La barrière des LANGUES
Francois Ville
La barrière des langues
Cet été, Angelina et moi visitons la Croatie, en mode sac à dos et logement chez l'habitant.
D'aucuns trouveraient ça fun, mais c'est l'une des choses que j'exècre le plus !
Cette façon de bourlinguer implique des bagages réduits au strict minimum. Par conséquent, avant de partir, c'est comme si tu avais un gage, genre Pékin Express. Ce gage n'est pas un gage de confort, puisqu'au final, le strict minimum pèse une tonne sur tes frêles épaules.
Malgré mon corps d'Apollon, je me sens Sisyphe, et mon caractère si doux se fait incisif. Un gros sac à dos sur un maigre sac d'os.
Après l'on s'étonne que je sois grognon, que je ne profite pas du paysage, gnagnagna...
Par ailleurs, animal craintif, mon âme se sent en insécurité en ignorant chaque matin où elle va crécher les soir. Je ne suis définitivement pas dans l'état d'esprit de l'émission "J'irais dormir chez vous". Je préfère roupiller chez moi, et si possible avec les portes verrouillées à double tour, le système d'alarme enclenché.
Ajoutez à cela ma peur viscérale de m'adresser à des inconnus, de surcroît dans une langue étrangère, et vous aurez une idée des émotions désagréables qui me traversent durant ces vacances, soit-disant synonymes de détente et de liberté.
Confronté à l'idiome local, mon cerveau est comme un idiot dans un bocal. Le Croate de base, comme le Français moyen, s'exprime uniquement dans sa langue natale. Afin d'échanger verbalement, il faut donc user d'un sabir, et je trouve ça pire encore que de discourir sur un sujet non maîtrisé, face à un parterre de compatriotes.
Enfin, j'estime que mon amoureuse passe trop de temps à chercher un toit, plutôt qu'à s'occuper de moi.
Pourquoi ne fait-on pas du tourisme de masse, des voyages organisés, comme tout le monde ?!
Je supporte stoïquement ce type d'épreuve depuis mon béguin express envers Angelina. C'est somme toute un prix modique à payer pour avoir la chance de côtoyer une telle femme.
Cependant, je l'avoue à contrecœur, jusqu'à présent tout s'est parfaitement déroulé. De Zagreb à Split, ma délicate enveloppe charnelle n'a pas été contrainte de pioncer à la belle étoile, dans des bras autres que ceux de Morphée et de ma dulcinée.
En outre, les gens qui nous ont accueilli étaient en tout point charmants, telle cette dame d'un certain âge, pleine de peps, qui s'exprimait à coups d'onomatopées enthousiastes, à défaut d'être intelligibles.
Angelina s'est toutefois sentie gênée en réalisant que la maîtresse de maison inspectait notre chambre en notre absence. Notre logeuse s'est fatalement retrouvée nez à nez avec la lingerie particulièrement affriolante de mon épouse sexy.
Par le passé, nous avons à maintes reprises usé de ce type d'hébergement, avec de rares déboires.
Néanmoins, il me revient en mémoire un coin paumé au Québec. On se serait crû dans le film "Délivrance" de John Boorman. Voici le pitch de cette œuvre culte (attention spoiler !) : un groupe d'amis, des mâles virils, partent quelques jours pour faire du rafting. Cool ? Oui, sauf que l'un d'eux se fait violer en forêt par des chasseurs immondes, à l'hygiène de hyènes.
Peu avant cet épisode fort regrettable pour le postérieur non rieur du triste sir, il en est un autre qui instille un malaise profond. La fine équipe de sportifs rencontre un gamin du cru, cradingue, jouant du banjo merveilleusement bien sur le balcon d'une ferme délabrée. S'ensuit un intermède musical euphorisant sous forme de duel inattendu, de plus en plus rapide, entre cet enfant et l'un de nos "héros", guitariste émérite.
Superbe séquence me direz-vous, à ceci près que le môme a l'air d'être demeuré, inquiétant, malgré son don pour la musique country. Au début, on se dit que c'est chouette de sa part, au gars de la ville, de jouer avec ce petit redneck. Cependant, la liesse se prend une douche froide quand la bande de citadins applaudit et rit de bon cœur. En effet, le gosse cassos, lui, ne rigole pas, il est impassible, avec un regard fou, méchant, diabolique.
Le contraste est saisissant, l'embarras, total.
Depuis lors, avec Angelina, nous utilisons l'expression "C'est Délivrance", lorsque nous parcourrons des endroits reculés, et croisons des gens louches.
Ce fut le cas au Canada. Nous logions au fond des bois, à l'intérieur d'une bâtisse tenue par une dame, a priori "normale", apparemment seule.
En fait, à certains instants fugaces, un enfant cacochyme d'environ cinq ans apparaissait dans des recoins obscurs de la maisonnée.
Il nous a rappelé le barjo du banjo.
Un visage difficile à envisager, pâle, peu amène, des yeux affreux, il avait l'air malsain ce petit bonhomme. Était-il malade, maltraité, ou juste la conséquence infâme d'un mariage consanguin ?
Cette créature ne s'exposait guère. Peut-être de par sa volonté, ou en raison de consignes. L'ambiance au sein de la maisonnée était lugubre, maléfique.
Nous avons enduré une nuit d'insomnie.
Bien qu'il ne soit rien arrivé de fâcheux, nous nous en rappellerons ad vitam æternam.
