La belle et la putain
laure-morganx
Anna ne comprenait pas. Elle se trouvait dehors, mais pourquoi ? Un avocat inconnu lui avait dit qu'une personne se portait garante pour elle, qu'avec les remises de peine et son influence, elle serait libre sous peu. Incrédule elle avait du lui dire vingt fois qu'elle n'avait pas d'argent. Il s'en fichait. Etait-il de ceux qui aiment les prostituées boiteuses, à la mémoire trébuchante depuis un mauvais coup de batte, usées par des années de service ?
Une pute après des années de prison et de passes, devient juste une vieille pute, sans intérêt.
L'avocat l'avait attendue à sa sortie. Dans la voiture qui l'emmenait probablement au motel le plus proche, il lui avait tendu un carton d'invitation pour un spectacle de danse contemporaine nommé "SAM".
À défaut de Motel, elle fut déposée devant un cinq étoiles et se retrouva dans une suite. Anna ne comprenait plus rien. Qui ? Pourquoi ? Comment ? Tout ceci ne présageait rien de bon. Elle appela le room service et comme il entrait, elle lui tendit le carton d'invitation.
-"Vous en avez de la chance ! s'exclama l'homme. C'est ce soir, c'est le spectacle de l'année ! Magnifique ! Madame, vous êtes une privilégiée !"
-"Privilégiée ! mon cul ! pensa Anna, c'est louche, ma mémoire flanche mais si j'étais chanceuse, je m'en souviendrais quand même !"
Son inquiétude grandissait, l'heure du spectacle approchait. Claudiquant de long en large, elle se répétait : "Sam", "Sam", "Sam". Ce prénom l'interpellait. Un client ? Il y en avait eu tant…
Une limousine la conduisit à "L'opéra quelque chose…" dans un quartier où l'on ne voit pas la queue d'une pute.
Sa place était réservée. Au premier rang ! Entourée de part et d'autre de "costumes-cravates" et de robes de soirée, Anna était abasourdie.
Le premier bruit qu'elle entendit la fit frémir. Lorsque le rideau se leva, un semblant d'explication, un flot de souvenirs émergèrent dans son esprit. "Sam"...
L'enfant apparaît. Brun, les traits fins, les yeux sombres, fatigués et curieux, il est beau, délicat, fragile. En fond sonore, ce bruit de batterie ou de tambour, Anna ne sait pas.
Sam observe. C'est son nouveau chez lui. Déjà, il ressent le frémissement de la peur, sa danse tremble. Le violon tendrement s'invite sur ce bruit aux accents si familiers mais indéfinissables. Le couple entre dans la chambre du petit, ils rigolent entre eux. Ils sont ivres, le violon aussi.
C'est le premier jour de Sam au sein de sa nouvelle famille. On lui a expliqué qu'un nouveau papa et une nouvelle maman allaient le conduire dans sa nouvelle maison : un appartement au cinquième étage. Du haut de ces cinq ans, Samuel apprend la méchanceté de l'être humain, dés ce premier jour.
Sa chambre ? Dérisoire taudis. Sam tient à la main une poupée, vestige d'une mère aimante. Les rythmes du tambour et les pleurs du violon lui arrachent la poupée, la mettent à la poubelle et emprisonnent Sam dans un placard.
-"Tu es un homme ! Pas une gonzesse !", hurlait le "père".
Anna se souvient soudain de ces cris, les cris du piano qui couvrent brusquement le tambour.
Sam est seul dans l'appartement sinistre. Il ne joue pas. Il écoute les sons de l'immeuble. Il est tard. Le tambour renaît. Sam lève la tête. Il danse en mesure. Il rêve des gens du dessus. Le bruit s'éloigne, l'enfant l'accompagne jusque dans les escaliers, jusqu'à elle. La plus belle créature qu'il ait jamais vue auparavant.
Le bruit cesse. Sam et Anna se regardent. Sam fixe les chaussures d'Anna, et la clarinette version jazz éclate soudain au creux du silence.
Dans la salle, Anna rit. Elle est seule à rire. Elle est seule à comprendre réellement le tableau qui défile sous les yeux des spectateurs.
-"Ils font les mêmes pour les hommes ?" avait timidement demandé le petit garçon en fixant les souliers d'Anna.
Annas rit . Sam esquisse un sourire. L'amitié de deux êtres en mal d'amour transforme leur rencontre en conte de fée aux accents doux de clarinette .
Sam est souvent seul, la nuit, le jour. Une guitare entêtante laisse défiler le temps où Sam grandit. Ses "parents" le frappent au son d'une orgue funeste. Anna entend encore leurs ricanements de vieux ivrognes retentir :
-"Un garçon ça ? c'est une femmelette, oui ! On va t'apprendre la vie, tiens ! Si on avait su, on t'aurait jamais pris, sur ce coup là, on a tiré le mauvais numéro ! Mais regarde moi ça ! voilà qu'il chiale maintenant ! Arrête de pleurer bon sang!"
La belle ressent tout du sixième étage, les insultes, les coups. La belle s'impatiente. Sa valse est colère et désespoir. Le tambour accélère et Sam se sent rassuré. La nuit viendra et avec elle, Anna la belle.
Ainsi se succèdent débuts de soirée et aurores à poindre. Nuit après nuit, dans le plus grand secret, une prostituée materne un jeune garçon. Des chants s'élèvent autour des deux héros, avec en sourdine un tambour, ou autre chose, Anna ne sait pas. Elle n'est plus au spectacle. Elle se rappelle. Elle prend peur. A nouveau le silence. Les danseurs se meuvent dans une lenteur insupportable, le calme avant la tempête.
Des instruments d'orage, de tonnerre et de foudre cinglent la salle. Ils éclatent aux couleurs du sang. Sam a huit ans. Sam se cache derrière la belle. Ses "parents" la menacent avec une batte de base ball.
-"Une pute ! Une pute avec notre fils ! tu vas payer, salope !"
Anna s'effondre, d'abord la jambe, ensuite la tête. Le tambour, (ou était-ce autre chose ?) s'éteint. Sam a disparu. Sam est mort.
Le violon et le piano s'épousent dans la prière. Les infirmières tanguent et volent au chevet du petit mourant dans un ballet d'impuissance et de compassion. Soudain, le tambour à nouveau retentit, l'enfant s'éveille. Il cherche un doux sourire, celui de la belle.
Jamais, Sam ne reverra ses "parents", mais toujours il gardera en lui le rythme. Un tambour ? un bruit ! celui des talons aiguilles, celui des chaussures d'Anna.
Aujourd'hui, Samuel danse. Il a trente ans, chorégraphe et danseur de génie.
Aujourd'hui, il ne danse que pour elle. Pour Anna.
Une sale passe
· Il y a presque 9 ans ·garenne