Jusqu'à l'Hiver
sadnezz
On a rappelé Mafalda à la villa. Il faut que les enfants courent encore dans le jardin. Quelqu'un finira tôt ou tard par les arrêter. C'est tard, que l'on a décidé.
On a laissé dériver l'Oreille de Patrocle, échappé à son amarrage un soir de tempête. Quelqu'un trouvera bien à l'apprivoiser, au détour d'une île. Quelqu'un qui sait murmurer à l'oreille des naves d'Italie.
On n'a pas touché au courrier. Achille a toujours eu la main verte. Quelqu'un a murmuré qu'il laissait peut-être pousser les lettres non ouvertes, en passant devant le petit tas accumulé.
On ne l'a pas vu entrer. On ne l'a pas vu sortir. Il est là quelque part. C'est certain. Dans un sommeil souverain.
Quelqu'un a demandé s'il fallait appeler un prêtre. Provoquant le rire du bastion de garçons. Un prêtre pour Faust...
Quelqu'un a rappelé qu'il n'était pas respectueux de rire lors d'une veillée funeste.
Les épis blonds comme les blés au vent fendent le tableau bleu et vert du port de Vintimiglia resplendissant d'un printemps. Les yeux cobalt fouillent les moindres endroits où le nez suit l'odeur résineuse du bois. Il y a là des hommes de beau labeur. L'espièglerie n'est jamais loin quand Montfort rôde au pavé de midi. Comment ne pas résister à s'y mêler? Il porte un sourire en bouquet, et la recette de la journée dans une caissette sous son aisselle. Harangue les marins qui rentrent exténués de leur livrer le comptable vagabond. Il le sait, il n'est pas passé demander quoi que ce soit au boulanger. On lui répond de vive humeur, ce qui le pousse à rire. Rire aux éclats.
Il saute sur le sentier qui mène à leur atelier. Passe par le joyeux fatras de la boutique toujours pleine à craquer. Salue une lavandière. Enjambe un barrage d'enfants. Vérifie la cale. S'entête aux chantiers.
Les bateaux comme des baleines éventrées auxquelles la main de l'homme n'a pas encore daigné donner nageoires sont d'un silence étourdissant.
Il s'arrête.
Le nez fin reçoit une remontée de binocles. Les doigts doux viennent fouiller la besace qui l'accompagne toujours, effeuiller un carnet sempiternel, écorner la dernière lettre d'Alphonse Tabouret. Comme pour l'invoquer. La silhouette gracieuse étire son longiligne à l'extrémité d'un embarcadère pour laisser le regard interroger l'horizon. Le tutoyer d'un impérieux besoin. Qu'il ne retiennent pas ce dont il n'a pas besoin. Mais l'horizon se fond déjà en une ligne plus sombre. Et ne parlera pas.
La nuit se refermera sur lui d'une inquiétude dévoreuse. Alphonse ne rentrera pas.
Est-ce la mer qui le lui a enlevé? L'enfer le lui a repris? Alphonse a-t-il simplement trébuché là où Montfort, misérable, n'était pas pour le rattraper? Qui le lui aura arraché? Zèbre crèvera de questions dont les éclats acérés s'étaleront sous l'interstice de portes entrouvertes. Et dans un immense vertige, comme un bijou terni, s'étiolera d'un inénarrable vide. Là où les questions sans réponses finissent par se sédimenter, et appartenir à un fatras insensé. Insipide. Absurde. A une chute. Il faut que je vous épargne le poids du désespoir.
L'Aconit sursaute et se réveille le coeur palpitant. Pour mieux lui rappeler qu'il bat encore. Cette nuit ressemblait à un long cauchemar sans fin. Il était temps qu'elle prenne fin. Le visage se tourne dans l'edredon, le corps suit le mouvement, la main saisit le corps-moitié, fervent, fébrile, et n'attrape que le vide. Ce vide qui ne le quitte plus.
Alphonse a dit un jour "Il faudra m'aimer toujours Faust, ou je mourrai". Jamais. Jamais Achille ne laisserait mourir Patrocle. Un parfum. Un Bouc. Un chat mouillé sur le pavé. Un tableau. Un amour éternel. Indissociable. Infini. Jusque dans le néant. Jusqu'à L'hiver, il l'avaient dit.
Faust se lève, atone. Et quitte la pièce. La grande pièce qui fut leur théâtre. Le pas fendant tout doucement la plage. C'est l'été. Il marche dans la lumière. Il marche jusqu'à l'Hiver.
Il n'est pas d'homme qui ne trébuche dans le déséquilibre. Même ceux que l'on assoit si haut sur des trônes. Surtout ceux que l'on assoit si haut. Et que l'on détrône. Les pires, ces pauvres hères, sont ceux qui ont bâti leur empire sur le sable de la passion. Dans les mouvances. Qui ont pris le coeur d'un autre pour la loge de leur poumon. Qui ont inversé leurs prénoms. Leurs vies. Leurs destins.