Kaleidoscope

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Marius MONTI était le genre de type à porter des vestes à carreaux et des sacs en bandoulière. Passionné de chiffres, il apparaissait, aux yeux globuleux de son assistance, stratosphérique.

  

   La sonnerie résonna dans les couloirs du lycée Paul Cézanne d'Aix en Provence, où des élèves de terminales attendaient leur professeur de mathématiques. Un peu à part, Marius MONTI était le genre de type à porter des vestes à carreaux et des sacs en bandoulière. Passionné de chiffres, il apparaissait, aux yeux globuleux de son assistance, stratosphérique. Un puits de science à porter de mains dont personne ne voulait, pas même un petit prince égaré. D'ailleurs, il était étrange qu'il soit en retard, lui, qui était d'une précision d'horloger. Au deuxième gong, c'est un homme en sueur qui se précipita vers la porte, le souffle haletant. Il laissa le troupeau d'élèves s'engouffrer dans la classe. Ce matin, le professeur MONTI rendait les devoirs effectués la semaine dernière et comme à son habitude, Luca PANSANI écopa d'un deux sur vingt compromettant sérieusement ses chances d'intégrer les cours préparatoires de sciences politiques. Vexé, le jeune fusilla du regard le professeur qui sentit subitement l'adrénaline envahir son corps. A la fin du cours, Luca était venu chercher des explications dont il savait l'impertinence et désabusé, il sortit en soufflant sous le regard circonspect de Marius. « Est-il mon maître chanteur ? » s'interrogea-t-il. Il visionna une nouvelle fois la vidéo reçue plus tôt dans la matinée. Connecté à facebook sur son smartphone, il se repassa le film. Dans un hangar, une femme au visage masqué, était attachée à une chaise. Un homme encagoulé pointait une arme à feu sur sa tempe. Il réclamait une rançon de cent mille euros en échange de la vie sauve de cette fille. Depuis ces images d'horreur, Marius avait tenté de joindre sa sœur, Fanny, plusieurs fois sans succès. Infirmière à l'hôpital de la Conception à Marseille, il avait appelé son service qui avait confirmé son absence. Les ravisseurs avaient également précisé que la police ne devait pas être avertie. L'impensable était bel et bien réalité. Pourquoi lui, un professeur anonyme, était-il la cible d'affreux bandits ? Il émettait toutes les hypothèses. Avait-il doublé quelqu'un qui s'était vexé ? Avait-il mécontenté un voisin impulsif ? Avait-il noté un élève sévèrement ? A cette dernière question, il ne pouvait s'empêcher de penser à Luca. Après tout, il est le fils de la famille PANSANI, dont le père avait eu des démêlés avec la justice. Originaires de Naples, les PANSANI avaient gardé leurs coutumes et notamment celles des économies souterraines. Marius sentait son larynx se bloquer à mesure qu'il imaginait Fanny aux mains de la mafia italienne. « Rien n'a de logique dans cette histoire », il perdit son sang froid et lança une chaise contre le tableau.


   Au volant de sa Toyota yaris sur l'avenue Sainte Victoire, Marius pensa à sa sœur et brula un feu rouge. Il regrettait de ne pas avoir pris plus régulièrement de ses nouvelles. Pour l'instant, il devait surtout se concentrer pour retrouver Luca. Dans le quartier résidentiel d'Eguilles, il frappa à la porte d'entrée de la demeure PANSANI. Un vibrant aboiement le percuta de plein fouet, le chien des enfers gardait l'antre des mafiosi. La gorge sèche, il répondit à l'interphone.

― Je suis Monsieur MONTI, le professeur de maths de votre fils Luca.


   Un grésillement de serrure pour toute réponse et Marius poussa la porte. Elle lui semblait aussi lourde que celle du tombeau dans lequel il finirait vivant, songea-t-il. Quand un homme d'une cinquantaine d'années s'adressa à lui dans un français aux accents latins.

― Que puis-je pour vous monsieur MONTI ? C'est piémontais non ? dit-il le regard malicieux.

― Euh, oui monsieur PANSANI, c'est italien. Mais qui ne l'est pas dans la région, tente-t-il avec humour.

― E vero, signore MONTI. Pourquoi êtes-vous là ?


   La tirade hésitante, Marius expliqua qu'il devait s'entretenir avec Luca pour le recadrer sur son comportement en classe. Dans un mouvement de menton, le père PANSANI avait jugé le professeur et donné l'autorisation à son fils de le recevoir en privé. Une fois seuls dans la chambre de Luca, Marius jeta un œil au décor de la pièce où des posters de filles nues ornaient les murs, avant de s'adresser à son élève :

― Très jolie la tapisserie Luca !

― Ça va, vous n'êtes pas là pour me parler déco, que voulez-vous prof ?

― Ma sœur, vaurien !

― Calmez-vous monsieur MONTI, je ne sais pas de quoi vous me causez !

― Ma sœur Fanny que tu as enlevée pour que je te paye une rançon, tu veux que j'en parle à ton « padre » mon petit Luca !

