La blondeur de la nuit partie 1
line-cebee
I
Il était arrivé à l’heure. Un jean impeccablement seyant, un sweat noir, les mains dans les poches. Il était aussi grand et blond qu’elle était petite et brune. Il aurait presque eu l’air angélique. Avec ses boucles dorées et ses grands yeux bleus, trop écartés. Un ange bourré de neuroleptiques dont la pâleur du teint virait à la cire et dont la bouche était aride.
-J’arrive pas à parler, articula-t-il après avoir fait claquer sa langue sèche. J'ai la bouche pâteuse, c'est les médicaments.
-Faites comme vous pouvez. De mon côté, je vais essayer de vous écouter avec attention. Pour quelle raison avez-vous sollicité cet entretien ?
Il ne répondit pas tout de suite et laissa son regard errer par la fenêtre derrière elle. Alors qu’elle sentait que le silence devenait pesant, il lâcha :
-Je voudrais être comme les autres.
C’était loin d’être une révélation. A une époque où l’ultime quête était cette foutue accession à la norme, 'être normal' ou 'comme les autres' étaient devenus des leitmotiv. Cependant, le manque d’entrée en matière la déstabilisa un peu. Elle répéta : - Comme les autres…
-Qu’est-ce que ça veut dire être comme les autres ? Il leva soudainement les yeux et plongea son azur glacial dans son regard.
- Ben, le monde ! Elle sentit que le sens, crucial à leur existence à tous deux, était en train de s’étioler. Elle tenta de le ressaisir :
- Le monde ? Vous voulez dire que quand vous rencontrez les autres, il y a vous d’un côté et le monde de l’autre ?
-Oui.
- Et c’est angoissant ?
- Oui. -
Comment vous faites pour gérer cette angoisse ?
- Je fuis.
Elle laissa un silence vertueux s’immiscer, puis avant qu’il ne devienne trop inconfortable :
-Et l’école ?
Elle pensait que la question était judicieuse car il avait l’air jeune.
-C’était dur.
Cette fois sa voix laissa transparaître une émotion. Il avait presque murmuré.
- Comment faisiez-vous ?
- Souvent, je n’y allais pas.
Il se redressa et il planta de nouveau son regard dans le sien. Une imperceptible raideur semblait l’avoir saisi.
-Vous travaillez ?
-Oui.
-Qu’est-ce que vous faîtes ?
Il marmonna :
-De la maçonnerie, façades, toitures… Des espaces verts, un peu de tout. Je fais des chantiers avec Pascal.
-Pascal ?
-Un type.
-Et comment est-ce que ça se passe ?
-Bien. Quand on est que deux ça se passe bien. Mais à part ça, je ne fais rien, je ne sors pas de chez moi.
Elle eu l’insouciance de se laisser glisser jusqu’à sa prochaine question, comme dans une conversation ordinaire.
-Ça veut dire ça être comme les autres ? Pouvoir sortir de chez vous ?
Il répondit brusquement, comme si quelque chose de sa continuité était rompue.
- Ça veut rien dire.
-Qu’est ce qui ne veut rien dire ?
-Tout..
Il commença à rire. Quelque chose n’avait pas lieu d’être, elle ne se sentait pas à l’aise avec ce rire.
-Ce n’est pas ce que vous voulez : arriver à être avec les autres ?
De nouveau l’émotion et la voix se marièrent :
-Oui, être au milieu de la foule, seul…. Être normal.
Il avait presque crié le mot seul. Devant la porte et face à lui, elle s’imagina qu’une frontière frêle et infranchissable se dressait entre leur cosmos. Il lui serra la main en quittant le bureau et ce, sans qu’elle lui brandisse de façon ostentatoire. Puis il partit sans se retourner, comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, comme si cet instant suspendu n’avait pas eu lieu.
Jena ouvrit le dossier informatique.
Il s’appelait Jean Stéphane Latour. Un prénom composé bigarré, et un nom évoquant bizarrement la claustration… Il avait été étiqueté schizophrène lors d’un passage dans une autre institution, mais d’après les propos recueillis auprès de sa famille, ses comportements avaient toujours été empreints de bizarrerie. Il vivait avec sa mère et sa petite sœur dans un camping-car. Un détails singuliers, mais d’intérêt : il avait été champion de France de boxe thaïlandaise. Rien ne faisait référence au père de l’ange blond. Cette absence et son allure de séraphin déchu auraient pu fournir les bases d’un excellent thriller. Autant dire que malgré cet air éthéré, il était entouré du cortège de l’enfer et que cet enfer inquiétait le monde des vivants.
