La base de la tranquilité

zach

(sur cette musique : http://www.youtube.com/watch?v=z8DURP5xQCA)

J’étais sur ma vieille bicyclette, il faisait chaud, nous étions en juillet, ma maman me disait de faire attention ; moi je voulais aller au plus près, à Cap Kennedy, mais c’était derrière un océan et je dus m’arrêter au bord de l’eau. Elle frappait en bas, et elle était comme moi remplie d’émotion, du moins le pensait mon jeune cœur romantique. J’étais avec un camarade de classe, un bon copain, Toni, nous avions fait la course, nous étions essoufflés, nous indiquions l’horizon en disant que c’était la Floride. Si la lumière était si forte c’était parce que la fusée décollait.

L’haleine épaisse du soleil charriée par le vent de la côte s’attardait sur nos visages tout justes bronzés, c’était le début de l’après midi et les galets que nous jetions au loin dans de grands plops brisaient la surface mouvante en éclats brillants. Je pensais être invincible, un mur aux briques flamboyantes, je débordais d’énergie je ne savais pas quoi en faire, j’avais des projets plus que des minutes, dormir était une perte de temps et à pleine jambes je voulais avaler toutes les terres, les déserts à dos de chameau à me battre aux côtés des Arabes et puis aller jusqu’à Tunis à cheval, m’engager comme mousse puisque je savais nager, je voulais aussi brasser dans la mer, m’accrocher au dos d’un orque et affronter la pieuvre sur un bateau de pirates. Aux Etats-Unis traverser les dédales du bayou, tuer un crocodile goûter au tabac tousser fumer monter jusqu’en Alaska chasser le phoque et embrasser une inuite rencontrer tout le monde sur tous les continents tant qu’ils étaient encore vivants et pourquoi pas revenir avant les jours froids de l’hiver pour les fêtes de fin d’année parce que ce n’était pas souvent qu’on voyait mémé une femme que j’aimais beaucoup elle était plus forte et plus solide que moi je le savais c’était d’une évidence aussi lumineuse que les reflets dans ses yeux… Enfant je pensais que le temps n’était que du sable dans les gens destiné à les ralentir : quand on est grand on préfère forcément vivre sans trop se fatiguer, je voulais m’épuiser pour être jeune toujours pour avaler avant d’être volé et pour manger j’irais couper le blé je transpirerais et j’aurais des courbatures.

Et maintenant que je suis dans mon bel uniforme blanc tout seul absolument seul une ride sur le front des mains de capitaine inutiles mon unique consolation est le souvenir d’une époque disparue désormais inaccessible un film en couleurs et en odeurs d’iode et de vent je l’ai consignée dans un cahier que personne ne lira et qui ne durera pas plus que moi je me fais à l’idée depuis quelques temps déjà je déteste macérer c’est ma seule occupation que veux-tu que je fasse à part penser aux rêves que je m’étais fait à ceux qui se sont fanés un trésor terni à moi enfin seul dans mon grand vaisseau cabossé dont les occupants sont tous partis en fumée qui s’échappe de la console ses bruits sont pauvres et informes ils ne veulent rien dire seulement je n’ai plus de choix si je veux vivre encore quelques minutes je dois embarquer la valise est prête, ce n’est que moi, je sors de l’armoire ma combinaison sur mon bel uniforme blanc à quoi sert-il mes médailles fades m’enserrent je double  de volume il faut être réaliste ce terrain n’est pas celui des vivants personne n’est fait pour vivre hors des mondes poussé ici et là par les vents solaires. On pense s’accomplir ailleurs mais il n’y a pas de destinée et les espoirs sont réduits à une simplicité enfantine : revoir la maison enfin revenir même pour n’y trouver que soi toujours aussi perdu toujours aussi seul, un chien qui attend son maître sur le perron sans voir que le lierre a étouffé la confortable niche pour toujours, pour de bon, se cacher les yeux.

Je me suis résolu à quitter le poste de pilotage. En fermant la porte derrière moi j’ai quand même pleuré un peu et j’ai gravé mon nom en minuscules à côté de la poignée, qu’en lira-t-on ? Peut-être faut-il y voir le signe d’un attachement trop grand à soi mais qu’est-ce qui pourrait compter davantage quand je est mon seul univers vivant ma chrysalide qui me tue et me maintient dans le même temps ? L’ordinateur a expulsé la dernière capsule où je me terre immense ridicule glaciale et qui sait ? J’atterrirai peut être un jour quelque part j’espère que tout le monde m’aura oublié et ne cherchera pas à me retrouver moi mon carnet mes pensées ridicules de celui qui s’ennuie tant que pour ne pas perdre son reflet il rafistole les bouts de sa vie mais le bouquet de rafia n’est pas joli. Je serai ça, je crois…

Je crois…

Une poussière au fond d’un globe rouillé par la houle, échoué sur un rivage gris, je serai ce grain là, ce petit bout où ça, loin de ma maison, mon ami à l’autre bout d’une mémoire cendrée perdu pour toujours, Toni dont le père était venu d’Italie pour travailler, moi je voulais aller en Italie pour voyager je voulais qu’il m’emmène dans sa botte de sept lieues on avait tapé nos mains l’une contre l’autre mais que veux-tu ça ne suffit pas pour réaliser les rêves. Il aurait fallu que nous prenions nos vélos regonfler les pneus et nous lancer lors de ce bel été pourquoi a-t-il fallu que je m’enferme dans le salon à observer les formes atterrir sur ma Lune pourquoi avais-je nourri cette flamme idiote de celui qui croit que sa vie vaut davantage que les autres qu’il peut partir plus loin que tous devenir cet explorateur spatial que tout le monde attendait. Après de longues études lentes laborieuses j’ai enfin fait réaliser un costume à ma taille un beau chapeau pour la parade, MON BEL UNIFORME BLANC MON INUTILE UNIFORME. Si ces images sont les dernières que j’ai, je peux bien fondre en larmes, j’ai dû occulter tous les hublots sous peine d’être aveugle pour toujours mais je me sens tellement enfermé, tellement serré, ensardiné, quand je me souviens notre escapade cet été là, l’absence de carte notre liberté, nous étions si sérieux de penser que le monde était peut être plus étendu que ça, plus étendu que notre côte, notre bicyclette, notre famille et nos épaules, je ne m’étais pas aperçu encore que tout ce que tu vis tu ne peux hélas le faire qu’à travers ta paire d’yeux, quelques oreilles et du flair, c’est si peu dans un espace démesuré que ça me rend malade, si tu savais ma Terre tu sais que je pense à toi je traverse les nuages en une pensée et là je reviens sur la falaise, Toni a grandi il a de la barbe il a une chemise il est prof d’histoire il me tend la main j’ai mon bel uniforme blanc d’officier de la spatiale, « tu es parti longtemps », dit-il « jetons des cailloux » il fait tiède nous ramassons une poignée de galets elle fait un feu d’artifice quand elle atteint l’océan, mon ami trouve qu’on a l’air idiots, et avec un regret au cœur, j’admets qu’il a raison. « On est des vieilles dunes, Toni, on est érodées on n’est pas des aventuriers, l’a-t-on été un jour ? » Mon casque est lourd l’air me manque la vue me manque j’ouvre grands les volets mon dernier spectacle, un soleil en pleine face faut avouer que je l’ai jamais vu d’aussi près, c’est effroyable c’est intolérablement grand et brûlant j’ouvre les paupières pour l’absorber tout entier avant de sombrer je suis tranquille, le port est proche…

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