Keep calm and post-doc on.

marjo-laine

Une version enrichie et modifiée de "Touriste"

La chambre est encore sombre, Adèle tourne la tête vers son radio-réveil et plisse ses yeux myopes. Le halo lumineux rouge se transforme en chiffres : il est déjà l'heure.  Elle aventure ses pieds sur la moquette rêche et se rend dans la salle de bain qu'elle partage avec les garçons. Comme tous les matins, elle peste en voyant l'épaisseur de la couche de poussière recouvrant les tubes de gel douche à moitié vides. Elle ôte son pyjama et entre dans la baignoire au fond douteux. Elle reste un long moment là, sous un rideau d'eau brûlante, protégée.

 De retour dans la chambre, elle remet ses lunettes, basculant brusquement dans un monde aux contours précis, aux angles tranchants.  Elle s'habille en vitesse. Surtout ne pas oublier, cette fois, de mettre des collants sous son jean. Elle sort de sa chambre en actionnant la poignée ronde - forcément.

En guise de petit-déjeuner, elle fait réchauffer quelques gaufres sorties de l'immense congélateur. Elle les arrose généreusement de sirop d'érable. En accompagnement, elle se décide pour un thé à la cannelle. Sur le large bar qui sépare le coin séjour du coin repas, elle prends un petit pot en forme d'ourson et le presse au-dessus de son thé pour y mettre un peu de miel. Assise à la table, en face de la baie vitrée, elle contemple les flocons qui tombent et s'écrasent sur le sol depuis longtemps recouvert d'une épaisse couche de neige. Elle frissonne.

Adèle, 35 ans, est docteur en linguistique. Sa recherche porte essentiellement sur l'étude du halkomelem, une langue en voie d'extinction parlée par les derniers indiens d'une réserve canadienne. Elle n'a pourtant jamais mis les pieds au Canada. Habituellement, elle vit en France dans un petit deux pièces en centre-ville. Sa chambre donne sur une cour, c'est très calme. Elle habite pas très loin de la fac, elle y va à pieds tous les matins. Elle a trouvé un chemin qui longe la rivière principale de la ville, c'est très agréable. Il y a beaucoup d'arbres, elle voit des péniches, des poules d'eau, un héron parfois. Pour l'heure, elle fait une année de post-doc dans une université américaine. Elle doit prendre le bus pour rejoindre le campus qui est classé dans le top 10 pour les vols à main armée. Elle partage une grande maison un peu vide avec des colocataires distants. Ils lui ont dit que le froid hivernal était exceptionnel cette année.

Il est 8h00,  elle sort de la maison, le cuir de ses chaussures s'abîme dans la neige épaisse du trottoir. Le vent glacial lui fait baisser la tête, elle ajuste la capuche de sa doudoune sur son bonnet polaire. Elle essaye de hâter le pas tout en prenant garde à ne pas glisser. Le quartier est désert, les maisons, identiques.

Au bout de quelques minutes de marche, elle aperçoit l'abribus rudimentaire. Quatre personnes attendent. Une femme noire, au visage anguleux, vêtue d'une simple veste sur une robe à grosses fleurs, un collant léger sur les jambes, des chaussures qu'elle doit porter en toute saison. Deux hommes, en bleu de travail, discutent en espagnol. Un troisième homme, blanc, gigantesque, occupe presque toute la place du banc au fond de l'abri "Tu verras, lui avait dit Hélèna, aux États-Unis, le bus, c'est pour les pauvres, donc essentiellement les minorités. Quand t'es blanc, tu te fais remarquer. " Adèle se souvient encore qu'il y avait une sorte de jubilation dans sa voix.  Elle n'avait  rien répondu et s'était contenté de commander un troisième chardonnay. Elles étaient sorties au café près de la fac après leur séminaire de recherche hebdomadaire, Hélèna voulait la briefer avant son départ.  Hélèna Popescu, sa directrice de thèse.

Quarante cinq ans, linguiste internationalement reconnue, un doctorat au MIT sous la direction de Noam Chomsky, vingt ans de recherche en France et toujours l'accent et les tournures déroutantes de sa Roumanie natale. Une petite  blonde énergique, un cerveau bouillonnant. Elle avait par ailleurs un caractère difficile qui lui avait valu de surnom de Sorcière des Carpates. On disait que c'était la fréquentation de Chomsky qu'il l'avait rendue cinglée,  elle reproduisait le comportement abusif de son mentor. Ce post-doc aux Etats-Unis, c'était son idée évidemment. A l'entendre, pour trouver un poste de titulaire en France, il fallait qu'elle en passe par là.

