Juste des enfants

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JUSTE DES ENFANTS

            

            Rodolphe avait deux passions dans sa petite existence d'enfant : Ses livres, qui lui apportaient l'évasion et de grandes joies, et son chaton, à qui il vouait un amour sans retenue.

            Rodolphe avait aussi une pierre noire posée sur la marelle de sa vie. Et ce bourreau avait un nom : Sigismond. C'était le meneur d'une bande de bons à rien qui s'étaient naturellement rassemblés autour de l'imposant personnage, comme les algues vont s'amasser, impuissantes, contre les rochers d'un promontoire, entraînées par la force du courant et de la marée.

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..Ce n'est que des années plus tard qu'il se rappela cet épisode, survenu dans sa prime enfance, et qu'il avait occulté jusque là. L'événement lui permettrait peut-être de comprendre ce qu'il faisait là, à 3 heures du matin, sur cette corniche glacée de givre et battue par les flocons virevoltants, un couteau ensanglanté à la main. Il laissa les souvenirs affluer....

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            Je me souviens…. Onze.. ans. J'ai onze ans.

 

 

07 : 30

 

            C'est l'heure. Je sais bien que c'est l'heure. Ma mère me presse pour partir, pour que je ne sois pas en retard à l'école, une fois de plus. Elle en a marre de devoir justifier mes retards auprès du Directeur. Maman croit que je n'aime pas l'école, que c'est pour ça que je sèche les cours. Mais c'est pas ça. C'est pas ça du tout ! J'aime aller à l'école, apprendre de nouvelles choses. Ce que j'aime plus que tout, c'est les livres. Surtout ceux qui parlent d'aventure. J'y découvre plein de nouveaux mots et expressions. Je suis toujours fourré dans le dictionnaire, à essayer de comprendre, et la plupart du temps j'y arrive, mais pas toujours. Le prof' de français est très fier de moi, et il ne manque pas de le faire savoir à la classe de cancres qui suivent (sans jamais les rattraper) ses cours cette année encore. Les autres me traitent d'intello : Je ne porte pourtant pas de lunettes. Allez comprendre ! Ce que préfère dans ces histoires, c'est quand le héros gagne à la fin, seul contre une bande de malfaiteurs armés jusqu'aux dents. Moi, je ne serai jamais un héros, avec mon mètre trente et mes trente deux kilos d'os.

C'est pour ça que je n'ai pas de copains, et que je redoute le moment où je vais franchir les grilles de l'école. D'une part, parce que j'ai toujours le nez dans un bouquin et, d'autre part, parce que Sigismond a interdit aux autres de m'approcher. Chasse gardée. Ce sont les mots qu'il a employés : « Il est à moi ! »

            Du coup, je dois faire attention. Il est toujours après moi, à me bousculer, à me traiter de tout et n'importe quoi, à me chiper mes goûters et mes affaires scolaires. Mais bon, même si je suis très très prudent (et je le suis, croyez-moi !), il n'existe pas vraiment d'endroit dans l'école où me cacher de Sigismond (et j'ai cherché, ça oui !).

Je tourne le coin d'un couloir : Il est là. Je sors de la cantine : Encore là. Je me rends aux toilettes : Il est déjà dedans, à m'attendre. A croire qu'il a un radar pointé dans ma direction qui lui indique à chaque instant l'endroit où je vais me trouver ! Et j'ai compris depuis belle - lurette que les profs et les surveillants ont autre chose à faire qu'à jeter ne serait-ce qu'un œil distant sur les enfants dont ils sont censés s'occuper.

            Je suis donc seul, chétive (c'est un mot que j'ai relevé dans une revue animalière, page des félidés. J'en ai plein des comme ça !) créature (Tiens, un autre !) face aux cinquante kilos de méchanceté à l'état pur de Ci-Gît. Ci-Gît, c'est le surnom que lui ont donné les crève – la – trouille qu'il terrorise. Mais moi, en mon for intérieur, je l'appelle simplement le Gros.

            Alors, même si j'arrive à l'esquiver aux récréations et à la cantine, il lui reste encore le trajet de retour pour me tomber dessus, longue bande de terre désolée qui, partant des bâtiments gris rouille de l'école, s'enfonce dans les collines sur près de deux kilomètres, en traversant ravines, bosquets et autres accidents de terrain. C'est d'ailleurs au fond d'une de ces ravines que j'ai découvert mes deux trésors, coup sur coup (La chance !).