II
Elle s’appelait Jena Mileto. Une brune d’un mètre soixante-cinq tout au plus, qui arpentait les couloirs de la clinique psychiatrique avec des foulées de la même taille. Elle recevait sans distinction tous les patients hospitalisés qui en faisaient la demande. Et son bureau ne désemplissait pas après dix-sept heures quinze alors qu’elle passait sa casquette de privée.
Avec Théo, ils avaient choisi de vivre dans une minuscule ville de Provence, sur une non moins minuscule colline qui fumait de brume en hiver et qui roussissait sous l’impitoyable soleil estival. Ce village typique aux maisons blanches et aux toits de tuiles abritait un établissement psychiatrique privé, dans lequel on pouvait jouir d’un service minimum rythmé par les apparitions assommantes de l’astre du midi. Jena passa chez le primeur en quittant le bureau. La verdure ça avait du bon. Son estomac criait famine, mais elle ne voulait pas se couper l'appétit.
Théo était dans la cuisine. Penché sur le plan de travail, il éminçait d’un geste sûr du brocoli. Il était d'origine Sino-tahitienne et maniait pour son plus grand plaisir tout un ensemble de sauces aux noms saugrenus.
- Ça sent bon ici ! Bœuf sauce huître ?
-Et sauté de nouilles aux légumes.
-T’as passé une bonne journée ?
-Mouais. Il se pencha pour l’embrasser. Elle mâchouillait les restes d'une Grany Smith, il visa donc la pommette.
-C'est le boulot qui te creuse comme ça.
-Pas toi ?
-On a fait un restau avec un client à midi, j'ai pas encore digéré.
-Tu t'es goinfré ?
-Je dois avouer que oui et le tout bien arrosé. J'étais pas frais au bureau cet après-midi. J'en avais presque la bouche pâteuse.
-Charmant. Tu vas pas t'y mettre toi aussi !
- A quoi ?
Elle sourit.
-Encore tes histoires de bizarreries psychiatriques je présume. J'ai jamais compris comment tu arrivais à faire ce boulot.
Les bols exhalaient des fumées odorantes, ils mangèrent avec des baguettes de bois peint. Théo reniflait,le piment lui faisait toujours cet effet. -Entre la bouche pâteuse et le nez qui coule, t'es le plus beau mon homme !
-T'as tiré le gros lot hein ? -J'ai la main chanceuse. -En parlant de chance, t'as pas oublié qu'on part vendredi 18, c'est à dire précisément ce weekend ?
-Comment oublier Florence ?
A quelques dizaines de kilomètres, la nuit tombait sur la sécheresse rocailleuse de la garrigue. Quelque part dans la campagne, c’était l’heure ou l’astre solaire abdiquait et laissait dans le sillage de sa retraite, un monde de silhouettes. L’une d’entre elle se distinguait des autres, par son ardeur. Plantée au milieu des arbustes et des talus noirs et muets, elle frappait le sol aride et se relevait à une cadence élevée. En dehors de ce mouvement, seuls quelques envols et un parfum de romarin attestaient de la vie discrète des collines.
Un bruit mat rythmait le crépuscule des crêtes centenaires. Un son aussitôt avalé par les bosquets et les ravins, pas un écho, ni un zéphyr pour aller le murmurer un peu plus loin La cadence s’accéléra puis stoppa et l’ombre, s’immobilisa, roide. Quelques gouttes jaillirent d’au-dessus de la découpe du front.
La silhouette se pencha sur le trou d’environ un mètre cinquant de profondeur, sur 2 mètres de longueur.
Le paquet tomba au fond avec un bruit sec.
Une autre cadence remplaça la première, moins vigoureuse, plus brève. Un nuage de petites formes ailées agita un bosquet. Le silence revint. Les contours réguliers glissèrent entre les lignes tortueuses de la végétation. A quelques centaines de mètres de là les crampons souillés retrouvèrent les balises d’un sentier pédestre. Il y eu un murmure méchamment satisfait:
- Ciao, Bella!
III
William Luce eu la désagréable impression que le deuxième petit noir de la matinée ne se soumettrait ni à la pesanteur ni aux contractions stomacales. Il esquissa un hoquet supposé viril, une main sur le sternum, le menton rentré dans le col de sa chemise et les crampons sur une chaise. A quelques mètres sur sa droite, un miroir mural au lourd cadre de chêne lui offrait un reflet élimé. L’inspecteur Simone Clerc fit claquer ses talons sévères sur le parquet.
- Vire tes pieds d’ici, lui intima-t-elle, non moins virilement.
William Luce s’exécuta avec une lenteur exaspérante. Les deux inspecteurs formaient un duo disparate et parfaitement fonctionnel : elle cinglante, lui flegmatique. Et malgré leur propension à la farce, ils ne se cachaient rien… enfin presque. Ce que William Luce essayait maladroitement de masquer, c’était un don incongru qu’il s’était découvert bien avant l’exercice de ses fonctions. Allait-il réussir à déclencher la chose cette fois ?