Le bus arrive, en retard, comme d'habitude. Le voyage est chaotique, premier arrêt 100 mètres seulement après le départ.  En face de son siège, une affiche : le visage d'un homme noir, sous-titrée "Wanted". Elle se mord la lèvre, ricane tout bas. Elle maudit Hélèna.

A la fenêtre, défilent une succession de stations essence et de fast food, Dunkin' Donuts, House of Pancakes, KFC, Mac Do. Son moment préféré du trajet, c'est un espèce d'entrepôt un peu glauque avec des limousines garées devant. Certaines sont vraiment très longues.  Elle en a même posté une photo sur son Facebook. Dire que ses amis lui prêtent une vie exaltante.

10h00 : Adèle est en retard pour le séminaire, son bus vient de la déposer aux abords du campus. Elle croise de jeunes étudiants qui hâtent le pas vers leurs salles de cours. Des jeunes gens en short et en tongs, dans la neige. Elle se met à marcher plus vite, court, glisse et se vautre lamentablement sous l'œil goguenard d'un groupe d'écureuils. Sales bêtes.

Essoufflée, glacée et humide, Adèle sort sa clé pour ouvrir la porte du paradis des linguistes, le "Cognitive and Neurolinguistic lab". Ici, tous les rêves sont permis. Ici, tous les rêves sont permis. Vous voulez tester une hypothèse sur le basque, le tchèque ou le japonais ?  Le labo a les moyens de vous trouver des locuteurs. Vous vous demandez si la partie du cerveau qui est mobilisée quand on forme une phrase interrogative est la même que celle utilisée pour une affirmation?  Le labo a à sa disposition le matériel très coûteux pour votre protocole expérimental. De nombreux bureaux, une salle de réunion, du matériel dernier cri, des séminaires plusieurs fois par jour, des chercheurs prestigieux- rien à voir avec son labo en France. L'espace se limite à une pièce de 20 m2, avec un grand tableau blanc, pas toujours de feutres et quatre ordinateurs, dont un hors service depuis un an. L'endroit est souvent désert, les rares moments de forte agitation étant réservés aux réunions trimestrielles du Conseil de Laboratoire ou aux quelques cours dispensés aux trois étudiants qu'on aura réussi à persuader de se lancer dans un master recherche en linguistique.  Malgré tout, Hélèna lui avait assuré que les doctorants français étaient appréciés outre-atlantique. On leur reconnaissait souvent une grande créativité, illustrant ainsi parfaitement le dicton "Quand on a pas de moyens, on a des idées".

La seule idée qui se forme dans son esprit maintenant, c'est celle de ses mains sur une tasse de café brûlant. Elle a besoin d'un peu de réconfort après sa lamentable chute dans la neige. Après tout, elle n'est plus à quelques minutes près. Son moral remonte un peu quand elle découvre sur la table une boîte en carton ouverte avec à l'intérieur, quelques donuts au glaçage chocolat.

Concentrée sur sa dégustation sucrée, elle ne remarque pas l'entrée de Peter Clark dans la salle. La nuit était déjà bien avancée lorsqu'elle rencontra Peter pour la première fois. Tee-shirt noir moulant à inscriptions, boucle d'oreille unique, jean usé et délavé, il remuait ses fesses dans un bar d'Europe de l'Est. Encore une fois, Adèle s'était laissée convaincre par Hélèna, elle avait renoncé à ses vacances dans un camping breton pour aller suivre deux semaines de cours intensifs de linguistique à Lublin en Pologne. En Pologne. Une école d'été avec des cours en anglais, des étudiants de toute l'Europe, des enseignants-chercheurs du monde entier,  bref, un bon moyen d'étendre son réseau. Peut-être. Certes, le logement était gratuit mais il avait fallut faire le ménage en arrivant. Les cafards, ça n'avait jamais été son truc. Un soir, elle pleura même un peu en pensant à son camping 4 étoiles, ses quatre piscines et son service viennoiserie.

