Junon
realmppn
Junon,
« Alors » lui demande Jeanne, pas pour savoir, pour faire la conversation. Elle soupire face au silence de Rosa, happée par son cellulaire. Seul le tapotement de ses doigts sur le clavier et la pluie sur les toits forment la mélodie principalement rythmique qui se déverse dans le salon. La pluie qui tombe sur le plafond de l'appartement ne fait pas grand bruit et parfois se tue, laissant place au son de la douche qui perpétue la moiteur de la soirée, une humidité froide, due au manque de conversation et à l'éclat glacial de l'ampoule nue qui orne le plafond.
« Pour la conversation c'est raté. » reprend Jeanne. Elle soupire. « Arrête de soupirer ! Tu chasses mon bonheur ! » Interjette Rosa, assise en tailleur sur un fauteuil placé tel un trône au milieu du living. « T'es niaise. Il te suffit d'un cœur à la fin d'un message et tu tombes amoureuse. » lui répond Jeanne qui se décolle du mur contre lequel elle est adossée et se dirige vers le bar. Le son de ses pas se superposent aux autres sons. Scratch, elle allume une cigarette, tire une grande bouffée, fait des ronds en crachant la fumée. « Bon, je me sers. » Elle sort un verre du bar et y déverse du gin qu'elle dépose ensuite sur la table basse. La royale bouteille de Bombay Sapphire trône fièrement en face de Rosa qui au choc du verre relève enfin la tête. Jeanne ajoute du Tonic à son breuvage. « On attend Lili pour boire ! » Lui dit Rosa. « Non, j'en ai marre. Toi, tu passes ton temps sur ton téléphone, l'autre profite de ne pas payer l'eau pour se couler un bain et moi je poirote ! » Lui répond froidement Jeanne. Rosa, dans son fauteuil fait la moue. Elle regarde Jeanne dans les yeux, fixement. « Arrête avec ton air de chien battu. » lui dit Jeanne. Rosa ferme les yeux, accentue sa moue et mime un baiser, qui ne manque pas de faire éclater de rire Jeanne. « Alors comme ça je suis niaise !? » lui dit Rosa, qui se lève sur la pointe de ses pieds nues et assène les hanches de Jeanne de chatouilles. Jeanne se débat, rigole, crie arrête.
Rosa a sale caractère. Elle s'énerve pour peu, est autoritaire, mais tout ça rajoute à son authenticité. Elle exerce sur ses copines une gouvernance incontestée et appréciée. Elles disent toutes d'elle : « Rosa est vraie, elle est fiable même si elle est chiante parfois. » Rosa s'évertue à organiser des soirées plus ou moins réussies avec et pour son cercle fermé d'amies d'enfances. Elles se voient rarement, Rosa est la seule qui prend cette initiative de les réunir de temps en temps, comme ce soir.
Lili sort de la salle de bain, referme la porte d'un gracieux claquement. Elle a comme unique habit la serviette de douche nouée au dessus de sa poitrine, qui tombe pas plus bas qu'en haut de ses cuisses, laissant paraître ses jambes galbées et fines. Ses cheveux sont mouillées, des perles d'eau gouttent encore sur son visage, ses épaules, sa nuque. Elle est brune. « Oh la bonasse ! » Lui lance Rosa, calmée comme Jeanne par l'entrée sensationnelle de Lili.
Lili prend une Winston Blue du paquet de cigarette de Jeanne, la porte aux lèvres et fait un signe de tête en direction de cette dernière, l'air de dire « je peux ? ». Jeanne acquiesce, lui lance le briquet. Lili rattrape l'objet avec dextérité et allume son clope. Elle s'assoie dans un canapé et boit dans le verre de Jeanne. Elle avale une bonne gorgée. « Bien dosé ton Gin Tonic, qu'elle dit – tu l'as dit, MON Gin Tonic, t'es vraiment impolie ! Tu ne demandes même pas ! » Lui répond Jeanne, avec sa mauvaise humeur habituelle. « Oui, et toi t'es une râleuse, chacun ses défauts. » rétorque Lili. Rosa rit. Elle se sert un verre, en sert un pour Lili, démarre un best of des Stones et invite les filles à trinquer. « On trinquera une seconde fois quand Ève sera là ! » Fait Rosa, dans une mutuelle bonne humeur. Elles rigolent, les conversations vont bon trains et la reine des Gins inexorablement se meurt verre après verre.