Un dimanche que je me promenais par là, ma besace pleine de livres en bandoulière, vers le coup de midi, j'ai été attiré par des miaulements ténus mais insistants. Je connais assez bien ce coin, qui se situe loin derrière ma maison, pour y avoir traîné mes baskets depuis près de quatre ans. Mais bien que l'endroit me soit familier, je n'arrivais pas à déterminer l'origine des bruits, qui allaient en s'accentuant comme si la pauvre bête, alertée par quelque sens mystérieux, avait deviné ma présence et jouait sa dernière carte : Il y avait urgence ! En me guidant sur ses cris désespérés, je finis par découvrir un minuscule chaton coincé dans un éboulis de fine caillasse. Comment était-il arrivé là, je n'en avais aucune idée, car c'était bien la première fois que je voyais un chat dans le coin. Sans doute sa mère, une chatte errante à n'en pas douter, avait-elle échoué ici et l'avait-elle abandonné, guidée par la faim, la peur, ou quelque nécessité plus impérieuse. Je scrutai les environs mais, bien entendu, il n'y avait pas plus de chatte que de chocolat dans les branches.

            Ca n'a pas été dur de déloger le petit orphelin de là mais, ce faisant, le pied m'a manqué et j'ai dévalé la pente, moitié sur les talons, moitié sur les fesses, avant de déboucher tout étourdi dans une sorte de caverne naturelle. C'est là que j'ai trouvé mon second trésor. Le temps de reprendre mes esprits et j'explorai déjà des yeux mon nouveau territoire. De façon surprenante, et bien que le jour ne soit plus qu'une pâle zébrure irrégulière filtrant de l'ouverture par laquelle j'étais tombé, la caverne jetait mille feux tout autour de moi.

Je n'ai pas compris tout de suite, mais en m'approchant des lumières dansantes, je m'aperçus que c'étaient de grosses pierres jaunes sur lesquelles les rayons de soleil venaient taper. En tout cas, j'étais rudement content d'avoir de la lumière. Rien ne me fait peur comme les endroits obscurs. Brrrr !

            Ca tient sans doute à ce que, tout petit, mon beau-père avait l'habitude de m'enfermer dans la cave lorsque j'avais fait ce qu'il estimait être une bêtise, mais qui – à moi – me paraissait tout à fait normal. S'il avait pris le temps de m'expliquer, peut-être aurais-je pu corriger certaines habitudes qui ne cadraient pas avec sa conception étriquée de la vie, mais il ne s'en était jamais donné la peine, se contentant de me punir en m'enfermant en bas, en "Enfer" comme il appelait l'endroit. Pour parfaire la punition, il dévissait soigneusement les ampoules qui éclairaient déjà chichement le cellier, et emportait celles qui étaient à ma portée et que j'aurais sûrement essayé de remettre en place. Dans ces occasions, je m'efforçais toujours de ne rien laisser paraître de mon désarroi, afin qu'il n'ait pas plus de prise sur mes terreurs souterraines, ce qui le mettait encore plus en rage. Quelques temps après, ma mère le flanqua dehors après qu'il eut – une fois de trop – levé la main sur elle, et je dis adieu avec soulagement à cet étranger - que je n'avais jamais pu me résoudre à appeler "papa" - ainsi qu'à l'effrayante noirceur du sous-sol.

Jusqu'à ce jour.

 

            Bizarrement, seul au fond de ce trou de ténèbres, je découvris que je n'avais pas peur. Peut-être la chaleur et le ronronnement rassurants du chaton que je tenais fermement contre moi contribuèrent-ils à refouler les démons du passé, toujours prêts à planter leurs griffes avides dans le tendre cœur des enfants. Je crois que nous nous rassurions l'un l'autre ; et après tout, n'est-ce pas cela que font les amis ?

S'épauler ?

            Je ramassai un des cailloux qui émettaient cette lueur dorée. Un pas trop gros, qui pourrait rentrer dans mon sac entre les livres et, après avoir jeté un dernier coup d'œil à la caverne, ma caverne, j'entamai la délicate opération qui me ramènerait vers la surface, sous le chaud et bienfaisant soleil d'été. Par deux fois, je glissai jusqu'en bas et, à ma dernière tentative, je sus que si je glissais encore une fois, je ne pourrais plus remonter les éboulis devenus par trop friables. Je parvins en haut de la pente épuisé, essoufflé, mais empli d'une indicible joie : J'avais réussi !