Il essaya d'oublier le café et de se concentrer sur les objets de la pièces et sur ses sensation. Il passa et repassa la main sur les surfaces tandis que l'inspecteur Clerc s'agitait dans une autre pièce. Soudain, la bouche du jeune inspecteur demeura ouverte et il sembla soudainement absent au monde environnant. Ses iris se mirent à vibrer à grande vitesse, comme si elles étaient capables d’observer un bombardement d’électrons. La première fois que cela lui était arrivé, il avait 6 ans et son père avait cru à une crise d'épilepsie. Et c'est comme ça qu'il avait retrouvé la bague de feue sa grand-mère alors que tout le monde s'y escrimait depuis des semaines.
Le salon était sobrement meublé et un ordre irréductible agençait les quelques meubles de rotin et de bois. Les gentianes de la tapisserie étaient jaunies. Les assiettes de porcelaine étaient précautionneusement alignées dans le vaisselier et la lumière artificielle incendiait discrètement leurs dorures. Des grains de poussière dorés voltigeaient dans le deux-pièces aux hauts plafonds et l’horloge de chêne agitait un balancier imperturbable.
-Le voilà qui recommence, soupira Simone Leclerc en croisant ses bras sur son buste cambré. Tu vas nous relancer X-files à chaque mort de papy ?
William Luce ne répondit pas. Il ne pouvait le faire. Habituée à ses bizarreries sa collègue s’éclipsa son paquet de Marlboro à la main. Le visionnaire et sa collègue n’avait pas été inquiétés par Police Secours, mais les doigts fébriles d’une minuscule aïeule n’avaient cessé de composer le numéro du commissariat à la recherche d’une oreille alerte. Selon cette voisine inquiète, la mort de cet ancien héros de guerre n’avait rien d’un accident, ni d’un suicide et il avait fréquenté de bien mauvaises gens, ces derniers temps.
L’étrange capacité de William Luce enfantait des visions d’une netteté absolue. Un ancien héros de guerre nommé Emile Lacambre flageolait devant le miroir mural, la poitrine garnie de squames de cuir chevelu. Sa mèche gominée tentait de couvrir un front vidé de toute cellule lipidique et il ajustait sa cravate d’une main tremblante. Il souriait à l’image flétrie que lui renvoyait le miroir mural, tentant par ce pantomime béat de faire resurgir le jeune homme intrépide qui avait chanté la fleur au fusil et hurlé, lors des assauts. Mais sur le verre poli, on ne voyait que des lèvres sèches, qui ne connaissaient plus un seul refrain en entier. Les doigts tremblants du vieillard ne cessaient d’ajuster sa cravate.
-Il manque quelque chose, murmura l’inspecteur Luce.
-Ça y est, t’as fini ? L’interrompit Simone qui remontait du rez-de-chaussée sa bonne humeur et des odeurs de tabac froid. William Luce frotta ses lèvres d’un index dubitatif. Il se planta alors devant le lourd vaisselier et mira les médailles posées sur leur velours.
-Il est forcément passé devant ce reflet avant d’aller dans la chambre. Il s'est regardé, histoire d’être sur d'être présentable pour le grand départ.
-Et ?
-Il a ajusté sa cravate… ses cheveux.
-Et ?
-Et les médailles ?
-Comment ça les médailles ?
-Un héros de guerre qui se décide à partir pour l'autre monde, rasé de prêt et raide comme la justice. Et il ne revêt pas le plus important ?
-Correct, croassa Simone. Et ?
-Et que nous a dit la voisine ?
-Qu’il n’aurait jamais dû prendre ces saloperies de cachets et qu’elle s’était toujours méfiée de ces imbéciles de généralistes.
-Je reformule ma question : qu’est-ce que la voisine nous a dit d’intéressant ?
Un silence répondit à William Luce. Il se retourna triomphant vers sa collègue qui mâchait un ongle, l’air blasé.
-T'as pas envie de faire la déposition, hein ?
-Question de pragmatisme très cher, tu m'as trainée ici, mais tu ne peux pas forcer mon intérêt. Mais bon Dieu, qu'est-ce qui te semble suspect dans ce suicide ?
-Un témoignage. Des boites d’antidépresseurs vides qui n’ont pas forcément été avalées … Et ça ! Finit le jeune homme en touchant son nez.
-Ah, soupira Simone Clerc, j’aime quand tu fais ton rationnel.
