Jusqu'au bout du pinceau
laracinedesmots
« Pourquoi tu dessines ? ». Cette question, en apparence simple, je l'entendais régulièrement : mes profs, en cours ; mes amis, en soirée ; des inconnus indiscrets, dans la rue. Et mes parents quand, en soupirant ils se demandaint ce qu'ils feront de moi. Une fille, pas même femme, abonnée aux emplois alimentaires à temps partiel, qui a choisis de se marier avec sa passion. Et cette union, mes parents le savent, n'est pas très fertile en ce qui concerne la maternité.
Depuis quelque temps, je prends confiance en moi. Cela se remarque peu, pour le reste du monde je continue d'être cloîtrée, ailleurs. Pourtant, je peins désormais. Je troque mes crayons contre une matière plus éternelle et mes croquis se transforment. Ils chantent mieux sous mes doigts, leurs formes ronronnent parés de leurs nouvelles couleurs.
Ainsi, il paraîtrait que je n'ai aucun problème. Je serais comme protégée par mes pinceaux et mes tubes de gouaches, flottant naïvement au-dessus du monde réel. Pourtant, perdue dans mes rêveries, l'atterrissage est difficile. Je suis ivre d'une réalité qui échappe à mon entourage, pour qui elle ne serait qu'une chimère. Il m'arrive de ne pas dormir pendant plus de quarante-huit heures pour finir un tableau. Quel sens peut-on donner à mon acte ? Cette torpeur qui m'entrave lorsque je ne trouve pas la couleur parfaite équivaut bien à une fin de mois difficile. Non ?
Voilà vingt-trois jours que je suis perdue dans mes mélanges, à analyser chaque nuance de mes pigments. En vain. Je cherche et je ne trouve pas. Ma toile reste abandonnée, près de la fenêtre, souffrant de son inachèvement. Vingt-trois jours que je vivote, feuillette de nombreux magasines photos en quête d'inspiration. Cette couleur existe, elle vit donc bien quelque part, sur cette Terre ! Qu'importe le nombre de kilomètres que je devrais parcourir pour pouvoir la figer !
*
Dans une tentative d'aération de l'esprit, je me suis laissée convaincre par Lise, une amie, de prendre part à une randonnée avec des gens que je ne connais pas. Elle me mijote une surprise, je le vois à son regard taquin. Malgré mon scepticisme, je me surprends à prendre goût à cette escapade. Leurs discussions superficielles m'enveloppent et me tirent de mon habituel monde de silence. De plus, je dois bien admettre que le cadre environnant favorise le lâcher-prise. Nous parcourons une belle forêt, traversée par un sentier de terre qui, parfois, se transforme en sable blanc. C'est incongru et Lise appelle cela le « Colorado Provençal ».
– Marie ! Dépêche-toi ! La voilà ta surprise ! Viens voir !
Grisée par la voix rieuse de mon amie, j'accélère mon pas. Un peu essoufflée, je finis par déboucher à l'orée du bois, prête à railler Lise pour son empressement enfantin.
Mais la stupeur me cloue sur place. Ma couleur, mon évadée, me fait face. Dans toute son immensité. Elle grimpe vers le ciel en colonnes de terre. Un rouge orangé. Elle s'alanguit contre le sable, amoureuse. À moins que cela ne soit un orange flirtant avec le rouge ? Le jaune me saute devant les yeux, léger, presque invisible et pourtant explosif. Je sens à peine la main de Lise sur mon épaule. Le paysage me dévore. Ma couleur me séduit. Je fais un bond dans le passé, il y a vingt-trois jours. Lorsqu'une jeune femme, en centre-ville, a croisé mon regard. Son épaule m'avait frôlé et là, devant moi, sa chevelure miroitait au soleil.
Mes mains tremblent. Quelque peu sonnée, je m'assois. J'ôte mon sac en bandoulière et je cale mon cahier de croquis sur mes genoux. Ma palette de peinture à même le sol, je saisis mon pinceau. Le toucher m'apaise instantanément. Mon cœur se ralentit. Je souris, à ma place. Le regard droit, ainsi parée de mes armes, je me plonge dans les ocres aux allures de mon inconnue.