Arrivé chez moi, à ma grande surprise et à mon profond soulagement, ma mère accepta que je garde le petit animal, tout en me faisant promettre de bien m'en occuper. Je fus touché par son geste, car je savais qu'elle avait déjà du mal à joindre les deux bouts, sans s'encombrer d'une bouche de plus à nourrir. Je pleurai donc de contentement et lui jurai avec solennité qu'il ne manquerait jamais de rien, ce qui la fit sourire. J'étais pourtant sérieux ! Mais elle souriait distraitement de ce sourire mélancolique qui me poignait le cœur, tout en secouant lentement la tête, regrettant encore une fois - par ce geste mille fois répété - que je n'aie pas d'amis. Ne t'inquiète pas, maman ! pensai-je en refoulant mes maudites larmes. Je n'en ai plus besoin : J'ai Katon, ainsi que je nommai la boule de poils qui lapait présentement son lait de bon cœur.

            De ce jour, je me rendis à l'école le cœur léger. Et même quand je savais – comme le vieux fermier sent dans ses os l'arrivée imminente de la pluie, alors que le ciel est dégagé, sans l'ombre d'un nuage – que le Gros et sa bande allaient me tomber sur le râble, je savais aussi que je trouverais toujours du réconfort auprès de Katon. Hé ! Ce chat était incroyable. Je lui avais appris – du moins me le laissait-il croire – à monter sur mon épaule. Pour ce faire, il sautait du sol sur ma jambe pliée, s'en servait comme d'un tremplin pour bondir sur mon épaule et s'y tenir parfaitement en équilibre, sans qu'il lui soit besoin de planter ses griffes dans mes vêtements ou ma chair, à aucun moment. Arrivé là, il se frottait voluptueusement contre ma tête, mes oreilles, mon nez ou mon menton, en ne cessant de ronronner. Bien souvent, il se laissait tomber de la branche basse d'un arbre sous laquelle je passai, sur cette même épaule – la gauche, toujours - , comme s'il avait trouvé là un réceptacle naturel à son besoin de tendresse. En cet équipage, nous parcourions librement les contrées sauvages de notre imaginaire, où mille périls fictifs nous guettaient, et dont nous sortions immanquablement victorieux. Nous étions deux, nous étions forts !

            Mais tout a une fin.

 

 

 

16 : 30

 

            Aujourd'hui, en quittant l'école à la fin des cours, je n'ai pas croisé le Gros et sa troupe, fait inhabituel, car il ne manque jamais une occasion de me rabrouer ou de me faucher quelque chose. Je crois que ce qu'il aime par dessus tout, ce n'est pas tant la bastonnade que la peur qu'il peut lire dans les yeux éperdus de ses petites victimes. Il ne s'attaquerait jamais à un grand. Pas fou ! C'est exactement ça, qu'il est : Méchant, sournois, vantard, sadique même. Mais pas fou. C'est un lâche, en fait, comme tous ceux qui attaquent les plus petits, tous ceux qui agissent en bande. Il sait parfaitement ce qu'il doit faire, comment il doit le faire, et surtout à qui il peut le faire.

            Je rentre donc en pressant le pas – on ne sait jamais s'il n'a pas préparé un traquenard quelque part sur la route - quand j'entends soudain des cris excités qui proviennent d'un peu plus bas sur le chemin, du côté des ravines. Mû par la curiosité et me maudissant intérieurement pour les risques inutiles que je prends en faisant cela, je m'approche précautionneusement de la source sonore. A l'abri d'un taillis, j'écarte des branches et assiste à une scène peu commune que je ne comprends tout d'abord pas. Le Gros et les autres ont formé le cercle autour d'une cage. Régulièrement, l'un ou l'autre des tortionnaires - car c'est ce que je vais découvrir qu'ils sont - pousse entre les barreaux l'extrémité de branches cassées qui ont été taillées en pointe, et tous de s'exclamer à la vue de ce qu'ils me cachent de leurs corps, et que je ne peux qu'essayer de deviner. Parfois, l'imagination est un fléau.