William Luce traversa la pièce à grandes enjambées en direction d’un officier de la police judiciaire. Sa collègue lui emboita le pas. Elle n’avait jamais compris ce qui se passait dans la tête du jeune inspecteur quand ses globes oculaires se mettaient à trembloter, mais leurs dernières affaires lui avaient donné une confiance pragmatique en ces méthodes opaques. William se pencha courtoisement vers l’officier.
-Pourriez-vous me croquer et me photographier tout ce bazar de façon véloce, cher ami et vous occupez d'envoyer la tasse qui trône sur le chevet passer quelques analyses. L’incrédulité de mes collègues souffre mal les délais. Il se retourna vers Simone d’un air facétieux.
-Quoiqu’en dise le légiste, il ne faudra pas passer à côté d’une autopsie pas dit qu’il y ait des benzo dans ce vieux ventre.
-T’es barge, Luce ! Simone Clerc éclata d’un rire moqueur en dévalant bruyamment l’escalier.
William Luce convaincu, s’arrêta devant la porte de l’intentionnée voisine.
IV
Ses mains, blanches et immenses étaient étendues sur ses cuisses tout comme le poids du monde sur son dos.
-Qu’est ce qui est effrayant chez les autres ?-Je ne sais pas… J’ai peur qu’ils me jugent
-Qu’ils vous jugent comment ?
De nouveau il laissa un blanc s’immiscer.
-J’ai peur qu’ils me jugent en mal. J’ai l’impression qu’ils rient de moi. Elle tenta un éclaircissement prudent.
-Vous les avez vus rire ?
- Je ne sais pas… Je ne m’en rappelle plus.
Une avancée puis une impasse, c’était le quotidien de son travail, mais là, les mises en branle se promettaient saccadées et les coups de frein brutaux. Il ne se tenait ni droit ni courbé, une posture indéfinissable, comme le reste. Elle cherchait sans trouver dans ses souvenirs d’œuvres de maître si cette posture lui inspirait la rédemption ou l’inhumanité.
-Et votre père ?
-Qui êtes aux cieux ? Répondit-il soudain hilare. Comme la première fois, elle flaira une pointe désagréable dans son éclat de rire.
-Vous voulez dire que votre père est mort ?
Il leva la tête et sembla fixer un point au plafond. Il ne répondit pas. Quand il fut parti, elle consulta de nouveau son dossier informatique. Une nouvelle transmission infirmière attira son attention. Il avait reçu la visite de sa mère ce week-end, juste après son départ, il avait eu une altercation violente avec un infirmier. En quête de plus de détails, elle sorti prendre un café à l'étage.
L'attente ne fût pas longue. Le psychiatre et chef de service, Gérard Buchon la happa dans le couloir du troisième. C'était un vieux loup de la psychiatrie qui n’avait pas la fraîcheur du débutant mais qui cultivait l’enthousiasme du rigolard. Une façon comme une autre de naviguer tant d’années dans ces eaux troubles sans commencer soi-même à prendre l’eau.
-Tu as reçu le patient de la 304 ? Articula-t-il en soufflant bruyamment car ils marchaient fort vite.
-Monsieur Latour ? Oui, c’est la deuxième fois cette semaine, je me demande si les entretiens ne sont pas trop rapprochés, mais il est très en demande.
-Reçois, reçois. Et tu me diras ce que tu en penses.
Elle faillit sourire. Gérard ne lui demandait son avis que pour la contredire. Elle ne savait pas pourquoi ça le rassurait. Ce n’était qu’une fois qu’il avait eu un avis diamétralement opposé au sien, qu’il pouvait commencer à être vraiment affirmatif. Elle glissa sa carte dans la machine à café et passa commande.Il ne s'interrompit pas.
-T’as lu le dossier ? Continua-t-il, et le diagnostic ?
-Ouais, je suis d’accord, c'est une schizophrénie, mais il y a une tonalité paranoïde forte. Là on est sans doute très près du passage à l’acte. Il est vraiment dissocié et angoissé.
-Ben, je sais pas comment t’appelles ce qui s’est passé avec Didier ! Pour ce qui est du passage à l’acte, soulever un infirmier à trente centimètres du sol, c’est déjà pas mal !
-Et tu l'as pas viré ?
-Non, non il est trop mal. J'ai pensé à un transfert en public mais Montchallant n'a plus de place et l'isolement, s'il n'est pas d'accord, ça risque d'être pire. Je ne sais pas ce qui s'est passé avec Didier.
Elle choisit de ne rien répondre. Didier Jalle était un infirmier qu’elle exécrait. Il animait les réunions de remarques hilarantes sur la maladie mentale.
-Et t'es au courant pour l'enquête ?
Ça, elle aurait pu le trouver comique. L’air mystérieux que prenait Gérard quand il passait aux aveux. Cette manœuvre avait pour but d’attirer l’attention, mais aussi de faire croire à une flatteuse complicité.