Deux heures après. La pièce est tamisée, éclairée par un unique abat-jour. Rosa dort sur le canapé, le corps recouvert d'un plaide laineux. Le gin l'a emporté, Lili et Jeanne ont triomphé et se sont attaquées au rhum que Lili empoigne en dansant au milieu du salon avec Jeanne. Elle s'est habillée d'un simple jean et un t-shirt serré, ses cheveux sont toujours mouillés.
Au fur et à mesure que le niveau de la bouteille descend, le chemisier de Jeanne s'échancre d'un bouton, puis d'un autre, laissant aux yeux émerveillés de Lili le loisir de se promener sur son décolleté.
Les deux pochardes dansent les jambes entrecroisées, les corps chauffés par le rhum au rythme sensuel de Miss You des Stones. L'une animée par l'envie d'étreintes plus intimes et l'autre par l'ardeur du jeu de la séduction, les deux sous l'emprise d'un bienfaiteur poison, l'alcool. Lili boit le rhum au goulot et parfois dans un élan de luxure, s'amuse à caresser les lèvres de Jeanne avec ce même goulot. Par bribe, elle lui fait boire quelques gorgées. Ardeur, baiser, puis d'autres baisers toujours plus brûlants, rhum oblige.
Le feu mène à l'action, suivant sa flamme intérieure Lili prend Jeanne par la main et la tire vers la chambre. Elles s'y engouffrent, prenant d'abord le soin d'éteindre l'abat-jour. Rosa dort paisiblement dans le noir.
Quelqu'un frappe à la porte, des cognements léger, comme pour ne pas gêner. Rosa ouvre ses yeux doucement, elle est inquiète, elle craint le retour de ses parents, elle allume la lumière, cache les bouteilles et s'empresse d'aller devant la porte tout en rabibochant sa crinière ébouriffée. « C'est qui ? - C'est Ève, ouvre ! » répond une voix éteinte, maussade et étouffée non par la cloison mais par l'intonation. Rosa ouvre, son visage se décompose, comme si elle est face à un spectre. C'est Ève et sur sa lèvre inférieure se mêle à son rouge à lèvre du sang, elle a un énorme bleu sur la joue, sa frange masque ses yeux mouillées de larmes récentes.
« Il m'a. Violé. » Des mots qui sortent de ses lèvres avec beaucoup de lourdeur, le deuxième mot est à peine prononcé, mais il arrive distinctement aux oreilles de Rosa, abassourdie. Rosa ne cesse de dire calme toi, calme toi, Ève sanglote dans ses bras sur le palier. Rosa l'emmène dans le salon et la fait asseoir sur son fauteuil. Elles respirent fortement, se regardent avec tristesse. Rosa abandonne son empathie, inspirée par le talion. De la surprise c'est un autre fard que porte son visage, celui si disgracieux de la haine. Junon est devenue Diane. Rosa court vers la salle de bain, prends le nécessaire pour rafistoler la face blessée d'Ève. Une fois cette tache accomplie, elle se dirige dans la chambre où Jeanne et Lili dorment. Elles sont presque nues l'une contre l'autre, les jambes entremêlées. Rosa les réveille « habillez vous vite ! » Crie-t-elle, énervée. Elle revient dans le salon, Ève a la face rongée par la souffrance, marquée ici et là par de nouvelles rides. Les deux dernières filles entrent, Lili se précipite aux genoux d'Ève, « oh mon dieu ! Oh mon dieu ! » Qu'elle dit. Jeanne reste figée à l'entrée du salon, les yeux grands ouverts, des larmes coulent longuement sur sa joue. Rosa a disparu de la pièce, on l'entend s'affairer dans un autre espace. Ève, non sans difficulté se met à raconter aux deux autres filles le dit viol.
