La blondeur de la nuit partie 2

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VII - Qu’est-ce que tu farfouilles encore ? L’inspecteur Simone Clerc glissa un regard inquisiteur par l’entrebâillement de la porte. Le bureau de William Luce était un fourre-tout spacieux et très mal éclairé. L’intéressé garda les yeux rivés sur son écran et feint une surdité profonde avec panache. Son silence ne mit aucunement fin à l’examen et Simone fit apparaître le reste de sa physionomie sous l’éclairage blafard des plafonniers. -Tu y vois quelque chose la dedans ? -Tu veux dire là-dedans ? William Luce frappa son crane d’un index dynamique.  -Non, là je suis sûre que la lumière est définitivement éteinte. Qu’est-ce que tu fous encore derrière ton écran ? -Sais-tu de quel argot vient le verbe foutre, ma chère Simone ? -Veux pas savoir ! -Tu es forte en Stats ? -En quoi ? -En Statistiques… -De mieux en mieux ! Simone Clerc feignait aussi bien le désintérêt que William Luce jouait le sourd profond. Elle posa une fesse interloquée sur le bureau du mathématicien raté.  -Toutes infos confondues, nous recueillons environ deux cent faits mensuels méritant notre attention.Une bouche s’ouvrit et William interrompit sa collègue de la main. -Si on inclut le fax, le téléphone, l’intranet, mais qu’on exclut tous les parasites informationnels et les mauvaises adresses. -Soit. -Si on divise treize par deux cent on obtient un ratio de 0,75. -Pardi ! Ironisa Simone en frappant son front de sa paume. Luce l’ignora et continua sur le même ton suave. -Soit 7,5 %.De carottes ? -Non de signalement de disparition de personnes âgées. -Tu as raté ta vocation Luce, tu aurais dû faire gériatrie. -Je voulais être mathématicien, Simone, tu n’écoutes pas quand je parle.  -Qu’est-ce qu’un mathématicien raté conclu du nombre de fugues Alzheimer ? L’inspecteur Luce exécuta une révolution complète de fauteuil, puis s’immobilisa les pulpes de doigts jointes et les lèvres en chou-fleur. L’effet dramatique fut rompu par une pluie de crayons à papier qui résulta d’un mauvais freinage.  -Rien d’inquiétant. -Alors permets-moi de réitérer ma question : qu’est-ce que tu fous derrière ton écran ? -Il apparaît que le taux moyen de fugues chez les personnes âgées atteintes de démence Alzheimer est de 56%. Dans quelques-uns des cas, la police est sollicitée. -Et ? -Et dans cent pour cent des cas, les personnes signalées sont retrouvées… vivantes, ou pas. -Et ? - Sur les 13 signalements faits le mois derniers, deux n’ont pas été retrouvés. -Bizarrerie statistique ? - La statistique descriptive n’interprète pas, ma chère. -Et alors ? -Et alors, bizarrerie tout court ! Aux alentours de vingt et une heure, William Luce regagna un studio lilliputien, sous les tuiles lézardées d’un hôtel reconverti. Dans l’entrée un halogène moderne et inefficace éclairait essentiellement le plafond. Il fit sauter ses tennis blanches avec prestance et appliqua ses deux paumes sur un des murs. D’une torsion du buste, il émit une série de craquements sinistres et un long soupir de satisfaction. -Home sweet home ! Une pénombre tranquille régnait dans la seconde partie de l’habitation, trouée en son centre par un point luminescent rouge. Un relent entêtant de café interminablement bouilli régnait dans la trentaine de mètres carrés. Luce jura en enfonçant rageusement l’interrupteur de la machine malodorante. Il attrapa un verre coloré et frappé d’une marque de soda et y versa un liquide ambré et sirupeux. Encombré de cette horrible vaisselle et d’une télécommande carrément abimée, il se nicha entre les lattes manquantes du clic-clac et étendit ses jambes sur la table basse. L’écran se mit à diffuser des images dénuées d’intérêt informatif et esthétique et il se sentit enfin serein. Ses doigts minces et prestes renversèrent le verre et l’ambre inonda lentement sa lèvre supérieure.  Des gouttelettes dorées perlèrent sur l’ombre naissante de l’arc de Cupidon, bien après que William Luce se fut désintéressé de la boisson pour plonger son regard loin, très loin derrière l’écran du téléviseur. L’audition de Paulette Cremente avait forcé l’attention du jeune inspecteur. Cette nonagénaire étonnamment vaillante était entichée de détails et l’accroc du pull de Luce n’était pas passe inaperçu. Penaud, il avait dû évoquer le clou négligemment laisse sur un angle de meuble depuis des mois. L’aïeule avait eu les yeux brillants. Emile Lacambre vivait seul depuis la mort de son épouse, survenu deux décennies plus tôt. La petite veille l’avait depuis inondé de ces sollicitudes presque toutes éconduites.   -Monsieur Emile aussi était négligent aussi, mais c’était surtout un rustre. Oh, il n’avait pas mauvais fond et puis le seigneur nous demande de tendre l’autre joue... Mais ce n’était pas mon voisin le plus aimable, voyez-vous. Les gens rustres se croient dotés d’une grande force morale. En réalité, ils sont à la merci des personnes qui savent leur dire ce qui leur plaît d’entendre. Luce avait hoché la tête et la petite vielle avait levé un doigt court et osseux. -Monsieur Emile s’est entouré de bien mauvaises personnes. J’ai tenté de l’aider mais ce gougeât ne s’est jamais privé de claquer les portes ! Il a même réussi a se brouiller avec l’association des anciens combattants qu’il fréquentait. Alors vous voyez ? -Ce sont des personnes qu’il connaissait ? -Pensez-vous, ce malotru n’avait plus de famille et il était pingre a en manger des épluchures. Paulette Cremente avait plongé son regard noir olive dans le regard du jeune inspecteur. -Je pense que ce vieux fou s’était mis à faire des projets