-C’est pas dans le dossier mais il y a une enquête en cours. Apparemment, la petite sœur aurait alarmé ses instits et l’éducatrice de la sauvegarde de l’enfance chargée de son suivi. Il y a une suspicion d’attouchements sexuels.
- Suspicions qui portent sur ?
- Ben sur le patient pardi ! Il n’y a pas d’autre bonhomme dans leur palace. En plus, ils dorment dans le même lit, tu t’imagines ?
-Ils ? -Latour et la petite ! Couina Gérard, Tout ça à cause de terreurs nocturnes, tu vois le tableau.
-Y a eu constatation médicale ?
-Non, rien.
-La petite accuse son frère ?
Gérard eut une hésitation. Il craignait que Miss Mileto n'aime pas les raccourcis.
- On a affaire à un milieu extrêmement pathogène, d'où l'enquête. La petite ne parle pas, mais elle dessine. Des trucs plutôt alarmants semble-t-il..
Jena en savait plus. Mais elle ne savait que faire de ces nouvelles informations. Elle se rendit compte qu'elle attendait le weekend avec impatience.
V
On était vendredi et une heure sonnait au clocher du village. Le Docteur Gérard Buchon tira pour la millième fois sur sa blouse. Depuis quelques années, elle avait pris la fâcheuse tendance de rebiquer en dessous de la dernière pression. Il s’expliquait cela par le fait que les blouses que leur fournissait la clinique étaient trop vieilles. La vérité sur cette fronce, n’avait rien avoir avec le relâchement des fibres : les collations entre confrères, les copieux repas de famille et les apéros bien arrosés avaient autant d’effet sur la distension de la peau du ventre du quinquagénaire, que sur le coton de son uniforme.
Un café froid traînait sur son bureau qui siégeait au dernier étage de la clinique du Joli Bois. En réalité, sa proximité avec la machine à café était plus motivée par les rencontres fortuites qu’elle provoquait que par le goût de l’immonde jus noir qu’elle crachait. Il ne quittait jamais la clinique pour sa pause déjeuner. Après avoir avalé ce que la mal-bouffe offrait de pire, il sortait fumer un cigare et rejoignait les lieux silencieux du troisième étage.
Il passait collecter un café et fermait les stores de son bureau entièrement, histoire d’être au moins jusqu’à deux heures de l’après-midi, inscrit aux abonnés absents. De derrière ses stores, il observait le manège des sorties des soignants et de la promenade digestive des patients.Cette activité lui avait permis maintes fois, de démanteler des réseaux clandestins de whisky, de bière parfois de haschich.
Il remarqua le patient blond qui sortait pour la première fois prendre l'air dans l'enceinte. Il lui tournait le dos et faisait face à la grille, les mains dans les poches de son jean, l’air impénétrable. Comme d’habitude. En fait, le plissement des yeux de Gérard Buchon n’aidait absolument pas sa perception. Il était presbyte et distinguait parfaitement, par-dessus ses verres de lunettes, l’animation du parking. Cette mimique était le fruit d’une réflexion intense. Comme il était surpris de la rapidité de cette première promenade, il cherchait par quelque flexion à se figurer ce qui se tramait dans la tête de Jean Stéphane Latour.
Il vit alors une vieille trois cents cinq ralentir près du grillage. Un dinosaure en termes automobiles. Elle s’arrêta complètement à la hauteur du convalescent. Les reflets du par brise ou la crasse qui le recouvrait, le médecin n’en était pas sûr, rendaient impossible la distinction du conducteur. Mais ce ne fut pas la porte gauche qui s’ouvrit. Une grosse femme s’extirpa du côté passager et s’avança vers le grillage.
Le Docteur Buchon reconnu alors la mère du jeune homme.
Il était impossible de la confondre avec une autre. C’était une femme plus que courtaude. Son visage douteux n’était pas maquillé et était écrasé par une tignasse grasse qui pendait en une lamentable queue de cheval. Les racines en étaient brunes et les pointes jaunâtres. Un élastique fatigué et rose fluo servait d’ornement à cette coiffure sommaire. Mme Latour portait ce jour-là, un fuseau noir très moulant, qui glissait en cône jusqu’à des tennis informes et un tee-shirt de la même couleur, avec une énorme bouteille de Kronenbourg imprimée en guise de plastron.
