Karen

Adé Wonka

Quatorze ans, l'entrée dans l'âge ingrat. Karen le sait mais elle s'en fiche: elle à l'impression que l'adolescence ne changera pas grand chose.

Et quitte à être ingrate, elle ne fait pas les choses à moitié: son truc, c'est de changer de couleur de cheveux. Rouge, vert, violet, ca dépend de l'humeur. Ce mois-ci, c'est bleu.

Karen est maigre, plate, et a le teint pâle. Elle peint ses ongles en noir et s'est percé elle-même l'arcade. Même pas mal.

Ce qu'elle aime bien, c'est le skate. “C'est pas très féminin” se moque sa mère.

Mais Karen esquisse un rictus ironique, jaugeant la figure maternelle boudinée dans sa jupe en skaï. “Si être féminine, c'est avoir l'air d'une pute, il ne faut pas compter sur moi.”

Karen va à l'école mais rien ne l'intéresse, à part ses potes. Et encore...Ce sont des “clichés” Comme elle, ils se font des trous partout, boivent de la bière bon marché, et revendiquent un mode de vie anar'.

Sauf que Karen n'est pas dupe: c'est facile de jouer les rebelles lorsque, passé minuit, on retrouve la chaleur d'un bon foyer avec des parents aimants.

Elle, elle ne fait pas semblant. Quand elle rentre, sa mère est ivre et elle se fait peloter par des types louches.

Au milieu de tout ça, il y a quelque chose de beau: c'est ce mec, là, un grand type en baggy qui traine de temps en temps au skate park.

Elle ne lui a jamais parlé, pourtant il provoque en elle des électrochocs.

Son visage est fin, il a une barbe de trois jours et des yeux gris au contour si sombre qu'on dirait qu'il met du khöl.

Ses cheveux châtains sont toujours en bataille, comme s'il venait de se réveiller. Et il a ces mains, ces longs doigts habillés de bagues...Elles ont toujours fasciné Karen.

Il ne skate pas mais il connait tout le monde. Il regarde les acrobates en se roulant des joints. Il a souvent l'air ailleurs. Si loin.

Il pleut. La mère de Karen et son amant du moment se hurlent dessus. Karen en a marre, elle sort. Il n'y a personne au skate pak, ce sera parfait. Elle enfonce ses poings serrés dans les poches de son sweat à capuche.

Elle ne sait pas pourquoi mais depuis ce matin, elle a une boule au ventre. Elle s'est toujours sentie plus ou moins oppressée, mais aujourd'hui, c'est pire. Sous les gouttes, elle s'autorise quelques larmes. Si son noir aux yeux coule, ce sera la faute de la pluie.

“ Salut ”

Karen s'essuie les yeux d'un revers de manche trop longue. Elle redresse la tête. Il est là. Et il lui parle! C'est pas le moment d'avoir l'air d'une môme, ma vieille. Reprends -toi!

Elle s'éclaircit la gorge avant de souffler un “salut” Il s'installe près d'elle.

“ - Journée de merde, hein? ”

Elle fixe un point au loin, droit devant, et ne répond pas.

“- Moi aussi ” poursuit-il. Mais toutes mes journées se ressemblent, alors...”

Intérieurement, elle sourit. Mais pas question de laisser transpirer quelque émotion.

“-T'écoutes quoi?” lui demande-t-elle en désignant son MP3.

“- J'adore Iggy Pop. Tu connais?”

Elle acquiesce. Evidemment.

Il allume un joint.

“ -Tu fumes? ”

Elle lui prend le mégot des doigts et avale l'épaisse fumée.

“- Qu'est-ce que tu fais ici toute seule? T'as pas froid?

“-Peu importe.”

Elle bascule la tête en arrière, expire, et ferme les yeux.

“-Ok...Si ca te dit, on peut aller chez moi. J'habite juste derrière le skate park”

Karen se redresse. Elle scrupte la cité de béton. Elle n'en revient pas. Cette journée avait si mal commencé. Tout se bouscule dans son esprit déjà largement embrumé par l'herbe. Elle observe ce garçon depuis des mois en espérant pouvoir un jour lui voler un regard, peut-être même un “bonjour”. Et voilà qu'il lui propose d'aller chez lui.

Elle se lève: “ allons-y ”

Ils marchent vers les HLM en échangeant quelques mots. Lorsqu'il annonce “C'est ici”, elle sent son coeur qui cogne plus fort. Elle ne s'est jamais sentie aussi vivante. C'est à la fois délicieux et terrifiant.

Il pousse la porte de l'immeuble et ils s'engouffrent dans une cage d'ascenseur qui sent la pisse. Karen regarde ses pieds.

Troisième étage. Il ouvre la porte d'un petit appartement insalubre. L'odeur de marijuana qui s'en dégage fait comprendre à Karen qu'il ne vit pas chez ses parents. D'ailleurs, quel âge a-t-il? Vingt ans? Vingt cinq?

Tout à coup, elle se sent toute petite, elle pense même à sa mère avec un peu de tendresse, avec une étrange envie qu'elle la prenne dans ses bras et la berce.

Il lui tend une bière.

Elle se ressaisit: il est hors de question qu'elle fasse demi tour. Elle l'a voulu, elle l'aura.

Quant à cette histoire de garder sa viginité pour s'offrir à son premier amour, ça l'a toujours bien fait marrer. L'amour? Ca existe ça, l'amour?

Elle se libère de son sac en bandoulière dans un cliquetis de petits badges qui ornent la poche avant.

(no future)

Il met de la musique. “I am a passenger, and I ride and I ride”

Il s'assoit sur son lit. La pièce est pleine de tentures. Les cendriers gerbent des tas de cendres, la table de nuit est un amas de pipes, de feuilles à rouler, de petites bougies. Il y a des disques et de livres en vrac sur les étagères, quelques bouteilles vides par terre.

C'est le bordel, mais elle le trouve beau car c'est son bordel à lui. Ce sont ses affaires, elle est entrée dans son univers.

“-Fais comme chez toi” lui dit-il dans un sourire.

Ne voyant pas de siège libre (on distingue bien un fauteuil sous une pile de linge sale mais elle n'ose s'y faire une place), elle se pose près de lui. Il la regarde, repousse sa frange bleue humide d'un geste doux puis glisse sa main dans la poche de son baggy et en sort un petit sachet de plastique contenant une poudre blanche.

“- On va rendre cette journée plus sympa” Il lui fait un clin d'oeil et remonte sa manche. Il a des traces de piqûres au creux de son bras.

Elle frissonne mais n'ose pas dire non.

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