mr Chanzy était mort en 1995 ! Julian l'avait lu dans le journal. Quel était ce miracle ? Mr Chanzy voyant cet homme troublé, demanda :
-« Vous voulez que j'appelle un docteur ? Il y en a un au coin de la rue. » Il montra du doigt la direction du cabinet.
-« Oui, c'est Mr Legrand, je le connais !» Julian venait d'ouvrir la bouche pour la première fois. Mr Chanzy fut surpris.
-« Vous êtes nouveau, dans le quartier ? » Julian, gêné, répondit oui d'un signe de tête.
-« Comment connaissez-vous Mr Legrand, si vous venez d'arriver ? » demanda-t-il, un soupçon interrogateur dans la voix. Julian ne pouvait pas avouer que Mr Legrand avait été son médecin, durant toute son enfance.
-« Euh … j'ai vu son nom tout à l'heure sur sa plaque en passant devant son cabinet ». Mr Chanzy parut se satisfaire de cette explication.
-« Vous voulez venir boire ou manger quelque chose dans mon bureau ? Ça vous ferez du bien ! »
-« Non, non, merci c'est gentil, mais ça va déjà mieux. » -« Je suis Hector Chanzy, directeur de l'école qui se trouve dans votre dos » dit-il en tendant une main robuste. Après quelques secondes d'hésitation, Julian lui serra la main, mal à l'aise :
-« Et moi, Arthur Moore ». Cet éclair de lucidité lui permis de n'éveiller aucun soupçon.
-« Mr Moore, vous devriez aller consulter un médecin pour plus de sécurité. Allez, bonne journée. » Il se retira, laissant Julian seul avec ces doutes. Le docteur Legrand est toujours en activité ? Mais c'est impossible. Ce qui veut dire que je dois être dans les années … Il ne put finir sa pensée, un vacarme assourdissant le fit sursauter.
Les élèves sortaient des classes et courraient en récréation. Certains enfants jouaient à s'attraper, d'autres tapaient dans un ballon. La bouche ouverte, devant ce spectacle étrange, il porta son attention sur une petite fille, vêtue d'une salopette ou plutôt d'un tablier bleu marine, avec trois gros boutons rouges dessus et de grandes poches sur le côté. Ses collants de couleur rose et ses nattes dans les cheveux lui donnait un air triste. A côté d'elle, se tenait un jeune garçon d'à peine huit ans qui portait une chemise jaune, manches longues, avec un pull, col en V et un nœud papillon qui l'étranglait. Julian reporta son regard sur la petite fille avec les nattes. Soudain ses jambes vacillèrent. Son visage se crispa. Il venait de la reconnaître. C'était cette fille qui l'avait défendu des mains d'une grosse brute, plus âgée que lui.
Suite à cette bagarre, Mr Chanzy avait consigné les deux lutteurs dans son bureau, pour leur faire la morale. Le directeur se fichait de la raison, pour lui se battre était chose grave et il leur expliqua qu'il était dans l'obligation, après un tel comportement, de prévenir leurs parents respectifs. Julian avait éclaté en sanglot et supplié Mr Chanzy de ne pas le faire. Sa mère était gravement malade, il ne voulait pas qu'on la dérange, mais surtout il ne voulait pas la contrarier. Après les avoir sermonné, Mr Chanzy les avait renvoyé chacun dans leur classe. Une fois seul, il avait appelé Mme Boucher et lui avait expliquait ce qu'avait fait Julian. Après avoir raccroché, elle avait eu une violente crise de toux et s'était étouffée.
Ce fut la voisine, Mme Béchade, qui avait trouvé le corps inanimé sur le tapis du salon, au pied du téléphone. A son retour du travail, le père de Julian averti par la voisine en pleurs, avait rejoint sa femme à la morgue. C'est Mme Béchade, qui ce jour-là, alla récupérer Julian à l'école. Elle avait expliqué toute la situation à Mr Chanzy. Et, ce fut, une fois chez lui, devant sa maison, que Mme Béchade avait révélé à Julian, la triste vérité.
Le cœur de Julian s'était arrêté, il avait ouvert la portière et s'était enfui. Il se sentait tellement coupable. La police, alerté de sa disparition, par Mr Boucher, l'avait retrouvé errant dans les rues de la ville. A son retour, encadré de deux policiers, son père, s'était rué sur lui pour lui décocher une énorme gifle. D'une part pour le punir de s'être enfui, mais surtout par la peur qu'il avait ressentie en imaginant ce qu'il aurait pu lui arriver. Pour Julian cette gifle fut la confirmation qu'il était responsable de la mort de sa mère. Et, cette culpabilité, il l'a porté depuis vingt-cinq ans.
Il sortit de ses pensées. Au loin, il entendit la voix d'un enfant crier :
-« Une bagarre ! Une bagarre ! La tête au-dessus de la grille, Julian essayait de voir ce qu'il se passait. Une petite fille, en larmes, se fit éjectée de la bagarre. Ce que redoutait Julian, était en train de se déroulait sous ses yeux. A travers cette marée d'enfants, sous les cris des autres élèves, il reconnut son blouson rouge et son écusson de l'équipe de France de foot, cousu à sa manche. De la sueur perlait de son front. Il était de retour, 25 ans plus tôt. Il était revenu le 20 mars 1975. Il ne pouvait en croire ses yeux. Soudain une idée lui traversa l'esprit. Mais alors ? se demanda-t-il. Mr Chanzy va arriver d'une minute à l'autre. Ce qui veut dire que :
-« Maman ! » cria-t-il.
(...)
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