Latour fils fit un pas en avant sans sortir les mains de ses poches. Elle colla ses doigts épais à la grille et articula quelques mots que Gérard Buchon ne pouvait entendre. Son fils finit par la rejoindre, roide comme un automate. La matrone jeta un regard en direction du conducteur qui avait laissé sa vitre fermée, puis glissa sa main dans son col. Elle s’enfonça jusqu’à la moitié de l’avant-bras et Gérard Buchon abaissa ses lèvres malgré lui en expression de dégoût. Madame Latour fouilla son corset comme s’il contenait une bouillie informe puis elle sorti un objet qui échappa à la presbytie du médecin. Elle attendit qu’il soit saisi et tourna aussitôt les talons. Gérard ne pouvait voir l’avant de son corps, mais il se jura que le blond aux airs ouatés avait encore l’objet entre les doigts, la main suspendue quand le véhicule démarra sans un au revoir. Le psychiatre trouva que cette attitude discordait avec les roucoulades qui lui avaient été servies à l’entretien d’entrée pour lequel Madame avait tenu à être présente.
- Bizarre cette famille, marmonna-t-il.
VI
Le temps était agréable et ce weekend tombait à point nommé. Jena et Théo empruntèrent nonchalamment l’idyllique Ponto Vecchio, se mêlant aux vacanciers, et aux vendeurs de camelote, qui déguerpissaient à chaque passage de képi. Les deux côtés de la rue pavée, s’ornaient de devantures clinquantes de jaune or. Une légère bise s’engouffrait dans le corridor grouillant, mais la caresse du soleil leur procurait une douce tiédeur.
Le centre de l’illustre pont s’aérait de trois alcôves qui donnaient sur le sirupeux Arno. Il était surplombé par le Corridor de Vasari, un passage discret qui s’était vu foulé par les pieds les plus nobles. Impressionnée, Jena tenta de s’imaginer la famille Médicis empruntant secrètement le couloir suspendu. Elle n’en avait côtoyé aucun en peinture, mais ce ne fut pas peine perdue. Servie par son imagination galopante, il suffit qu’elle leva la tête vers les petites ouvertures pour visualiser les dames crêpées et blafardes sous leurs fards, froissant d’une main baguée la tulle et le velours de leur robe et pressant le pas vers l’office.
- A quoi tu penses ? Lui demanda Théo, en glissant son bras autour d’elle.
-A rien, je rêve. répondit-elle.
Le Palazzio Pitti restait une bâtisse imposante, même après la visite de la titanesque coupole del Duomo. Il dominait massivement la place du même nom avec sa carrure monumentale et sa façade de pierres enchâssées. Ils choisirent de visiter la galerie Palatine qui se composait de vingt salles aux interminables plafonds et aux murs saturés d’œuvres de maîtres de la renaissance italienne. En traînant les pieds dans ses chambres et autres cabinets gigantesques. Jena laissait vagabonder son esprit. Elle faisait revivre les âmes bien nées et les imagina traverser prestement ces salles immenses, dans le bruissement de leurs costumes extravagants, le monde suspendu au bout de leurs délicats doigts de monarques.
En tournant sur elle-même à la recherche de Théo, elle découvrit fortuitement une petite œuvre en clair-obscur qui représentait un amour.
L’ange grassouillet était allongé sur le flanc et son visage émergeant des ténèbres n’avait aucun éclat. Elle trouva sordide qu'aucun élément n’indique si l’enfant était assoupi ou mort. Elle se planta devant l’œuvre pour tenter d’en tirer quelque conclusion et se trouva fort mal à l’aise face à cet hermétisme médusant. Elle se remémora alors qu’elle avait éprouvé une gêne et peut être aussi une fascination encore plus forte, face à un ange plus blond mais tout aussi éteint : Jean Stéphane Latour.
- L'ange blond, ça lui va si bien...
Le corps boudiné était couché sur le ventre. Le peintre n’avait ajouté aucune touche chaude pour donner l’illusion d’une vie palpitant sous la peau.
-Inquiétante étrangeté, murmura-t-elle.
L'instant d'après, elle pesta de se rappeler le travail en un instant pareil. -Peur, peur.
-J'ai peur. Ne le dis pas Jean Stéphane, ne le dis pas ! Tu sais ce qu'il vont te faire.
Jean Stéphane Latour tournait en rond dans la chambre individuelle d'une dizaine de mètres carrés. La visite impromptue qu'il venait d'avoir à la grille de l'établissement semblait le bouleverser.
-Pourquoi elle est venue ? Pourquoi ? Ils mijotent. Encore et encore.
Il frappa un coup retenu sur l'un des murs.
-Et la brune ? Pas là, bien-sûr. Elle me questionne et après plus rien ! Quoi faire, quoi faire, quoi faire. Ne dis rien Jean Stéphane. Ils vont encore te donner des médicaments, ils vont penser que ce sont les voix. Non ne dis rien.
Il éclata d'un rire nerveux. Et continua pour lui-même.