que l’on fait quand on a vingt ans. Elle avait frappé sa tempe bleuie par le temps et attendu l’effet de ses révélations. William Luce avait soupiré en se renversant sur le dossier de la chaise de bois. Impatiente, elle avait repris : -C’était un jeudi, il pleuvait des cordes et Monsieur Emile avait un manteau si élimé aux épaules qu’on aurait presque pu voir a travers. Il n’avait pas de parapluie, et je l’ai entendu descendre. Mais je n’ai pas eu le temps d’aller chercher mon parapluie, il a descendu les marches du plus vite qu’il pouvait… Mais j’ai bien eu le temps de reconnaitre sa pochette bleue ou il rangeait ces papiers de banque…. Si vous voulez mon avis, vu son air secret, il n’allait pas y faire quelque chose d’habituel… L’inspecteur avait voulu éclaircir quelques zones ombrageuses et il avait interrompu la conteuse : -Comment connaissiez-vous si bien les effets de Monsieur Lacambre ? -C’est que je lui ai fait son ménage jusqu'à y il a deux ans, Monsieur. Et puis j’ai été incapable de continuer à cause des rhumatismes. Elle avait levé ses poignets maigres, puis elle avait baissé la voix. -Et puis, il a engagé cette femme de ménage et a partir de là, il est devenu tellement distant. -Que voulez-vous dire ? L’aïeule leva un sourcil espiègle. -Vous savez parfois, surtout à mon âge, on sent les choses d’une façon qui est indescriptible, alors on se tait… Elle avait eu un triste soupir. -Et après on reste avec ses regrets. -Pourtant, expliquer le pourquoi et le comment reste impossible. -Oui, c’est cela, mon garçon…  Elle s’était penchée et avait tapoté sa main, avec un sourire amer sur ses vieilles lèvres sèches. -Qu’est-ce que vous avez ressenti Madame Cremente ? Elle s’était reprise et avait répondu un peu plus fort :  -Cette femme, elle avait… Elle avait un sourire plein de noirceur, si je puis m’exprimer ainsi. Je me suis tout de suite dit qu’elle serait mauvaise pour Monsieur Emile… -Auriez-vous un nom ou une adresse à me transmettre, Madame ? -Pas du tout, Emile a dû engager cette personne de façon officieuse. Elle plissa ses yeux et martela l’accoudoir de bois. Je me demande bien comment il a bien pu la rencontrer et surtout, lui faire suffisamment confiance pour l’introduire dans le saint des saints… Une si noire personne…  -Pourriez-vous me la décrire ? Demanda l’inspecteur Luce qui avait toute confiance en l’efficience des perceptions inexplicables… -Passons à la cuisine boire un thé, je vais vous en faire le portrait le plus fidèle possible. -J’en suis sûr. Les barres lumineuses du réveil digital indiquaient vingt-trois heures trente. La niche du clic-clac s’était transformée en abysse sans fond dans lequel Luce abimait ses vertèbres. Comme à chaque fois qu’il pensait croiser la trame de l’absurde ou tout du moins de l’opaque, il secoua lentement la tête de gauche a droite. Il murmura un doigt sur les lèvres. -Bizarrerie. VIII Les blouses se balançaient dans les casiers et l’ambiance était franchement débraillée dans le réfectoire de la clinique du Joli Bois. Deux tables dressées de crépon blanc, présentaient un buffet coloré. Une foule joyeuse piaffait, s’esclaffait ou murmurait sournoisement. Louvoyant près d’un coin de table qui abritait les deux ou trois bouteilles de  rosés de Provence, Gérard Buchon avait les yeux brillants. Quelques verres aidant, il se mit à  lorgner ostensiblement le décolleté de Monique Deschênes.  La loquace Monique Deschênes avait été avant son divorce d’une banalité si parfaite, que Gérard Buchon n’avait même pas distingué les courbes de sa silhouette et le vert de ses yeux. Elle abhorrait depuis des tenues beaucoup moins orthodoxes, c’est en tous les cas, ce qu’il avait entraperçu entre les pressions de sa blouse, ou au sortir des vestiaires. Surpris par la poussée de son propre désir, le psychiatre avait d’abord trouvé son penchant parfaitement déloyal. Bien sûr, l’image de félicité à laquelle lui et Madeleine avaient jadis cru avait été maintes fois émaillée par ses tromperies. Mais jusqu’à là il s’était cantonné à nourrir son narcissisme affamé de bénignes idylles et conservé à Madeleine sa place de première dame.  Alors que l’honnête homme louchait donc sur la présentation de ce coquet spécimen , l’aide-soignante se plia pour éponger une goutte de breuvage, non sans lui avoir adressé au préalable, son moins mièvre regard. Ces ablutions firent inopinément bondir la gorge de Monique. Gérard manqua de coller le bord de sa coupe en plastique à coté de ses lèvres et commença à jauger le danger d’une telle activité de déchiffrage de la nature animale de l’homme … et de la femme. Cependant, son champ visuel étant fortuitement plus large que le buste de la belle divorcée, il crut percevoir un mouvement derrière les reflets de la baie vitrée. L’absence de perspective lui rendait impossible toute représentation de l’endroit et il ne sut pas que penser du supposé mouvement furtif. Était-ce un bug du fonctionnement perceptif surchargé d’informations sensorielles ? Il se trouva suffisamment interloqué, pour s’intéresser de plus près aux défections de son système nerveux central. La nuit était tombée sur le petit village de Provence et il était trop tard pour la sortie d’un patient et trop tôt pour le départ d’un de ses collègues passablement éméché. Alcoolisé lui-même, le médecin se senti secoué d’un dernier sursaut. Ce fut plus sa suffisance que sa conscience professionnelle qui le contraint à rouler des épaules jusqu’aux portes coulissantes et à poser son doigt sur le loquet.  L’ombre prétendument perçue, aurait dû être perchée sur le haut de la grille, soit environ deux mètres cinquante au-dessus du sol. Impossible !  