― Mais vous avez fait un burn out, ce n'est pas mon business les filles !


   Devant le regard dubitatif de Luca, Marius lui révéla finalement l'existence du film mettant en scène le rapt. Après visionnage, l'élève lui livra un cours magistral qu'il n'était pas prêt d'oublier :

― Monsieur MONTI, ce n'est pas à la famille PANSANI que vous avez affaire, parce que croyez-moi ce ne sont pas nos méthodes.

― Quoi, c'est plus artistique avec vous ? lâcha-t-il coléreux. ― Non, monsieur. Il y a moins de mise en scène chez nous, dit-il le regard glacial, avant d'ajouter :

― C'est un garage. Et l'adresse "IP" que j'ai repéré sur votre flux vidéo et localisée par mon application « sam spade », sur la commune de Berre l'Etang. Donc à mon humble avis, c'est la casse auto de Toni.

― La quoi ? La casse de qui ? Et qu'est-ce que ce Toni a avoir avec moi ? bombarda Marius.

― C'est la casse de Toni, répéta Luca pour donner plus de consistance à ses explications.


   Puis, il poursuivit sa déduction en livrant une analyse minutieuse des images vues quelques instants plutôt :

― Les caisses maritimes et les voitures que je voie en arrière plan, c'est du Toni MONTI. C'est le seul à expédier des bagnoles par la mer dans le coin. C'est votre frère ou votre cousin ? demanda soudain le jeune avec intérêt.


   Marius réfléchissait à l'allure d'un processeur pour se souvenir s'ils se connaissaient. Étaient-ils liés? Car ils avaient le même patronyme : MONTI. Il remercia Luca sans lui prêter plus d'attention et sortit de la bâtisse sonné comme un boxeur. Il reprit place dans sa voiture et les larmes de haine s'emparèrent de Marius qui céda à la pression, quand la portière passager claqua. Il sécha précipitamment son désarroi et vit Luca installé sur la banquette.

― M'sieur, je dois vous dire des choses concernant la famille MONTI. Vu que vous ne m'avez pas grillé auprès de mon père pour mes notes, je vous dois bien ça ! Toni est spécialisé dans le commerce des guns.

Voyant les sourcils interrogateurs de son professeur, Luca précisa :

― Des armes quoi. Il s'approvisionne auprès du réseau de l'est, vous savez avec l'ex-Yougoslavie, il y a un gros marché. Il les revend ensuite aux pays du Maghreb en pleine révolution, aux villes de l'Italie de sud, parfois aux Corses ou à l'ETA ça dépend des demandes et des matériels disponibles. Bref, c'est un ponte alors méfiez-vous !

― Et bien je comprends pourquoi tu veux faire science po'. On peut dire que tu en connais un rayon sur les relations diplomatiques internationales !


   Après voir dépeint les tensions au sein du clan MONTI, Luca livrait ses derniers enseignements sur le milieu. Il remit au professeur un papier chiffonné sur lequel était noté l'organigramme de la famille et quelques annotations sur les descriptions physiques de chacun. Chaque information pouvait avoir son utilité dans le sauvetage de sa sœur. Aussitôt son hôte sorti du véhicule, Marius se dirigea vers la casse automobiles susceptible d'héberger temporairement Fanny. Les embouteillages franchis, il repéra la décharge en question et enfin la fraîcheur descendait sur le bassin phocéen. Entièrement close par un grillage de deux mètres, la casse était barrée par un monumental portail. Un pauvre lampadaire éclairait le site et rendait l'ambiance encore plus lugubre. Marius était abattu. Comment pouvait-il s'entretenir avec Toni MONTI ? Comment lui faire comprendre qu'il y avait eu méprise sur la personne, que sa sœur n'était en rien mêlée à leurs affaires ? D'ailleurs, il s'en fichait de leur trafic d'armes, ils pouvaient bien continuer à vendre des lance-rockets… Le véhicule à l'arrêt, il se retourna et des lumières braquées dans les yeux l'éblouirent. Un flash l'aveugla et deux puissants bras l'extrayaient du véhicule. Il ne pensa même pas à crier tellement la scène s'exécuta avec rapidité. Il entendit des hommes barjaquer entre eux, des chiens grogner, des pieds frotter le sol. Les yeux bien ouverts, Marius ne voyait toujours rien. Etait-il dans un cauchemar ? Il l'espéra infiniment. Mais la claque qui le ramena à la vie était bien réelle. Aïe. Dans le brouhaha, il reprit ses esprits. Il était à genou dans un garage en béton armé, beaucoup trop à son goût, malmené dans tous les sens. Il réalisa qu'à son tour, il venait d'être enlevé. Devant lui, cinq bons hommes aux biceps aussi larges que ses cuisses encerclaient un autre homme aux mensurations plus communes. Son costume impeccable présentait bien et ses chaussures brillaient comme un miroir. Les cheveux plaqués en arrière et un cigare entre les doigts, Marius revit le scénario d'un célèbre film...

― Monsieur MONTI je présume ? dit l'homme aux commandes de la troupe.