En Pologne, nous avons créché plusieurs nuitées dans un appartement tout droit sorti de l'époque communiste des années soixante-dix, comme dans le film "Goodbye Lenin". Un authentique retour vers le passé. Le mobilier, les radiateurs, la vaisselle, tout paraissait d'origine. Un musée amusant à nos mirettes blasées de décors uniformes !
Nos hôtes n'avaient sans doute pas les moyens d'avoir mieux, mais l'essentiel était au rendez-vous, c'était propre, et dans notre budget.
En revanche, l'attitude des résidents nous a un peu surpris. Ils étaient distants, extrêmement discrets, au point d'être fantomatiques. Aucun sens du contact. Nous avons aperçu une seule personne pendant la durée du séjour. Pourtant, aux bruits feutrés perçus, il devaient bien être cinq ou six à vivre là.
Revenons à nos moutons, aujourd'hui, nous sommes à Dubrovnik, en Croatie. Nous logeons dans les hauteurs de la cité, chez une dame très âgée, courbée quasiment à angle droit.
Nous la plaignons en l'imaginant se fader cette côte régulièrement. De surcroît, elle nous installe dans une pièce située au rez-de-chaussée, alors qu'elle vit à l'étage, auquel on accède par un escalier excessivement raide.
Loger des touristes lui procure certainement un revenu indispensable car elle semble dans la misère. Gentille, elle nous offre chaque matin une petite gaufrette.
Le courant passe si bien entre nous, qu'à la fin d'un petit-déjeuner, au lieu de nous laisser prendre congé, elle nous retient vivement. Elle désire montrer des photos anciennes, exhumées d'une antédiluvienne boîte de biscuits en métal rouillé. Nous découvrons alors son défunt mari, puis d'autres membres de sa famille. Les différents clichés en noir et blanc sont autant de témoignages émouvants d'un passé révolu.
Encouragée par notre intérêt sincère, elle se lance dans un long monologue, mais nous ne comprenons rien. Pourtant, à nous deux, Angelina et moi pouvons nous débrouiller en Espagnol, Allemand et Anglais. C'est pas mal, mais complètement inutile car la petite vieille parle Croate, seulement le Croate.
Jusqu'à ce jour, notre hôte communiquait grosso modo par gestes, et cela suffisait. Il est relativement aisé d'effectuer une pantomime univoque pour dire de venir, manger ou dormir. C'est une autre paire de manches d'évoquer des notions plus abstraites.
Le langage des signes ou l'Esperanto devraient être obligatoires.
Démunis, nous la voyons déployer des efforts disproportionnés. Elle répète et répète encore, comme si un bourrage de crâne pouvait subitement nous éclairer sur le sens abscons de ses propos .
Concentrés, nous tendons l'oreille, observons, attentifs à ses mimiques, à la moindre gesticulation source de révélation.
Nous tentons des interprétations, aussitôt contredites par la vénérable vieillarde.
Elle monte en pression, presque en transe, des gouttes de sueur perlent sur ses tempes.
Nous brandissons notre dictionnaire linguistique, en vain.
Elle dégotte alors un papier afin d'écrire quelques lignes, en Croate naturellement, puis elle gribouille un vague dessin de ses doigts décharnés et tremblotants. Hélas, Nous ne sommes toujours pas sur la même longueur d'onde. Nous sommes peinés de ne pas piger.
Dans une tentative ultime, elle se lève de sa chaise et se place face à nous. Elle se redresse, du moins elle essaie, puis, très lentement, elle écarte et soulève laborieusement ses deux brindilles de bras. Afin de parachever la pose, déjà impressionnante, le regard brillant d'espoir, elle glisse poussivement son pied gauche le long de sa jambe droite, jusqu'à remonter péniblement sa cuisse tremblante, à peu près à l'horizontal.
Elle tient quelques secondes, telle une bougie fragile, vacillante, sans un mot, devant nos mines stupéfaites. On sent que c'est l'apogée.
En effet, elle s'arrête, au bord de l'épuisement, mais elle recommence sa déconcertante chorégraphie ! Trois ou quatre fois !
En surimpression, l'image de Karaté Kid s'impose à mes yeux troublés par cette scène hallucinante, mais je ne dois pas être sur la bonne voie.
Est-ce une danse ? Une posture de yoga ? Le Christ sur sa croix ? Nous ne saurons jamais.
Je n'ose pas me tourner vers Angelina, supputant qu'elle est sur le point de craquer nerveusement, de partir en fou rire, comme moi. Non pas pour se moquer de cette brave mamie, mais parce que nous avons conscience de l'absurdité de la situation. C'est juste surréaliste !
Déçus, nous la quittons sans avoir le fin mot de l'histoire.
La barrière des langues existe, parfois elle est trop haute.
François Ville
Bravo François, c'est la première fois que je lis un texte aussi long de toi, très naturel, fluide et intéressant.
· Il y a 11 mois ·C'est vrai que, rétrospectivement, les voyages rappellent surtout des galères, moi j'ai connu le mode aventure ou organisé, j'avoue ne plus du tout être attiré et, comme tu dis, on est bien chez soi.
C'est une question de tempérament je crois, une de mes sœurs retraitées est toujours en voyage, et ils partent parfois plusieurs mois.
Je ne les envie pas du tout.
Bravo pour ton texte tellement authentique!
Christophe Hulé
Merci Christophe ! J'ai écrit pas mal de nouvelles, mais il faudrait que les reprenne pour leur donner une forme plus littéraire, comme celle-ci. C'est vraiment fastidieux...
· Il y a 11 mois ·Francois Ville