L' histoire de Pierre Yves, le brocanteur

torpeur-2


Et que caches tu dans ce regard ?

Rêves fânés ou espoirs insensés ?




Samedi matin, comme toutes les semaines, Pierre Yves le brocanteur déballe le vieux fourgon. Un vieux transistor d'antan joue une musique désuète au son faiblard. D'abord les tables pliables, puis les cartons. A l'intérieur : bibelots écorchés, vieux livres que plus personne n'a ouvert depuis des lustres, quelques disques vinyles et une collection dépareillée de timbres poste. Ce sera tout. Dans une demie heure, les premiers badauds. Cela fait déjà 32 ans qu'il est brocanteur. Il dit toujours qu'il aime l'ambiance du samedi matin. Les copains, discuter de ci et de ça. Les petits rituels du matin : café tiède sorti tout droit du vieux thermos, un croissant et une grille de mots fléchés. Entre brocanteurs, ils se refilent leurs invendus, hier il a fait l'acquisition de trois cartons de bric à brac en échange d'un vélo de course qui n'en fera plus jamais. Par flemme, il n'a toujours pas approfondi son acquisition. D'expérience, il sait que ça n'en vaut guère la peine.



En milieu de matinée, il est mi-déçu, mi-joyeux. Certes, il a vendu pas mal d'objets, il est content du prix qu'il en a retiré, mais... Mais quelque chose cloche, il a perdu l'envie, la gniak s'est faite la malle. Il espère que ça lui passera, il n'a ni l' envie ni la force de tout remettre en question, encore. Il décide de mettre les derniers objets restants à un euro l'unité. Forcément les clients se pressent, amusés. Et tout se vend en un rien de temps. Il se décide alors à déballer le contenu des cartons qu'il a reçu hier au soir. Rien de valeureux, rien d'inédit, rien de recherché. On appelle ça des drouilles, ça sent la perte de temps. Des livres ayant pris l'eau, des vêtements informes et élimés, des montres cassées, une lampe à huile, des jeux de cartes incomplets, des bols, des verres. Il faudrait un miracle pour vendre ça. Si ça ne se vend pas, autant tout jeter, ça ira plus vite.



Les passants restent désormais indifférents à son stand, apparemment la roue a tourné. Et oui, il faut battre le fer quand il est chaud, le moment est passé. Un peu l'histoire de sa vie, ça, non ? Le moment est passé... Il est resté à quai... Loupé le coche... Les pensées s'emballent alors.  Désormais, devant son air de plus en plus abattu, les passants accélèrent le pas, craignant la contagion d'idées noires. Il se demande à partir de quel moment sa vie a pris un mauvais virage, qu'est ce qui l'a fait trébuché. Et finalement, est ce si important de savoir ? Maintenant que les dés sont jetés, autant balayer ces interrogations, l'époque où il pouvait changer est révolue. Trop vieux, trop usé, abimé par la vie, gardant un peu d'espoir, mais pour quoi faire. Et personne ne veut de ces objets. Peut être biens, mais pas assez mis en valeur. Une voix faiblarde lui dit "un peu d'effort que diable, et enlève la poussière...".



Ne réfléchissant guère davantage, l'esprit embrumé, notre homme se lève, obéit machinalement et enlève la poussière tenace des verres, bibelots et de la lampe. A cet instant précis,  il sent une présence chaleureuse à côté de lui qui lui tape l'épaule.


- Hey mon gars, combien pour ce livre ?
- Je ne sais pas, 2 euros si ça vous va...
- Va pour 2 euros, dites moi... n'aimeriez vous pas... davantage... ? [Puis, en accélérant de plus en plus vite le débit de parole, le fixant droit dans les yeux, maintenant toujours sa main ferme sur son épaule :] Où sont vos espoirs, vos rêves, votre ambition, vos projets ? Que voulez vous ? Pourquoi vivez vous, qu'attendez vous de la vie, pour quoi vous levez vous le matin, attendez vous autre chose de vos journées ? Ne balbutiez pas, ne regardez pas ailleurs, quand j'enlèverai ma main de votre épaule, vous serez un autre homme. Vous avez trois minutes pour penser à votre vœux le plus cher. Et si c'est vraiment de mourir, alors vous mourrez.


Hypnotisé, les larmes aux yeux, Pierre Yves pensa très fort à ce qu'il souhaitai le plus au monde.


Le génie moderne, connecté par la main sur son épaule, lu dans ses pensées. En apprenant son vœux, il sourit et dit, ampli de bienveillance :


- Eh bien voilà ! Vous venez de faire la première moitié du chemin ! Dorénavant, à chaque fois que vous ferez un petit pas pour concrétiser votre souhait, je vous aiderai en vous facilitant le pas suivant. Et ainsi de suite.


Puis, le génie s'en alla, et sa silhouette disparu parmi la foule.


Pierre Yves, secoué, épuisé, n'en revenait pas. Il s'était passé quelque chose de très intense.


Il laissa son stand mal en point, prit les clefs du fourgon, et démarra en trombe vers sa nouvelle vie. Pour la première fois de sa vie, il se sentait encouragé, avait envie d'aller de l'avant et ferait tout pour y arriver.

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