Gérard Buchon savait que les environs abritaient quelques chats avertis qui venaient quémander les restes de repas aux patients les plus empathiques, ou les plus seuls. L’un d’entre eux était justement tapi sous un moteur sans doute tiède et lui décochait un regard phosphorescent. Il toussota et se décida très vite à refermer l’accès vitré sur la fraîcheur du soir.   -Hé Monique, Héla le théoricien du Vendredi soir, tu as déjà entendu parler de la zoothérapie ?IX -Devine ce que j’ai dans les mains… Simone Clerc ne passa que la moitié de son corps dans l’entrebâillement de la porte. Les cheveux de William Luce avait été rendus hirsutes par une matinée entière d’astiquage indécis. Son corps fourbu était incliné péniblement sur une demi-tonne de paperasses ajournées.  Flattant ses lombaires raides, il se reprocha une nouvelle fois, d’avoir cédé au sommeil, assis dans la cagette qui lui servait de clic clac. Il senti le regard inquisiteur de sa collègue passer son aspect débraillé en revue, il opta donc pour une réponse décontractée. Les bras par-dessus la tête et la mâchoire déformée par un bâillement incommensurable, il  croassa un ‘quoi’ détaché. - Le rapport d’autopsie du légiste. Les bras de William Luce redescendirent lentement le long de son corps et il prit son air le plus candide. - Tu t’intéresses aux disparitions de papys, maintenant ?  Il avait accentué les p en dessinant des guillemets imaginaires dans l’air.  Simone cala un poing revêche sur sa hanche et seul un coin minuscule de l’écrit convoité resta visible. Sa voix pris une intonation ténébreuse et comme à chaque fois qu’elle sollicitait une attention religieuse, elle l’appela par son prénom.  -William, Il n’y avait rien dans l’estomac de Lacambre.                               Il marqua un silence. - D’autres traces ? - T’attends pas à des miracles : pas de traces d’injection ou de quelconque intromission, du moins pas de traces visibles. Le vieux n'avait pas du tout envie de se retrouver en institution malgré lui… Les différents éléments s’assemblaient dans l’esprit de William Luce, qui ne fixait plus du tout l’éventail de feuilles dans le dos de sa collègue. Il souffla distraitement.  - Et ? - Il cachait ses chutes… Autrement dit, son corps était couvert de bleus. L’aiguille dans la meule de foin, quoi… - Quel était le taux de benzodiazépines ? - Au-dessus de la moyenne, mais rien de bien faramineux. Peut-être un peu automédication. Ce qui bien sûr, en cas de maladie cardiaque ou rénale, peut être du plus mauvais effet. - C’était son cas ? - Et oui ! Malgré deux opérations réussies, rien ne pouvait suspendre complètement le vieillissement des épithéliums. Drôle de chose que la vie…. - Conclusion ? Enchaîna Luce fiévreusement. - Conclusion sur les causes du décès : arrêt cardiaque, voilà tout. - Il serait mort de sa belle mort ? - Belle, je sais pas, naturelle, c’est ce que conclu le rapport. Le jeune inspecteur leva un index agacé.  - Rapport fait à l’arrache, car comme tu le relevais si bien ma chère Simone, on ne déclenche pas le plan Orsec a chaque mort de papy Alors, selon ces conclusions médicales de pointe, que faire de tout le cérémonial costumé qui semble avoir précédé le grand départ de Monsieur Lacambre ? Il y eut un autre silence, peut-être gêné, peut-être satisfait.  - Peut-être attendait-il du monde, ça faudrait le tirer au clair avec sa voisine. - C’est tout tiré, Simone…  Et on cherche donc une blonde au black… - C’est quoi ça, un profil Meetic ? Comme les fois précédentes, il arriva à l’heure. Il avait troqué son jean habituel pour un sobre bas de jogging blanc et noir et un tee-shirt anthracite. Il avait coiffé ses boucles et se tenait raide les bras le long de corps, comme devant un peloton d’exécution, sauf que rien chez lui ne transpirait la peur, ni quelconque émotion par ailleurs. Elle ne put s’empêcher de le détailler et se félicita bêtement de remarquer que quelque chose de sa tension corporelle avait disparu. Ses pupilles étaient minuscules dans l’acier de ces yeux. Elle trouva son regard changé, mais ne put se apprécier dans quelle mesure ceci constituait un gain ou une perte.  Il ne répondit pas à sa salutation silencieuse mais émis un long soupir animal alors qu’il passait l’embrasure de la porte, l’échine basse et l’œil fixe. Elle usa tout de même des civilités d’usage : - Installez-vous je vous en prie, murmura t-elle, comme se rappelant inconsciemment que les débuts de la civilisation humaine avaient été conjoints à ce genre de rites.   Il prit un siège, toujours entouré de son aura silencieuse. Elle rompit le silence après quelques instants. - Où en étions-nous ? Les coudes appuyés sur ses genoux, il joignit ses deux mains et planta enfin son regard dans le sien : -Vous croyez à la vengeance ? Elle eut l’impression qu’une goutte de sueur perlait  à son front, mais la pulpe de ses doigts ne la trouva pas. -Et vous ? -Il y a des choses sans sens qui me traversent. -Est-ce que des voix vous parlent ? -Non, je ne supporte pas les voix des autres et le bruit de la foule, mais quand je suis seul, je n'entends que le silence. -Vous recherchez donc la solitude. -Oui, mais il ne me laisse pas tranquille. -Qui ça ? -L'autre. -L'autre ? -En plus, il est de mèche avec elle. Ils me surveillent. Parfois, ils veulent ma mort, parfois, il veulent bien que je vive. Mais c'est pour m'utiliser, ça je l'ai bien compris. -Qui est elle ? -Ma mère.X Zarah Zekah soupira pour la troisième fois et changea de station sur le vieux poste radio de sa Clio. Les routes du