Elle y avait finalement trouvé son compte en mettant un point d'honneur à ne rater aucune soirée.  C'était ainsi entre deux vodkas bon marché qu'elle avait pu ajouter le contact de Peter Clark à son carnet d'adresses.  Jusqu'au petit matin, ils avaient enchaîné les verres à un euro. Il lui raconta ses études à l'université de San Diego, son post-doc en Norvège, des années de purgatoire dans un labo d'Afrique du sud avant d'acquérir un poste très convoité au prestigieux laboratoire de Maryland. Peter s'était montré très intéressé par le sujet de recherche d'Adèle. C'était d'ailleurs grâce à lui qu'on avait accepté sa candidature américaine; incroyable comme la combinaison alcool fort et débardeur à bretelles pouvait aider dans le domaine de la recherche. Elle l'avait revu quelques mois plus tard en conférence dans une obscure petite ville italienne nichée en pleine montagne. Veste grise, petites lunettes et air soucieux, difficile de croire que c'était lui qui chauffait les pistes et faisait la fermeture des bars.


Lui aussi est donc en retard pour le séminaire. Pointant le donut du doigt, Peter gratifie Adèle d'un "bon apetite!" avant de se dépêcher de sortir, un mug fumant à la main.

Sa pause café terminée, elle se décide enfin à rejoindre Peter et tous ses collègues pour la grand messe hebdomadaire, le séminaire du labo. Le principe est simple, chaque jeudi tout chercheur qui le souhaite présente son travail en cours, son hypothèse du moment.  Le reste de l'heure est consacré aux questions de l'équipe. Aujourd'hui, c'est Nina qui  expose sa recherche sur les adverbes en russe. L'esprit d'Adèle est ailleurs, elle feuillette discrètement le plan du métro de Washington, elle a prévu de faire un tour à Dupont Circle ce week-end. Il paraît qu'on y trouve un très bon restaurant éthiopien. Si Washington est loin d'avoir l'énergie bondissante de New York, il faut lui reconnaître ses grandes possibilités gastronomiques.  Soudain, Peter coupe la parole à Nina, ramenant l'esprit d'Adèle dans la pièce. Elle admire son aplomb formidable. Toutes ses interventions se ressemblent, se terminant invariablement par une phrase choc du genre « mais voyez tout ce que ça nous dit sur l'architecture du langage ». Certes.

L'après-midi est consacré à la mise à jour de son Facebook et à l'écriture d'un résumé de sa recherche pour une conférence à San Francisco. Elle a l'impression de faire du sur place, d'avoir eu un éclair de génie un jour, ce qui lui a permis d'écrire sa thèse, depuis plus rien. Elle réécrit toujours plus ou moins la même chose, représente la même hypothèse. Elle se demande si Newton, Galilée ou Archimède éprouvaient aussi cette lassitude.

Vers 19h00, elle commande un hamburger dans l'un des fast-food du campus. Le serveur, qu'elle voit pour la première fois, commence par lui demander comment elle va. Elle lui répond que ça pourrait aller mieux, qu'elle a froid, le mal du pays, et envie de hurler.  Le jeune homme lui répond "Sur place ou à emporter? " Adèle marmonne sa commande et mange distraitement son sandwich en pensant au linguiste Jacobson et à ses travaux sur la fonction phatique du langage.

En fin de journée, elle reprend son bus, qui la dépose en retard. La nuit tombe vite en cette saison et les voies piétonnes ne sont pas éclairées. Elle prend mille précautions pour ne pas se faire écraser. En rentrant, elle salue rapidement ses colocataires apathiques. Un appel de sa mère finit de lui plomber sa journée. Que fait-elle au bout du monde, partageant une maison avec des inconnus dans la banlieue glaciale d'une des villes les plus dangereuses des États-Unis ?  Et puis, quelle serait la suite  ? Au mieux, enchainer les contrats d'un an mal payés et les post-docs dans des pays improbables jusqu'à ses quarante ans?  N'était-ce pas de la folie de s'être embarquée dans cette aventure incertaine? 

Adèle raccroche sans dire au revoir. Elle sort un mug du placard de la cuisine, fait bouillir de l'eau. Pendant que son thé infuse, elle se fait couler un bain. Elle pose sa tasse sur le rebord de la baignoire. Elle se déshabille lentement. Elle s'immerge, rajoute un peu d'eau brûlante. Elle sourit en repensant à la dernière phrase de sa mère. Elle est secouée d'un fou rire, sonore, bruyant, qui résonne dans tout l'étage, ses yeux pleurent. Elle se met soudain la tête sous l'eau, ne bouge plus, pendant plusieurs minutes. Elle refait surface, boit son thé. Elle se remet à rire, cette fois son  rire est nerveux, saccadé, diabolique.

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