-Et le psychiatre - Nouveau rire - Le psychiatre ! Sa voix se fit de nouveau très dure. -Qu'est-ce-qu'il y comprend lui ? Qu'est-ce qu'ils y comprennent tous ? Non, ne dis rien.
Le jeune homme tourna pendant des heures le visage fermé et les mains tourmentées.
VII
- Qu’est-ce que tu farfouilles encore ?
L’inspecteur Simone Clerc glissa un regard inquisiteur par l’entrebâillement de la porte. Le bureau de William Luce était un fourre-tout spacieux et très mal éclairé. L’intéressé garda les yeux rivés sur son écran et feint une surdité profonde avec panache. Son silence ne mit aucunement fin à l’examen et Simone fit apparaître le reste de sa physionomie sous l’éclairage des plafonniers.
-Tu y vois quelque chose la dedans ?
-Tu veux dire là-dedans ? William Luce frappa son crane d’un index dynamique.
-Non, là je suis sûre que la lumière est définitivement éteinte. Qu’est-ce que tu fous encore derrière ton écran ?
-Sais-tu de quel argot vient le verbe foutre, ma chère Simone ?
-Veux pas savoir !
-Tu es forte en Stats ?
-En quoi ?
-En Statistiques…
-De mieux en mieux ! Simone Clerc feignait aussi bien le désintérêt que William Luce jouait le sourd profond. Elle posa une fesse interloquée sur le bureau du mathématicien raté.
-Toutes infos confondues, nous recueillons environ deux cent faits mensuels méritant notre attention.Une bouche s’ouvrit et William interrompit sa collègue de la main.
-Si on inclut le fax, le téléphone, l’intranet, mais qu’on exclut tous les parasites informationnels et les mauvaises adresses.
-Soit.
-Si on divise treize par deux cent on obtient un ratio de 0,75.
-Pardi ! Ironisa Simone en frappant son front de sa paume.
Luce l’ignora et continua sur le même ton suave.
-Soit 7,5 %.De carottes ?
-Non de signalement de disparition de personnes âgées.
-Tu as raté ta vocation Luce, tu aurais dû faire gériatrie.
-Je voulais être mathématicien, Simone, tu n’écoutes pas quand je parle.
-Qu’est-ce qu’un mathématicien raté conclu du nombre de fugues Alzheimer ?
L’inspecteur Luce exécuta une révolution complète de fauteuil, puis s’immobilisa les pulpes de doigts jointes et les lèvres en chou-fleur. L’effet dramatique fut rompu par une pluie de crayons à papier qui résulta d’un mauvais freinage.
-Rien d’inquiétant.
-Alors permets-moi de réitérer ma question : qu’est-ce que tu fous derrière ton écran ?
-Il apparaît que le taux moyen de fugues chez les personnes âgées atteintes de démence Alzheimer est de 56%. Dans quelques-uns des cas, la police est sollicitée. -Et ?
-Et dans cent pour cent des cas, les personnes signalées sont retrouvées… vivantes, ou pas.
-Et ?
- Sur les 13 signalements faits le mois derniers, deux n’ont pas été retrouvés. -Bizarrerie statistique ?
- La statistique descriptive n’interprète pas, ma chère. -Et alors ? -Et alors, bizarrerie tout court !
Aux alentours de vingt et une heure, William Luce regagna un studio lilliputien, sous les tuiles lézardées d’un hôtel reconverti. Dans l’entrée un halogène moderne et inefficace éclairait essentiellement le plafond. Il fit sauter ses tennis blanches avec prestance et appliqua ses deux paumes sur un des murs. D’une torsion du buste, il émit une série de craquements sinistres et un long soupir de satisfaction.
-Home sweet home !
Une pénombre tranquille régnait dans la seconde partie de l’habitation, trouée en son centre par un point luminescent rouge. Un relent entêtant de café interminablement bouilli régnait dans la trentaine de mètres carrés. Luce jura en enfonçant rageusement l’interrupteur de la machine malodorante. Il attrapa un verre coloré et frappé d’une marque de soda et y versa un liquide ambré et sirupeux.
Encombré de cette horrible vaisselle et d’une télécommande carrément abimée, il se nicha entre les lattes manquantes du clic-clac et étendit ses jambes sur la table basse. L’écran se mit à diffuser des images dénuées d’intérêt informatif et esthétique et il se sentit enfin serein. Ses doigts minces et prestes renversèrent le verre et l’ambre inonda lentement sa lèvre supérieure. Des gouttelettes dorées perlèrent sur l’ombre naissante de l’arc de Cupidon, bien après que William Luce se fut désintéressé de la boisson pour plonger son regard loin, très loin derrière l’écran du téléviseur.