réseau communal étaient partiellement endommagées, et elle avait parfois l’impression de sentir ses reins palpiter en fin de journée. Les enceintes crachotèrent le dernier single  en vogue et elle se mit à fredonner en balançant la tête d’une épaule à l’autre. La jeune éducatrice était impatiente d’aller se lover sur le sofa de son coquet studio, en grignotant des biscuits salés devant les séries des chaînes câblées. Pourtant, elle devait encore se rendre à une destination bien particulière, perdue au milieu des vignes. La famille de son ultime visite habitait une adresse aussi étrange que l’impression qu’elle prodiguait à tout hôte. Zarah était issue d’une famille d’immigrés marocains, dont elle était restée l’enfant unique pendant treize ans. La naissance du petit Kamel, trisomique vingt et un, avait été une onde de choc dans la platitude de son adolescence. Elle était tombée amoureuse de ses zézaiements tardifs et avait gardé un œil de louve sur lui. Encore aujourd’hui, elle offrait une joue volontaire aux baisers mouillés de ce poupon d’un mètre soixante-dix.  Son choix de carrière n’était pas étranger à la vocation que Kamel avait éveillée dans l’esprit exalté de la jeune fille.   Elle avait peut-être ressenti quelque chose de semblable pour Faustine Latour. Elle affectionnait cette fillette silencieuse qui amoncelait patiemment des coloriages irréprochables sur l’aggloméré de son coin cuisine, mais elle détestait emprunter à pied ce triste chemin boueux… Surtout au crépuscule.  Sous un ciel subtilement orangé, la Clio bifurqua sur la droite et le chemin devint cahoteux. La musique jouait maintenant en sourdine. Mademoiselle Zekah claqua la portière en lorgnant l’harmonieux mas provençal qui se découpait sur le ciel maintenant sanguin et s’intima à se tenir droite comme la justice. Les Latour occupaient un camping-car plus que modeste à quelques centaines de mètres du mas. Le propriétaire de la bâtisse avait implanté dans la niche de l’arrière-cour, un parc de caravanes d’occasion et des sanitaires qu’il louait à quelques saisonniers. Devant le camping-car bleu gitane et rouille, quelques meubles de jardin en plastic exhibaient, comme des volutes, plusieurs couches de poussière et d’humidité mêlées. La porte fit un bruit creux sous l’index de l’éducatrice. Elle regarda l’horizon se couvrir de son voile vespéral, dans le silence presque religieux des treilles. Des pieds glissèrent sur le plancher, derrière l’infime cloison.  Quand Suzanne Latour ouvrit la porte, elle la gratifia d’une grimace de circonstance et recula de mauvaise grâce pour lui céder le passage dans l’habitacle. L’énorme femme blonde vouait, à tout ce qu’elle associait à une forme d’autorité, une crainte convenue. Elle marmonna donc des salutations brouillonnes avant de se retourner vers le côté cuisine du camping-car. Après avoir pris une inspiration courte et grasse, elle beugla le prénom de sa fille, comme si ses facultés obtuses ne pouvaient tenir compte de l’exiguïté de son habitat.  Zarah zekah serra imperceptiblement les poings et engagea ses talons boueux sur la marche métallique. Faustine Latour était penchée sur une petite table amovible, comme toujours aussi ravissante qu’une poupée de porcelaine, comme toujours aussi muette. Une foule de feutres colorés étaient disposés en gerbe sur le bureau improvisé, et la fillette continuait de fixer toute son attention sur la feuille qu’elle avait colorée aux trois quarts.  L’enquête sociale avait commencé après un signalement de la part de l’école primaire de Faustine Latour. L’institutrice était inquiète des absences et de l’attitude quasi autistique de la fillette, qu’elle avait même faillit l’oublier en salle d’étude. Plus encore, l’enseignante avait un jour ramassé une copie avait éveillé plus que sa perplexité. Sur une feuille A4 magnifiquement colorée l'enfant  avait représenté une fillette qu'un grand personnage transperçait d’un glaive.  L’équipe de Zarah Zekah ne s’était pas contentée de relever la symbolique sexuelle du dessin de l’enfant, mais avait aussi mis le doigt sur les concordances chronologiques troublantes, entre le mal être de la fillette et l’aggravation de l’état de son frère aîné. Quelques conclusions avaient été hâtives mais bienvenues pour consolider le vertige nauséeux que provoquent des images frappées d’un tel sceau.  L’éducatrice était donc résolue à nager lentement, et rendait, malgré son rebut pour la boue et l’étrangeté, des visites hebdomadaires à la petite aphone. Ces moments provoquaient toujours chez Zarah un malaise difficile à masquer.XI Les locaux de l’association des anciens combattants étaient sobrement meublés et respiraient une odeur de lavande proprette. Le carrelage mat ne brillait d’aucun feu, mais sa surface comme ses jointures étaient irréprochables. William Luce jeta un œil à ses tennis souillées et ses pieds lui parurent un instant rivés au sol. Il ébouriffait sa nuque, quand quelque chose le fit sursauter. - Il n’y a pas de permanence aujourd’hui lança une voix féminine quelque part sur sa droite.  Une porte s’était ouverte si silencieusement, que l’inspecteur n’avait pas vu arriver la sexagénaire au pull mauve et a la brosse sévèrement ordonnée. Il n’eut pas le temps de la détailler plus avant, elle arrivait a sa portée, un regard franc et rectiligne en guise de toute hospitalité.  -Dans ce cas quelqu’un a du oublier de refermer la porte, chère Madame. -Non, Je suis là pour l'entretien. Vous cherchez quelque-chose, Monsieur ? -Je suis le lieutenant de police William Luce. Cette fois, une expression de surprise anima le visage de la sexagénaire.  -C’est à quel propos ? -Et bien j’aurais besoin de quelques éclaircissements a propos de la fréquentation de Monsieur Emile Lacambre. Madame ? Une pesanteur tomba alors sur le visage sévère.  -Je suis Colette Marchal, veuve d’ancien combattant. Je vous en prie.Après avoir fermé l’entrée, elle l’invita à la suivre derrière la porte muette et elle lui versa une tasse de café brûlant. La deuxième pièce était plus petite et moins bien éclairée. Un ficus parfaitement dépoussiéré siégeait dans le coin le plus obscur. Colette Marchal s’assit lentement, une tasse ébréchée entre les mains.-Je suis désolée, nous n’avons que du décaféiné.-Je vous en prie. -Monsieur Lacambre était un fervent défenseur de ces principes justement, mais à la suite de certains différends, il ne ne faisait plus partie de l’association. Cependant, nous nous sommes avons tous tenus à lui rendre un dernier hommage et nous étions tous sans exception, à ses obsèques.-De quel genre de différends parlez-vous ?-Et bien… il s’est passé des choses bizarres ces derniers temps avec lui. Nous soupçonnions tous un début d’Alzheimer, mais aucun d’entre nous n’a eu le courage de faire quelque chose… Il avait toujours dit préférer la mort à la maison de retraite. Elle posa sa tasse de café et pris un air absorbé, lui offrant un profil soucieux. Sa peau fine et opaline était parcheminée de ridules, et rosée sur le bout de son nez aquilin. Ses doigts manucurés formaient des nœuds douloureux à chaque phalange et tripotaient les brèches de la porcelaine avec délicatesse. Son énorme poitrine soulevait les mailles mauves à une cadence lente et régulière et Luce lui trouva des airs de mère Courage.   -Vous savez pour ces gens valeureux qui se sont sacrifiés pour des valeurs de liberté, se retrouver en état de dépendance est inconcevable. Il est difficile de les suivre sur le chemin du déclin, mais chacun d’entre nous devrait avoir le droit inaliénable de choisir l’endroit où il veut finir ses jours. Mon mari n’est pas mort au combat et je l’ai accompagné douloureusement, jusqu'à la fin… alors je ne pouvais pas faire ça. William Luce eut la pudeur de laisser s’écouler quelques instants avant de poser la question suivante. -Qu’est ce qui vous a fait penser à un Alzheimer chez Monsieur Lacambre. A-t-il été testé ? Elle eut un sourire triste. -Non. On juste eu comme qui dirait, la puce à l’oreille. Émile est toujours passé pour un pingre, ici et ailleurs, mais il ne ratait jamais les deux voyages annuels organisés par l’association. Il adorait découvrir et redécouvrir le patrimoine et le terroir français. Surtout ses vins – Elle rit - Et puis, soudainement, il est arrivé un jour ici, très remonté et a exigé qu’on lui rende le forfait du voyage organisé. Vous pensez bien que quelques semaines avant le départ, il avait déjà été investi. Le président s’est interposé, ils ont eu une dispute houleuse durant laquelle il nous a accusés de lui faire gaspiller son argent. Il a refusé de compter parmi nos membres a partir de ce jour et nous ne l’avons plus revu. -C’est cet épisode particulier qui vous a fait soupçonner un début de démence ? - Oui, ça … et son comportement. Il avait beaucoup changé en très peu de temps. -Et qu’est ce qui avait changé dans le comportement de Monsieur Lacambre ? Colette Marchal eut un air gêné et tritura la hanse recollée de sa tasse fumante. -Il était devenu… Sa phrase resta en suspens. -Se comportait-il comme s’il avait trouvé une seconde jeunesse ? -Oui, en quelque sorte. Il était devenu… fat, si j'ose dire. Un jour, je lui disais justement que notre mission d’ainés était de préparer et de laisser la place aux suivants. Il m’a rétorqué vertement ‘parlez pour vous, ma pauvre Colette’. Je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire, mais sa réponse ne m’avait pas plu du tout…  Elle leva les yeux de sa tasse et posa une question à brûle -pourpoint. Une ombre de terreur sembla obscurcir la substance tranquille de son regard. -C'est pour cette raison que vous êtes ici ? Luce ignora volontairement la question et continua sur sa lancée. -Avez-vous remarquez de nouvelles fréquentations dans l’entourage de Monsieur Lacambre ? -Non, Monsieur Lacambre n’avait plus de famille, et nous le connaissions pas d’amis. Mais maintenant que vous le dites, il a bien dû s’occuper à autre chose après son départ de l’association…XII Deux semaines s'étaient écoulées depuis le retour de congés de Jena. Certains évènements avaient repris un aspect routinier. Certains seulement.   Jena Stéphane Latour plia son corps et en déposa la partie inférieure sur la chaise.  Son regard n’exprimait ni gaîté, ni tristesse. Il entremêla ses doigts et se lança sans entrée en matière. -Je voudrais que vous m'aidiez. -C'est ce que je tente de faire en vous écoutant. -Pas comme ça pour vrai. Dans la vie.  -Qu'est-ce que ce serait la vraie vie ? -Dehors. -Vous avez fait des sorties depuis votre arrivée ? Il ne répondit pas vraiment à la question. Soudain, il plongea un regard trouble dans ses yeux. -Dans la vraie vie je sais où vous vivez. -Où est-ce-que je vis ? -En haut de la colline.La réponse la déstabilisa. Elle chercha ses mots. -Vous m'avez suivie ?  -Oui, mais c'était pour le bien, pas pour le mal. Et c'était pour Fifi aussi. Il faut l'aider. Elle, elle est restée avec eux. -Fifi ? -Fifi, c’est  Faustine. C'est ma sœur. Elle est avec eux. Ils peuvent lui faire du mal. -Et eux ? Soudain, il prit son visage entre ses mains et devint très agité. Il se mit à gémir et ne répondit plus à aucune question. Dans les balbutiements qu'il produisait derrière ses paumes, elle crut reconnaître une litanie. -Mon Dieu, mon Dieu. Qui peux nous aider ? Après de longues minutes, elle s'aperçut que la scène ne s'interromprait pas.  -Je vais vous appeler quelqu'un pour remonter vous reposer. Nous nous verrons demain. -Je ne veux plus aller dans la petite chambre au bout du couloir. -Vous n’irez pas, je vous le promets. Il laissa tomber ses mains et la regarda à nouveau. Elle soutint ses yeux brumeux en saisissant le combiné.  Les infirmiers invertirent rapidement. Quand Jean Stéphane Latour fut sorti, elle se laissa tomber sur une chaise et souffla quelques instants. Puis elle décrocha le combiné et composa le numéro de l'accueil. Au bout d'une interminable série de sonneries, Céline lui répondit : -Clinique du Joli Bois, que-puis-je pour vous ? -Bonjour Céline, c'est Jena. Tu as une minute ? -Dis toujours. -Tu as le cahier des sorties près de toi ? Jena entendit une série de bruissements divers. -Qu'est-ce-que tu cherches ? -Jean Stéphane Latour a-t-il fait des sorties ? -Attends, je regarde. Une nouvelle série de bruissements imprégna la ligne. -Non, il n'y a rien de noté. -Pourtant, il a l'air de connaître le village. Le dossier n'indique pas qu'il a habité ou qu'il habite les lieux, c'est bizarre. -Ben, ouais. A ce que je sache, il a peu de visites. Il doit pas habiter la porte à coté. -Toutes les sorties sont consignées ? -Toutes, annonça triomphalement l'agent d'accueil. Les provisoires et les définitives, ainsi que les visites, et les mises en isolement.  -Voilà qui ne m'avance pas beaucoup. Bon, merci d'avoir cherché. Elle allait raccroché quand son interlocutrice sembla avoir une illumination. -Attends. Je sais que le Docteur a demandé un devis pour des parties de la grille extérieure qui ont été endommagées. L'intérêt de Jena se ralluma. Endommagées par quoi ? Apparemment, il y a un ou des jeunes qui se seraient fait le mur la nuit. Quand ? -Ces derniers jours je crois. Mais, ça semble pas être le style du patient dont tu me parles. Je le vois mal aller se mettre minable à un comptoir du village. -Ce sont les gens en sevrage qui se font la malle habituellement ? -Oui, quand le sevrage est trop dur, ou quand ils ne sont pas bien décidés, ils filent dans le village pour se remettre un coup. Par contre, il passent par le portail habituellement, il a un cadre rigide et surtout il est un mètre plus court que la grille. Je ne sais pas pourquoi c'est la grille qui a servi de support cette fois, mais il l'ont toute bousillée. -Oui, cette fois, murmura Jena pensivement. XIII- Je vous ai décrit cette femme trait pour trait, glapit Paulette Cremente, et je suis formelle, mis à part cette femme de ménage sordide, Monsieur Emile n’a reçu aucune visite !  William eut un sourire fugace. Les paupières sèches de la vieille dame étaient largement ouvertes, signe de sa profonde indignation. En effet, Paulette Cremente attendait qu’on lui reconnaisse sans concession un des derniers talents qui lui était donné d’exercer : son sens de l’observation. -C'est pas compliqué mon bon Monsieur, on ne peux plus se rater, on est plus que trois dans cette montée. -Qui est votre troisième voisin ? -C’est une dame de soixante-quinze ans qui n’a plus de famille non plus, mais elle est visitée régulièrement par une équipe d'infirmiers. -Vous la fréquentez ? -Pensez-vous ! Je n'aime ni le bridge ni le tricot. Elle éclata d’un rire affranchi de tout esthétisme. -Alors maintenant, j'écoute le monde de chez moi. -Mais, de qui sont ces dessins sur les murs ? Demanda L’inspecteur en pointant son doigt vers des feuilles colorées consciencieusement épinglées aux murs. - Oh, ça, c’est une petite d’une association de sourds et muets qui passe une après-midi par semaine avec moi. Elle ne peut pas parler, mais elle dessine très bien pour son âge. Et, elle est belle comme le jour.   La voix de la vieille dame se brisa.  -Je n’ai eu qu’un enfant vous savez. J’avais vingt-quatre ans et il est mort-né. A l’époque j’étais si jeune, je me suis consolée en me disant que j’en aurais d’autres, mais je n’ai jamais pu. Et c’est un grand regret pour moi, Monsieur. Luce observa quelques instants d’un silence religieux. Paulette Cremente l’imita, les yeux perdus dans les lames du parquet élimé.   -Chacun sa croix, murmura la petite aïeule, C’est peut-être ce que c’est dit Emile après tout… -Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, s’excusa Luce en se levant avec précaution, comme pour ne pas briser la réflexion de la pauvre Paulette. -Oh, vous ne me dérangez pas jeune homme, s’exclama la petite vieille, comme tirée de sa rêverie funèbre. Ce fut un plaisir de vous recevoir à nouveau. Je vais vous raccompagner. Vous savez ce qui aurait fait plaisir à monsieur Emile, c’est qu’un gaillard comme vous le visite. Il avait de l’admiration pour toutes les personnes comme vous, qui embrassaient l’administration policière ou militaire. Il disait qu’ils étaient le ciment de la nation. Il vous aurait ouvert grand sa porte ! William Luce répondit par un sourire, mais ces mâchoires restèrent désespérément jointes. Il senti que l’un de ces compteurs intérieurs était en train de s’affoler.  Simone Clerc chassa une mèche importune et essaya de focaliser une ultime fois son attention sur la déposition qu’elle venait de marteler, à l’aide de deux dévoués mais inflexibles index. Suivant la nature de l’audition, le bureau de l’inspectrice devenait un confessionnal, un comptoir de réclamations musclées, ou un centre de tri de mouchoirs sales.  