Certaines de ces pointes sont teintées d'un liquide que j'identifie avec répugnance comme étant du sang. Les salauds ! Sans doute ont-ils attrapé un ragondin ou un castor, et s'amusent-ils à l'effrayer, à tester sa résistance à la douleur, en bons apprentis sadiques qu'ils sont.

Les chacals ! J'en ai assez vu : Je vais pour m'éloigner discrètement quand je réalise que les cris de souffrance que l'animal pousse ne sont pas ceux d'une bête sauvage, mais bien des miaulements désespérés. Ahuri, je me penche follement à travers le fouillis des branches qui m'abritaient et qui maintenant me gênent, tordant le cou pour tenter d'apercevoir l'animal prisonnier. Non ! Ce n'est pas possible ?! Malheureusement, alors que mes yeux me brûlent tant ils sont écarquillés, je dois me rendre à l'évidence : Il s'agit bien de Katon, le fier, l'intrépide, que ces brutes ont sûrement fait tomber dans un piège sournois. Car il ne se serait pas laissé prendre à une grossière manœuvre, malin comme il est. La fureur bouillonne en moi. Je serre mes petits poings de rage. Ils n'ont pas le droit ! Mais qui se soucie de justice dans ce village perdu au milieu de nulle part, où des enfants pervers peuvent imposer leur loi sous le regard complaisant des adultes. Je dois aider Katon ! Et vite, avant qu'il ne soit trop tard !! Tout en réfléchissant fébrilement, je fouille les alentours du regard, cherchant l'idée qui pourrait sauver mon chat. Mais il faut d'abord que je les détourne de lui.

Je remonte un éboulis et me met à héler la bande qui, surprise, lève ses têtes multiples et indifférenciées pour trouver l'origine de ces sons malvenus qui troublent leur plaisir du moment. Dans ma main tendue bien haut brille fort, tel un deuxième soleil, la pierre brillante ramassée dans la caverne, que je viens de tirer de mon sac, sous le coup d'une impulsion subite. Des regards fascinés convergent vers elle.

Le Gros m'aperçoit à son tour et demande en rigolant à la cantonade où la demi-portion a bien pu dénicher pareil joyau. Comme il n'attend pas vraiment de réponse, il tourne vers moi son visage sûr de lui et exige que je lui remette la pierre, sinon….

Et c'est là que j'ai l'Idée. Je ne perds pas de temps à marchander la vie de mon chat. Ca leur donnerait prise sur moi, et de toute façon ce serait peine perdue : Ces voyous n'ont pas de cœur. Je préfère qu'ils croient que j'ai la pétoche, ce qui n'est de toute façon pas très éloigné de la vérité ; et je m'en tiens à mon plan.

Afin d'exciter sa rapacité, je fais miroiter au Gros la promesse d'un endroit où il pourra trouver pleins de jolies pierres comme celle-ci. Je compte sur sa convoitise naturelle, et je sais que je prends un gros risque : Ca pourrait tourner de travers. Il pourrait bien décider que je lui raconte des craques, empocher la pierre, et me faire battre à mort par ses sous-fifres. A dire vrai, je n'en mène pas large.

Mais quand je vois un sourire torve barrer son visage, je sais que j'ai gagné la partie. Un moment, il paraît peser le pour et le contre, pour le seul plaisir de me faire gamberger, mais je sais qu'au fond de lui, sa décision est prise. Il n'y a plus qu'à attendre qu'il se décide.

Et en effet, un instant plus tard, il déclare qu'il en a fini avec ce stupide chat qui ne sait que gazouiller lamentablement. Ses yeux se tournent vers moi, et je sais à quoi il pense pour la suite des réjouissances. C'est un de ces moments, je m'en rends compte soudain dans un éclair de lucidité, qui constituent un tournant dans l'existence. Une mauvaise décision peut faire basculer une vie dans le chaos. Alors, je me détourne et, le cœur battant et sans regarder s'ils me suivent, je me dirige rapidement vers la ravine qui conduit à ma caverne, à mon secret. Derrière moi me parviennent déjà le bruit de pas précipités et avides qui gravissent la colline derrière moi.

Comme je leur tourne le dos, je me permets un sourire discret.