L’audition de Paulette Cremente avait forcé l’attention du jeune inspecteur. Cette nonagénaire étonnamment vaillante était entichée de détails et l’accroc du pull de Luce n’était pas passe inaperçu. Penaud, il avait dû évoquer le clou négligemment laisse sur un angle de meuble depuis des mois. L’aïeule avait eu les yeux brillants. Emile Lacambre vivait seul depuis la mort de son épouse, survenu deux décennies plus tôt. La petite veille l’avait depuis inondé de ces sollicitudes presque toutes éconduites.
-Monsieur Emile aussi était négligent aussi, mais c’était surtout un rustre. Oh, il n’avait pas mauvais fond et puis le seigneur nous demande de tendre l’autre joue... Mais ce n’était pas mon voisin le plus aimable, voyez-vous. Les gens rustres se croient dotés d’une grande force morale. En réalité, ils sont à la merci des personnes qui savent leur dire ce qui leur plaît d’entendre.
Luce avait hoché la tête et la petite vielle avait levé un doigt court et osseux.
-Monsieur Emile s’est entouré de bien mauvaises personnes. J’ai tenté de l’aider mais ce gougeât ne s’est jamais privé de claquer les portes ! Il a même réussi a se brouiller avec l’association des anciens combattants qu’il fréquentait. Alors vous voyez ?
-Ce sont des personnes qu’il connaissait ?
-Pensez-vous, ce malotru n’avait plus de famille et il était pingre a en manger des épluchures. Paulette Cremente avait plongé son regard noir olive dans le regard du jeune inspecteur.
-Je pense que ce vieux fou s’était mis à faire des projets que l’on fait quand on a vingt ans.
Elle avait frappé sa tempe bleuie par le temps et attendu l’effet de ses révélations. William Luce avait soupiré en se renversant sur le dossier de la chaise de bois. Impatiente, elle avait repris :
-C’était un jeudi, il pleuvait des cordes et Monsieur Emile avait un manteau si élimé aux épaules qu’on aurait presque pu voir a travers. Il n’avait pas de parapluie, et je l’ai entendu descendre. Mais je n’ai pas eu le temps d’aller chercher mon parapluie, il a descendu les marches du plus vite qu’il pouvait… Mais j’ai bien eu le temps de reconnaitre sa pochette bleue ou il rangeait ces papiers de banque…. Si vous voulez mon avis, vu son air secret, il n’allait pas y faire quelque chose d’habituel… L’inspecteur avait voulu éclaircir quelques zones ombrageuses et il avait interrompu la conteuse :
-Comment connaissiez-vous si bien les effets de Monsieur Lacambre ?
-C’est que je lui ai fait son ménage jusqu'à y il a deux ans, Monsieur. Et puis j’ai été incapable de continuer à cause des rhumatismes.
Elle avait levé ses poignets maigres, puis elle avait baissé la voix.
-Et puis, il a engagé cette femme de ménage et a partir de là, il est devenu tellement distant.
-Que voulez-vous dire ?
L’aïeule leva un sourcil espiègle.
-Vous savez parfois, surtout à mon âge, on sent les choses d’une façon qui est indescriptible, alors on se tait…
Elle avait eu un triste soupir.
-Et après on reste avec ses regrets.
-Pourtant, expliquer le pourquoi et le comment reste impossible.
-Oui, c’est cela, mon garçon… Elle s’était penchée et avait tapoté sa main, avec un sourire amer sur ses vieilles lèvres.
-Qu’est-ce que vous avez ressenti Madame Cremente ?
Elle s’était reprise et avait répondu un peu plus fort :
-Cette femme, elle avait… Elle avait un sourire plein de noirceur, si je puis m’exprimer ainsi. Je me suis tout de suite dit qu’elle serait mauvaise pour Monsieur Emile…
-Auriez-vous un nom ou une adresse à me transmettre, Madame ?
-Pas du tout, Emile a dû engager cette personne de façon officieuse. Elle plissa ses yeux et martela l’accoudoir de bois. Je me demande bien comment il a bien pu la rencontrer et surtout, lui faire suffisamment confiance pour l’introduire dans le saint des saints… Une si noire personne…
-Pourriez-vous me la décrire, demanda l’inspecteur Luce qui avait toute confiance en l’efficience des perceptions inexplicables…
-Passons à la cuisine boire un thé, je vais vous en faire le portrait le plus fidèle possible.
-J’en suis sûr.
Les barres lumineuses du réveil digital indiquaient vingt-trois heures trente. La niche du clic-clac s’était transformée en abysse sans fond dans lequel Luce abimait ses vertèbres. Comme à chaque fois qu’il pensait croiser la trame de l’absurde ou tout du moins de l’opaque, il secoua lentement la tête de gauche a droite. Il murmura un doigt sur les lèvres.
-Bizarrerie.