La coiffure hirsute de Luce se découpa derrière le plexiglas de la porte et avant même tout cognement, elle se réjoui de cette pause inattendue. La visite de William lui était effectivement destinée et il glissa son implantation capillaire inconcevable à l’intérieur du bureau. -Occupée ? -De corvée. Rectifia-t-elle. -OK, J’interromps donc ta séance masochiste ô combien jouissive quelques minutes. -Ça marche, mais laisse-moi m’administrer une punition sévère et accompagne moi dehors m’en griller une. -RRrrrr, répondit Luce en terminant d’ouvrir la porte. Ils marchèrent silencieusement vers la sortie, les talons de l’inspectrice avalés par le lino. De nouveau, Luce ouvrit une porte et s’effaça.  -Tu voulais Luce ? -Te faire la conversation, ma chère Simone…Tu te souviens de cette bande qui avait défrayé la chronique il y a une quinzaine d'années. Il attaquaient ou arnaquaient leurs victimes à domicile. Le chef s'était même crapahuté du palais de justice par la fenêtre des toilettes. -Pour sûr.. Le travesti.  -Travesti ? Répéta Luce incrédule. -Le travesti, ânonna Simone en sectionnant les volutes blanches qui s’échappaient de ses lèvres. C'est comme ça qu'ils avaient surnommé le cerveau des opérations. Un cinglé de la pire espèce. Les chefs d’inculpations le concernant vont de l’arnaque à l’agression sexuelle en passant par la tentative d’homicide. Jamais le même motif, pas de modus operandi si l’on exclut son recours privilégié aux déguisements. Ajoute à ça l’escalade criminelle de ses exactions et son escapade d’un palais de justice dans l’Hérault, on a tous les éléments d’un mauvais polar. Ils ont dû se prendre une de ces branlées, les bleus qui l’attendaient derrière la porte. Pourtant, aussi gros que ça puisse paraître, ce dingue s’est volatilisé et on lui a pas remis la main dessus. Les services de l’Hérault ont été longtemps mobilisés… mais la frontière n’étant pas loin... Ses complices eux ont tiré quelques années, mais on leur a reconnu un rôle mineur.  -Il aurait rejoint l’Espagne ?  - Le cas date, Luce, tu devrais aller faire un tour dans le FPR, tu y trouveras peut être quelque chose. En plus, j'ai oublié le vrai nom de cet allumé. Mais dis-moi-toi, pourquoi tu t’intéresses à cette vieille histoire. Monsieur a encore reçu des infos cosmiques, du grand central ? Simone agita ses mains sous les yeux de son interlocuteur beaucoup plus grand, mais William Luce n’écoutait plus. Son esprit brouillon se projetait déjà dans le fichier des personnes recherchées.   -Eh, Luce je fais la lasagne ce soir, avec une vraie couche de parmesan, rajoutée par ma main experte. Viens te changer les idées, t’as une vraie tête de déterré ! -Ah parce que tu crois que ta cuisine a des vertus médicinales ? -Même le venin de serpent en a. -OK va pour un micron de lasagne alors… -Ingrat ! Elle écrasa vivement la moitié de Marlboro restante. L’anneau gras et fuchsia du mégot s’englua de poussière. Luce eut un haut le cœur en pensant au coulis surgelé entre les strates de pâte. XIV Théo était affalé dans le salon, devant un documentaire, une tasse de thé japonais fumante posée sur estomac.  -J’ai fait des petites brochettes teriyaki pour l’apéro, clama-t-il en pointant l'index  vers la cuisine. -Poulet ? S’enquerra-t-elle -Hum hum. Une moue aux lèvres, elle déclara : -J’ai pas encore faim. -Comment ça ? Tu ne dis jamais non à mes teriyaki ! S’insurgea-il mollement. -Je dois être barbouillée. Dis moi, tu as fait réparer la porte du cellier ? -Pas encore. Qui va venir voler nos veille bouteilles de pinard ? -Non c'est juste que le cellier donne sur le salon. -Ben ma puce, il y a un verrou. -Ouais, sur une vieille porte vermoulue. -Qu'est-ce-qui se passe, tu as regardé un Thriller récemment ?A table, elle resta longuement à faire valser un  Brouilly rubis dans sa coupe. Elle prétexta vouloir prendre un bain et  Théo embrassa sa tempe avant de monter lire. Aussitôt que le bruit le bruit des ses pas se furent éteints dans l’escalier, Jena se leva. Au rez-de-chaussée, on entendait que le ronronnement et les cliquetis de la chaudière. L’ancien propriétaire avait remis en état cette bâtisse, qui à l’origine, se résumait à deux pièces de vie accolée à une grande étable. Une cuisine séculaire reliait l’étage par un escalier vétuste et le tout était surmonté de combles. Le reste de la superficie, se constituait à l’époque de terre battue et un travail titanesque avait été nécessaire pour moderniser les lieux.Elle n’eut donc qu’un pas à faire pour saisir une grosse clé oxydée. Dans le côté Nord du salon, se lovait une mezzanine, sur laquelle des banquettes aux chatoyantes couleurs marocaines faisaient office de chambre, ou plutôt, de couche d’amis. A l’abri sous cette avancée congrue, escamotée par l’ombre d’un angle, une petite porte verrouillée, cachait un réduit dont l’humus originel n’avait pas été recouvert. La serrure claqua sinistrement et la petite entrée dégageât une froide odeur d’humidité. Parfum rassurant et alarmant à la fois, puisqu’il indiquait que tout ici-bas était fixe et immobile. Tout, sauf la lente et inexorable avancée de la putréfaction. La faible lumière jaune fit danser les étagères encombrées. Jena laissa doucement choir son postérieur sur ses talons, l’air absorbé. A quelques centimètres de la terre, elle renifla un peu plus le parfum capiteux de l’élément… réconfortant… Et imprimé d'immenses chaussures à crampons.Elle sentit son sang se figer et elle dut faire un effort rageur pour se relever. Elle inspecta les étagères à la recherche d’autres éléments insolites. Sur le bois bosselé, quelques bonnes bouteilles prenaient la poussière. Théo ne portait pas ce genre de chaussures.