― Monsieur CORLEONE, rétorqua outrageusement le professeur.

― Vous êtes bien sarcastique pour un homme en passe de connaître un destin tragique. Bien, je n'ai pas beaucoup de temps, je sais qui vous êtes Marius et...

― ... je me doute puisque vous avez kidnappé ma sœur le macaroni !

   Un coup de pied arriva de facto dans ses côtes l'obligeant à se recroqueviller à terre.

― Non, j'ai juste pris vos papiers d'identité monsieur le professeur. Savez-vous que nous portons le même nom, c'est drôle non ? s'amusa-t-il en roulant le barreau de chaise qu'il tenait entre l'index et le pouce, avant d'ajouter, savez-vous que mon fils s'appelle aussi Marius... j'ai voulu rendre hommage à Pagnol... que voulez-vous, je suis un homme de traditions.


   L'Italien sembla d'humeur causante mais l'interruption agaçante de Marius, le poussa à sortir un pistolet automatique. Le professeur comprit qu'il devait se montrer convaincant dans son argumentation, s'il voulait continuer à vivre.

― Cinq minutes je vous prie, dit-il en chouinant, hier matin, j'ai reçu une vidéo montrant ma sœur ligotée à une chaise dans un endroit comme celui-ci, un homme y réclame de l'argent, beaucoup d'argent, mais il y a eu erreur sur la personne. Je pense que cette vidéo s'adresse à votre fils, à votre MONTI Marius, déclama le professeur.

― Quoi ? De quelle vidéo parlez-vous ? interrogea l'homme au cigare.

― Là dans mon portable, dit-il avant de reprendre sa théorie, je crois savoir que votre fils est le numéro deux dans l'entreprise familiale. Il serait donc intelligent de s'en prendre à votre progéniture pour vous atteindre, non ?

― Quel est le rapport ?

― Votre fille Stella, quand l'avez-vous vu la dernière fois ? demanda Marius.

   Les yeux écarquillés du parrain demandèrent illico à Marius de poursuivre son explication :

― L'un des vôtres a enlevé Stella et envoyé une demande de rançon à votre fils. Sachant qu'il voudrait régler le problème lui-même, pour l'honneur familial et montrer ses lettres de noblesse je suppose, il se serait jeter dans la gueule du loup. Donnant l'occasion aux dissidents de votre camp d'éliminer un pion les empêchant d'accéder au pouvoir. Vous vous seriez jeté, à votre tour, tête basse dans la bataille donnant les commandes de la société à votre meilleur bras droit.


   Marius remercia intérieurement le jeune Luca qui lui avait confié les petits secrets de la famille MONTI et permis par la même occasion de comprendre le guet-apens dans lequel il s'était fourré malgré lui. Ce qui apparaissait comme un kaléidoscope finissait par enfin s'imbriquer tel un puzzle.

   Interrogateur, Toni essaya de connecter le récit qu'il venait d'entendre avec les faits :

― Mais quel est le lien avec vous monsieur le professeur ? ― Aucun. Je m'appelle juste Marius MONTI. Je suis la bévue du plan ! Ils se sont trompés de destinataire lors de l'envoi de la demande de rançon. Elle est arrivée sur mon compte facebook et il se trouve que j'ai une sœur qui ressemble à la fille de la vidéo. Maintenant, le motif pour lequel je suis pris en otage, euh, je veux dire retenu, disons qu'ils ont tenté de vous faire croire que je suis venu pour m'en prendre à votre famille... liquidant au final l'ensemble des témoins gênants, si je peux m'exprimer ainsi, conclut-il un rictus en travers de la bouche.


   Dans la pénombre du quai de chargement de la casse, Marius lévitait d'un pas aérien. Il avait quitté ses bourreaux sur ses deux pieds. Sans se retourner, il sortit de sa poche le portable rendu quelques minutes plutôt et sur lequel ne figurait plus l'odieuse vidéo. En professionnel, Toni avait pris soin d'effacer les traces. Marius relit le sms envoyé par Luca avant qu'il n'entre dans le hangar à l'horizontal : "Petite info, le boss kif les gars qui en ont dans le pantalon prof, alors lâchez-vous !"

  

   Marius, le tranquille professeur de mathématiques, était sorti vivant de cet enfer et ne réclamait aucun détail sur la suite des évènements. Il avait en main sa liberté et voulait en faire bon usage, comme passer voir Fanny pour la serrer dans ses bras. Après tout, les modalités du règlement de compte qui suivraient son départ ne l'intéressait pas. Ils pouvaient tous s'entretuer, il s'en moquait. Il vivrait en taisant à jamais le marché conclu avec le signore MONTI. Celui-ci avait été impressionné par le courage du professeur et dans sa fureur naissante, il avait admis qu'un geste de compassion ne serait sans doute pas vu comme un acte de faiblesse. Alors il l'avait prié de les quitter sur le champ afin qu'ils puissent laver leur linge en famille. Marius avait fini par apprendre qu'un homme à la vie aussi banale soit elle pouvait tôt ou tard prendre des décisions de vie ou de mort.

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