La biscotte est un plat qui se mange froid
Françoise Duret
Chaque soir, juste avant la dernière levée, elle glissait une biscotte dans la boîte à lettres de la rue des Bons garçons.
Jamais elle ne manquait le rendez-vous. Au prise avec une voisine, elle la plantait là. En ligne avec un bonimenteur, elle raccrochait. Pendant la sieste, elle se levait. Souffrante, elle guérissait. Elle partait parfois en chaussons, sa biscotte à la main, laissant l'appartement ouvert.
Elle cheminait lentement mais jamais ne musardait, consciente de l'importance de sa mission et entièrement vouée à son accomplissement. De plus en plus souvent, elle faisait une pause, la course lui déclenchant parfois une épouvantable sciatique qui la clouait au lit pour le restant de la soirée.
Dans la journée, elle se préparait avec minutie. Le cérémonial lui prenait plus d'une heure. D'abord sortir le beurre, le laisser s'attendrir lentement sur la table de la cuisine ; puis choisir le couteau, à bout rond, un peu large, le manche un peu long pour l'avoir bien en main ; saisir délicatement la biscotte et la tartiner longuement en prenant bien soin d'en placer une autre en dessous pour éviter de la briser ; en cas d'accident, ne pas s'impatienter, bravement recommencer ; couvrir d'une épaisse couche de confiture de citron amer non sucré, du fait maison, tout exprès.
Aujourd'hui sa main tremblait plus qu'à l'aube de ses vingt ans, quand elle avait commencé son petit rituel. Il lui était moins aisé de beurrer sa biscotte sans la pulvériser. Mais elle y prenait toujours autant de plaisir, solitaire, silencieuse dans sa cuisine.
Au bout du chemin, elle se plantait, bien campée sur ses deux jambes devant la boîte, et avec une précision étonnante, fourrait promptement la biscotte acide, amère et visqueuse dans la fente béante de sa vie en miettes.
Tout ça pour cet imbécile de facteur, trop tarte pour avoir daigné lui glisser son biscuit, la nuit du bal des postiers.
Ça faisait déjà quarante années.