La Bête
Sandrine Virbel
Trouver un lieu qui accepte l’installation de nos roulottes n’est pas chose aisée.
L’amalgame est vite fait entre notre état d’éternels nomades et celui de crapules potentielles s’enfuyant à la force des sabots des chevaux une fois leur forfait accompli.
Bien que nomades, nous sommes avant tout des artistes, des artistes itinérants pour être précis.
A notre arrivée, les portes claquent, les volets se ferment, le bon villageois rentre ses poules et ses filles puis sort ses molosses.
Par les interstices des maisons devenues forteresses, nous sentons les regards lourds et accusateurs peser sur nos épaules.
C’est pour cela que nous paradons dans les artères des villages et des petites villes, pour montrer que nous sommes essentiellement présents pour apporter de la féérie, du rire, de l’art populaire et du frisson…
Au son d’une musique sauvage et improvisée, notre bonimenteur nous présente un à un et prie tout un chacun de venir nous admirer et surtout de ne pas rater le clou du spectacle.
« Tarif spécial, demandez un billet à la caisse. Interdits aux jeunes enfants, aux femmes enceintes et aux personnes sensibles !»
Les enfants s’égaient le long de notre cortège, déjà conquis et vaguement inquiétés par ce spectacle phénoménal que nous promettons, les femmes et les jeunes filles n’ont d’yeux que pour nos fiers à bras qui soulèvent des tonnes d’acier comme s’ils s’agissaient de fétus de paille.
Quant aux hommes... ah eux… forcément… ils prêtent attention discrètement mais obstinément à notre belle écuyère, celle dont la chevelure soyeuse se mêle sensuellement aux robes alezanes des chevaux, celle dont les cuisses musclées mais pourtant déliées enserrent les corps puissants des équidés.
Plus qu’une écuyère, la belle devient centaure sur notre modeste piste ronde qu’elle transforme en une scène miraculeuse où s’entrelace l’écume des chevaux et la sueur qui perle si joliment sur sa peau exquise d’amazone.
Ma belle, ma si belle, que j’admire sans cesse en soulevant précautionneusement le pan de tissu qui condamne l’ouverture de ma roulotte.
Je n’ose pas lui avouer mes sentiments, pourtant, je la vois souvent me jeter d’ininterprétables regards à la dérobée.
Il faut que je puise dans mon cœur la force de lui parler, de lui avouer combien j’aimerai qu’elle ait pour moi les attentions qu’elle porte à ses chevaux.
Sinon, on finira par me la ravir… un équilibriste d’une autre troupe… un gars de la ville qui cherche une accorte compagne… et ça sera fini de sa douce vision.
Il ne me restera que l’obscurité de ma roulotte pour la pleurer.
Ce soir encore, j’entends la musique, les cris d’effrois, les clameurs et les rires de nos spectateurs.
Ils sont venus en nombre, attirés par la nouveauté qu’expérimente notre patron : de belles affiches vantant le clou du spectacle placardées un peu partout dans le patelin. Sur un fond noir, deux yeux luisants et rougeâtres percent l’obscurité.
Sous la pseudo-représentation d’une créature fantasmagorique et démoniaque, quelques lettres achèvent de captiver l’amateur de frissons : « Venez trembler devant La Bête ! ».
Le rideau qui me camoufle s’ouvre brusquement, laissant les barreaux de la cage à nus.
De bonnes têtes de paysans offrent leurs faces aux yeux écarquillés et à la bouche béante devant l’effroyable.
Pour accentuer la monstruosité de mes malformations, le patron m’affuble d’une sorte de fourrure puante prélevée sur le dos d’animaux braconnés.
Je pousse des cris gutturaux pour parachever le tableau.
Je fais mon effet, on pourrait fourrer des patates chaudes dans le gosier des bons villageois qu’ils en resteraient encore statufiés sur place.
Une femme crie, elle s’effondre, on l’évacue pour lui faire respirer des sels.
Le clou du spectacle, c’est moi, « La Bête », celui qui en a perdu jusqu’à son vrai nom si tant est qu’il en est eu un, un jour. Une chose étrange probablement issue d’une union ignoble, une créature vaguement humaine, vaguement animale, un monstre de foire qui rapporte son pesant d’or au patron en échange d’une roulotte où se terrer.
Ma belle écuyère s’approche, encore une riche idée du patron, je la saisie par son délicat poignet et je mime une attaque carnassière.
Dans les yeux de la belle, emplis de larmes, je lis de la commisération, de la tristesse et un peu d’effroi… mais aucune des émotions espérées.
Un fier à bras bardé de muscles surgit avec une pique, il simule le sauvetage de l’écuyère qui, ravie, s’agrippe à son bras, mon gracile papillon aux ailes diaphanes.
Le patron se frotte les mains, les yeux brillants, la recette va être bonne et son spectacle a été interprété à la perfection.
Mais pour moi… rideau sur les barreaux.
Demain, nous repartons.