Kaleidoscope
poulet
Trois mois que je suis seul. Seul à la barre, seul aux amarres, seul aux mats de ce bateau qui n'appartient qu'à moi. Plus qu'à moi. J'ai le pont pour moi tout seul, et les soutes, et les cabines. Le lit du capitaine est devenu le miens, et je navigue, je navigue sur cette eau chaude et salée. La mer est toujours aussi grise, le ciel toujours aussi gris, et l 'horizon devenu sfumato est toujours aussi vide.
Je m'ennuie, je crois. Je frotte le pont de temps en temps, je mange les produits que j'ai stocké dans les réserves de sel afin de les conserver, je lis un peu et je mets à jour le journal de bord du capitaine. Je peints un peu, avec un peu de rouge que j'ai trouvé. Je peints sur les voiles, parce que je travaille mon équilibre, et que ça sèche plus rapidement. Je peints avec les mains, et tant pis pour les lignes de fuites et les détails, j'ai juste du rouge et le peu de vent qui fait onduler le tissu m'empêche de peindre droit.
Je m'ennuie.
C'est sans doute ce que je me répétais quand j'aperçus pour la première fois un peu de verdure, assis sur la figure de proue, mangeant un peu de mes réserves. C'était une île qui ondulait sous mes yeux, une île verte aux arbres mouvants. J'ignorais où je me trouvais, j'ignorais où elle se trouvait, j'ignorais tout de ce qu'elle était. J'ai essayer de guider le trois-mats vers le rivage sableux qui s'étendait sous mes yeux effarés, en tenant la barre à bouts de bras. Le choc fut brutal, je n'avais pas bien estimé la vitesse à laquelle j'allais. Je n'étais pas fait pour naviguer, et je ne savais pas vraiment le faire non plus. Non, moi, j'étais fait pour peindre.
Je déroulai l'échelle de cordes sur le côté du bateau après avoir réuni dans un sac de toile de quoi me nourrir et de quoi rapporter de l'eau sur le bateau. Après quelques secondes d'hésitations, je descendis d'un pas peu convaincu vers le sable. Celui-ci tourbillonna quand mes pieds le frappèrent avec force. Cela me faisait du bien de me dégourdir les jambes. Un rapide regard aux alentours me fit comprendre que je risquais fortement d'être seul sur cette île : la plage était juste couverte d'un sable très clair, et les rochers sur les côtés semblaient ne pas avoir bougé depuis quelques milliers d'années au moins. Une mousse verte sombre les couvrait délicatement.
Je me tournai vers la forêt, et respira un bon coup. Une odeur délicate et agréable m'emplit les narines. C'était comme un peu de la fleur d'oranger que sa mère utilisait pour aromatiser la brioche qu'elle faisait cuir pour les fêtes, mais avec des notes un peu plus acides et une vague odeur de poussière. Le vent qui faisait auparavant onduler les arbres tropicaux en face de lui avait baissé, et il soulevait à peine quelques grains de sable. J'avais soudain terriblement chaud, et enlevai une couche de vêtements. Le soleil brillait sur un ciel bleu que je n'avais plus vu depuis longtemps. Cela me redonna un peu d'espoir, et je m'enfonçai dans la forêt à la recherche d'autres personnes.
Les arbres étaient doux au toucher, et je m'appuyai volontiers contre leur écorce afin de m'aider dans ma déambulation sylvestre. Quelques champignons jaunes clairs poussaient à la base des racines, sur le sol marron qui sentait la terre mouillée. Je ne faisais que m'enfoncer encore plus au cœur de cette forêt, et la chaleur quitta peu à peu ma peau pour laisser place à une fraîcheur agréable. Les feuilles des arbres se perdaient dans l'ombre qu'elles créaient, et je me rendit soudainement compte de la taille des troncs qui jalonnaient ma route. Soudain, au lieu de sentir la douceur tendre de l'écorce, ce fut comme si ma main caressait la vitre de la maison de campagne que j'avais : du verre brut mais doux, très froid.
Un réflexe me fit tourner la tête vers ce que je croyais être une maison : ce que j'avais devant moi dépassait sûrement tout ce que j'avais imaginé : c'était une immense toile asymétrique aux reflets irisés, constituée apparemment d'une multitude de cellules de couleurs différentes. Une araignée géante inspirée des vitraux de Notre-Dame semblait avoir déambulé entre ses arbres en laissant trainer un fil d'Ariane des plus somptueux. Le verre était moins dur qu'au premier contact, et en y allant doucement mais fermement, je réussis à le tordre suffisamment pour qu'une de ses cellules colorées se fende : ce fut comme une décharge olfactive : une senteur de fruits des bois semblait couler littéralement de la fente rouge : je ne pu empêcher l'eau de me venir à la bouche. Je me sentit tout d'un coup très fébrile : je caressai doucement les cellules luisantes qui se reflétaient sur mon visage, et, saisissant la première qui me vint dans la main, je la rompit. Elle était jaune, et de sa fente, s'écoula soudain une odeur de miel si intense que j'avais l'impression de l'avaler. Je tentai de recueillir l'odeur qui gouttait au creux de mes mains afin d'en capturer le plus possible, mais ce ne fut pas possible.
La rage au ventre, je sortit ma gourde et rompit une troisième cellule, verte, cette fois. Ce fut étrangement une odeur de poireaux que j'essayais de mettre dans ma gourde, mais je n'arrivais pas, et mes mains commençaient à trembler. Les couleurs tremblaient devant mes yeux, et les toiles semblaient m'accrocher, et je tournais, tournais. De gestes fébriles, je brisais les prisons des délicieuses odeurs, et les cerises que je cueillais étant petit roulaient dans mes mains, et je revis le cheval immense sur lequel je m'étais dressé fièrement, et, au fond de mes mains, les galets ramassés sur la plage roulaient, et je roulais, brisant les odeurs, brisant les prisons, et je revenais chez moi, une cellule rose et j'étais avec le parfum de ma mère, une rouge et je sentais les lèvres que j'avais aimé, une orange les sourires des enfants dont j'avais rêvé, et les couleurs tournèrent, et les odeurs se mélangèrent, et je tremblais, comme ça, et je revis la peinture, et je revis les couleurs qui caressaient la toile rugueuse, je revis les silences, et j'entendis soudain les oiseaux qui criaient, les oiseaux qui tournaient au dessus de ma tête, et les couleurs se mélangèrent, rouge, jaune, vert, je ne sais plus. Je tombais contre le sol mousseux, je tombais contre la mer de mon enfance, je tombais contre ce que je voulais retrouver, je cognais contre les arbres devenus rires et d'un coup, je cognais contre la soute du bateau devenue bois.
J'ouvris les yeux. Devant moi, le tas de sel. Un tas de sel énorme, où se cachait ma nourriture difficilement acquise. J'étais allongé sur le sol, et émergeant du sel, une tête.
La tête d'un homme.
Dévorée.
Tout tangua, d'un coup. C'est en ouvrant les yeux une nouvelle fois que je compris.
Réveil.
Perfusion.
J'étais enfin rentré à la maison.