« Je l'ai eu au tel et il m'a fait « passe rapidement chez moi » pour chercher un bout pour qu'on fume ce soir. Je suis arrivée. Il en avait rouler un. On a fumé, puisque c'était prêt, j'ai fait ok. On était fonce. On a bu aussi, il faisait chaud dans sa piaule. J'ai enlevé mon pull. J'étais en t-shirt. Il a reluqué mes seins, je me suis senti gênée. Je lui ai fait « Bon, j'y vais. ». Je me suis levée, pris mon pull puis il m'a prise par la main avant que je reprenne mon sac et a tenté de m'embrasser. J'ai esquivé ses lèvres. Elles sont arrivées sur ma joue. Là, il a pris ma tête avec son autre main et m'a embrassé. Il a tenté de mettre la langue, j'ai reculé, mais impossible, il me tenait trop fort. Je l'ai mordu, sans faire exprès. Il a reculé et là il me fait « mais qu'est ce qui te prend ? - C'est toi ! Qu'est ce qui te prend ! - Je lui dis - T'es pas bien ! - Mais quoi, qu'il me dit, je sais que je te plais ! Pourquoi tu fais ta snobe ? Aller !» après, il m'a plaqué contre son lit, m'a embrassé et mordu la lèvre puis il a sorti sa ... » Ève s'arrête, elle inspire, expire, est exténuée, n'arrive plus à parler et pleure.
Rosa déboule dans le salon « n'en racontes pas plus !Il va le payer ce salaud ! » crie-t-elle, un couteau à la main, parer à venger son amie. Jeanne est choquée par les veines qui saillent de la poigne ferme de Rosa. Rosa lance à ses acolytes un regard inquisiteur, elles acquiescent d'un signe de tête. Encore une fois, son autorité n'est pas discutée. La louve protectrice à remplacer la niaise aux pieds nues, le charme innocent a disparu, laissant place à une terrifiante détermination. Elles ont toutes les trois le même regard, les mêmes sourcils plissés, le front avec ces mêmes nouvelles rides, le même visage portant le fard d'une haine à son paroxysme. Le feu brûle en elles et il appelle à l'action. Il faut que le sang coule pour expier de si obscures passions.
Sur un consentement sans mots, les quartes descendent, Ève, enlacée par le bras assuré de Lili qui boit à la bouteille du rhum, Rosa cachant son couteau dans son long manteau de fourrure et Jeanne allumant une nouvelle Winston Blue. Elles arrivent à la voiture de Lili, une belle machine, sombre et propre. Celle-ci se met au volant avec Ève à sa droite, chargée de lui indiquer le chemin. A l'arrière Rosa regarde dehors avec animosité, l'adrénaline monte, elle tripote son engin de mort, ce qui ne manque pas d'inquiéter Jeanne. Jeanne ne dit guère mot, le regard rivé sur le couteau de Rosa, sa main tremblante elle fume, stressée et énervée. Sur la radio tourne une playlist de morceaux obscures. Habituellement il y a toujours une des filles pour critiquer les goûts musicaux de Lili, cette fois, toutes les quatre sont silencieuses, la voiture roule depuis dix minutes, s'engouffrant dans les rues de la ville jusqu'à une sortie donnant sur le périphérique.
On est à la mi-mars, les promesses du printemps finissent emportées par un vent hivernal, à cela s'ajoutent de lourdes gouttes d'eau mouillant l'asphalte et que le froid transforme en verglas. Du Quincy Jones passe à la radio, puis Convite para vida de Seu Jorge, une fête amère, un morceau que les filles entendent moins que le chant du moteur. La caisse est lancée à plus de cent vingt sur la voie de gauche, dépassant voitures après voitures. Elle file à toute allure jusqu'à un virage serré, trop serré puisque la bagnole freine difficilement, percute la rambarde et s'envole dans le fossé.
La machine est renversée, Ève, Lili et Rosa baignent dans la mélasse de leur sang. Jeanne hurle, le couteau s'est enfoncé dans sa jambe, le morceau de Seu Jorge la nargue, son cri n'est pas en accord avec la mélodie.