Le Gros a jeté la cage, et j'essaie de ne pas prêter l'oreille aux miaulements pathétiques de Katon, qui exprime sa souffrance et sa peur. Courage, mon chat ! Je reviendrai très vite pour te secourir ! Je te jure que ces sales merdeux vont nous le payer ! Allons, je ne dois pas me laisser distraire....

Parvenu au point où il faut descendre pour atteindre la caverne, je ralentis et les laisse me rattraper. Le Gros, bon dernier, arrive en ahanant. Toute cette graisse qui le recouvre n'aide pas Faisant halte pour récupérer son souffle, il en profite pour jeter un regard suspicieux sur la crevasse qui plonge dans l'obscurité. D'en haut, rien ne laisse présager de la lumière dorée qui recouvre tout, à l'heure de midi, lorsque le soleil se trouve à la verticale du trou. L'astre déclinant trouve cependant sa cible, et une pierre jaune, coincée à mi-chemin du boyau qui s'enfonce en pente raide, se met à briller furieusement, allumant des étoiles dans les yeux avides des garçons.

Le Gros est comme hypnotisé, et un filet de bave coule paresseusement de sa lèvre affaissée vers son menton adipeux. Je fais mine de descendre quand il m'attrape par le bras et dit que c'est bien, que je peux rentrer chez moi, qu'il va s'occuper de la suite. Tu parles !

C'est moi qui mène la danse, cette fois. Mais il ne le sait pas encore. Eh bien, je vais le lui apprendre. Ici, c'est mon territoire, et le nombre n'y fait pas la loi, comme c'est le cas à l'école, sur son terrain.

Ici, les murs sont granuleux, le sol est instable, et les possibilités sont accrues, surtout si, comme moi, on connaît bien les abords caillasseux qui tapissent l'entrée de l'éboulis. Après un instant d'hésitation, assez court finalement, la petite troupe s'engage donc, le Gros à sa tête et, comme ç'avait été le cas pour moi, glisse en désordre, ceux qui sont devant cherchant à se rattraper aux autres, entraînant finalement tout le monde jusqu'en bas. Des cris de douleur et de stupéfaction retentissent, mais ce n'est rien comparé aux beuglements du Gros, qui a compris en un clin d'œil que je l'ai roulé. Pour la première fois de sa courte vie, il a peur. Je l'entends au son de sa voix, quand il me demande d'un air dégagé comment on fait pour remonter ; comme s'il ne s'était agi que d'un accident, qu'on était de vieux copains et que je doive l'aider au nom de cette amitié imaginaire. Il s'imagine toujours contrôler la situation, et ne peut de toute façon pas laisser ses "hommes" douter de lui, car il perdrait automatiquement son statut de chef. Il se débat vainement, comme le poisson accroché à l'hameçon, et c'est moi qui tient la ligne.

 

C'est un sentiment agréable. Je ne vais pas le laisser se décrocher.

 

Je laisse s'écouler quelques minutes, savourant la situation, lançant quelques petits cailloux dans la pente. Puis, coupant court au suspense, je lui annonce qu'il ne remontera pas ; que personne ne remontera. Des visages hébétés me fixent du bas de l'abîme, les yeux levés vers moi, vers l'espoir que je représente.. Ils n'ont toujours pas compris.. mais le Gros, oui : Ca ne fait pas aucun doute.

Je préfère renoncer à mon trésor : c'est le prix que je suis disposé à payer pour ma tranquillité. Et puis.. je pourrai toujours revenir.. plus tard.

 

Le Gros rigole, menace et piaille tant et si bien que je décide tout à coup que j'en ai assez entendu. En remontant l'éboulis, je les entends se battre, s'accusant mutuellement pour finalement se retourner contre le Gros qui, au final, est le principal responsable de cette débâcle, même si, à mon avis, ils sont tous à mettre dans le même panier.. la même crevasse, devrais-je dire. Ah, ah ! Avant peu, ils auront d'autres sujets de préoccupation.

C'est le moment que je choisis pour faire rouler devant l'entrée de la crevasse le rocher qui se trouvait en équilibre juste à l'aplomb. C'est d'ailleurs à cause de ce rocher que je n'étais plus revenu ici depuis un bout de temps. Et si je m'étais trouvé coincé ? Sans eau, sans air et sans nourriture.. combien de temps aurais-je pu tenir ? Quoi que le problème se pose différemment pour les jeunes garçons enfermés dans ce trou. Je me demandai pensivement : avaient-ils de quoi faire du feu, où mangeraient-ils la viande.. crue ? Et lequel d'entre eux passerait à la casserole en premier ? Je pariais sur le gros, car c'est lui qui pouvait fournir le plus de matière première. De tout façon ça n'avait aucune importance, car je ne le saurais jamais : Je ne reviendrai plus par ici. Qui avait besoin de pierre jaunes ? Je ris de bonheur en songeant à tous ces moments où je désespérais de jamais être débarassé de cette bande. Ce temps-là était révolu.

 

C'est drôle ; en poussant le rocher, tout à l'heure, j'ai éprouvé comme du remords. Puis j'ai pensé à moi et à Katon, à tout ce qu'ils nous avaient fait subir, et tout a été beaucoup plus facile. Tant qu'il ne s'agissait que de moi, je pouvais subir le pire sans songer à me rebeller. Je n'avais pas la force de lutter. Mais dès qu'il s'est agi d'un être qui m'était cher, je n'ai plus pu le supporter. Et ni les menaces, ni les supplications, ni les pleurs, définitivement étouffés maintenant par le rocher, n'auraient pu me faire revenir en arrière. Ils savaient ce qu'ils faisaient. Ils n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes.

Je descends la pente d'un pas allègre, vers l'endroit où mon chat attend que je le secourre ; car à quoi peuvent bien servir les amis, si ce n'est à s'épauler ? J'ai décidé de montrer ma belle pierre jaune à ma mère.

J'espère qu'elle me permettra de la garder : C'est qu'on est tellement pauvres qu'elle n'a même pas de quoi m'acheter des jouets. Enfin, j'espère que ça changera un jour. Ah ! J'aperçois mon chat. Katon ? Mon pauvre chat, dans quel état ils t'ont mis !

Allez, grimpe sur mon épaule. Attends, je vais t'aider.. Je te ramène à la maison, et je vais bien te soigner, tu verras. Je m'occuperai toujours de toi. Toujours !

Saute Katon ! Saute !

 

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Décembre, quelques années plus tard.

 

..Rodolphe, les talons fermement appliqués contre la façade, les orteils pointant témérairement vers l'abîme étincelant de poudre blanche qui l'observait avidement, quarante étages plus bas, ferma les yeux et sourit. Il savait pourquoi il était là.. et ce qu'il devait faire maintenant. Tout était écrit, comme il l'avait découvert dans sa jeunesse.

Il sauta.

 

Son corps, atteint par la gravité singulière inhérente à cette planète, chut gravement vers cette rencontre inévitable. En bas, des voix s'exclamèrent. Une fille hurla.

 

Quelqu'un dit : « Coupez ! »

 

Angriin Pertholui ôta son œil du viseur et, satisfait, poussa la caméra de côté. En tant que réalisateur, il s'étonnait toujours – avec ravissement – de la capacité qu'avait Rudy Manik - qui se relevait avec aisance du matelas de mousse qui avait absorbé l'essentiel de sa chute de deux mètres - l'acteur international aux cent récompenses, de se projeter corps et âme dans les rôles qu'on lui proposait. Il savait rendre étonnamment vivants les personnages qu'il investissait, jouant avec autant de facilité les voyous que les jeunes premiers.

Mais d'où qu'elle vienne, cette faculté était éminemment lucrative : Ce garçon, c'était de l'Or !

Dans la loge, où Rudy allait se reposer entre chaque prise, ce qu'il faisait maintenant après sa cascade, l'attendait un chat miteux qui devait bien avoir seize ans au bas mot. A ceux qui lui demandaient pourquoi il s'encombrait de cette bête famélique, pouilleuse, complètement aveugle, et plus qu'à moitié indigente, il répondait invariablement, avec un clin d'œil malicieux qui faisait se pâmer les demoiselles : « Lui, il sait pourquoi. » Il ne jugeait jamais bon d'expliquer ce qu'il entendait par là.

Et ceux qui venaient à passer devant sa porte entendaient toujours Rudy en grande conversation et parfois, parfois seulement, quelque chose lui répondait.

 

Avez-vous jamais entendu un chat rire ?

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