VII


- Qu’est-ce que tu farfouilles encore ? L’inspecteur Simone Clerc glissa un regard inquisiteur par l’entrebâillement de la porte. Le bureau de William Luce était un fourre-tout spacieux et très mal éclairé. L’intéressé garda les yeux rivés sur son écran et feint une surdité profonde avec panache. Son silence ne mit aucunement fin à l’examen et Simone fit apparaître le reste de sa physionomie sous l’éclairage blafard des plafonniers.

-Tu y vois quelque chose la dedans ?

-Tu veux dire là-dedans ? William Luce frappa son crane d’un index dynamique.  -Non, là je suis sûre que la lumière est définitivement éteinte. Qu’est-ce que tu fous encore derrière ton écran ?

-Sais-tu de quel argot vient le verbe foutre, ma chère Simone ?

 -Veux pas savoir !

 -Tu es forte en Stats ?

 -En quoi ?

 -En Statistiques…

-De mieux en mieux ! Simone Clerc feignait aussi bien le désintérêt que William Luce jouait le sourd profond. Elle posa une fesse interloquée sur le bureau du mathématicien raté. 

-Toutes infos confondues, nous recueillons environ deux cent faits mensuels méritant notre attention.Une bouche s’ouvrit et William interrompit sa collègue de la main.

-Si on inclut le fax, le téléphone, l’intranet, mais qu’on exclut tous les parasites informationnels et les mauvaises adresses.

-Soit.

-Si on divise treize par deux cent on obtient un ratio de 0,75.

-Pardi ! Ironisa Simone en frappant son front de sa paume.

Luce l’ignora et continua sur le même ton suave.

-Soit 7,5 %.

-De carottes ?

-Non de signalement de disparition de personnes âgées.

-Tu as raté ta vocation Luce, tu aurais dû faire gériatrie.

-Je voulais être mathématicien, Simone, tu n’écoutes pas quand je parle. 

-Qu’est-ce qu’un mathématicien raté conclu du nombre de fugues Alzheimer ?

L’inspecteur Luce exécuta une révolution complète de fauteuil, puis s’immobilisa les pulpes de doigts jointes et les lèvres en chou-fleur. L’effet dramatique fut rompu par une pluie de crayons à papier qui résulta d’un mauvais freinage. 

-Rien d’inquiétant.

-Alors permets-moi de réitérer ma question : qu’est-ce que tu fous derrière ton écran ?

-Il apparaît que le taux moyen de fugues chez les personnes âgées atteintes de démence Alzheimer est de 56%. Dans quelques-uns des cas, la police est sollicitée.

-Et ?

-Et dans cent pour cent des cas, les personnes signalées sont retrouvées… vivantes, ou pas.

-Et ?

- Sur les 13 signalements faits le mois derniers, deux n’ont pas été retrouvés.

-Bizarrerie statistique ?

- La statistique descriptive n’interprète pas, ma chère.

-Et alors ?

-Et alors, bizarrerie tout court !


Aux alentours de vingt et une heure, William Luce regagna un studio lilliputien, sous les tuiles lézardées d’un hôtel reconverti. Dans l’entrée un halogène moderne et inefficace éclairait essentiellement le plafond.

Il fit sauter ses tennis blanches avec prestance et appliqua ses deux paumes sur un des murs. D’une torsion du buste, il émit une série de craquements sinistres et un long soupir de satisfaction.

-Home sweet home !

Une pénombre tranquille régnait dans la seconde partie de l’habitation, trouée en son centre par un point luminescent rouge. Un relent entêtant de café interminablement bouilli régnait dans la trentaine de mètres carrés. Luce jura en enfonçant rageusement l’interrupteur de la machine malodorante. Il attrapa un verre coloré et frappé d’une marque de soda et y versa un liquide ambré et sirupeux.

Encombré de cette horrible vaisselle et d’une télécommande carrément abimée, il se nicha entre les lattes manquantes du clic-clac et étendit ses jambes sur la table basse. L’écran se mit à diffuser des images dénuées d’intérêt informatif et esthétique et il se sentit enfin serein. Ses doigts minces et prestes renversèrent le verre et l’ambre inonda lentement sa lèvre supérieure.  Des gouttelettes dorées perlèrent sur l’ombre naissante de l’arc de Cupidon, bien après que William Luce se fut désintéressé de la boisson pour plonger son regard loin, très loin derrière l’écran du téléviseur.

L’audition de Paulette Cremente avait forcé l’attention du jeune inspecteur. Cette nonagénaire étonnamment vaillante était entichée de détails et l’accroc du pull de Luce n’était pas passe inaperçu. Penaud, il avait dû évoquer le clou négligemment laisse sur un angle de meuble depuis des mois. L’aïeule avait eu les yeux brillants. Emile Lacambre vivait seul depuis la mort de son épouse, survenu deux décennies plus tôt. La petite veille l’avait depuis inondé de ces sollicitudes presque toutes éconduites.  

-Monsieur Emile aussi était négligent aussi, mais c’était surtout un rustre. Oh, il n’avait pas mauvais fond et puis le seigneur nous demande de tendre l’autre joue... Mais ce n’était pas mon voisin le plus aimable, voyez-vous. Les gens rustres se croient dotés d’une grande force morale. En réalité, ils sont à la merci des personnes qui savent leur dire ce qui leur plaît d’entendre.

Luce avait hoché la tête et la petite vielle avait levé un doigt court et osseux.

-Monsieur Emile s’est entouré de bien mauvaises personnes. J’ai tenté de l’aider mais ce gougeât ne s’est jamais privé de claquer les portes ! Il a même réussi a se brouiller avec l’association des anciens combattants qu’il fréquentait. Alors vous voyez ?

-Ce sont des personnes qu’il connaissait ?

-Pensez-vous, ce malotru n’avait plus de famille et il était pingre a en manger des épluchures. Paulette Cremente avait plongé son regard noir olive dans le regard du jeune inspecteur.

-Je pense que ce vieux fou s’était mis à faire des projets que l’on fait quand on a vingt ans. Elle avait frappé sa tempe bleuie par le temps et attendu l’effet de ses révélations. William Luce avait soupiré en se renversant sur le dossier de la chaise de bois. Impatiente, elle avait repris :

-C’était un jeudi, il pleuvait des cordes et Monsieur Emile avait un manteau si élimé aux épaules qu’on aurait presque pu voir a travers. Il n’avait pas de parapluie, et je l’ai entendu descendre. Mais je n’ai pas eu le temps d’aller chercher mon parapluie, il a descendu les marches du plus vite qu’il pouvait… Mais j’ai bien eu le temps de reconnaitre sa pochette bleue ou il rangeait ces papiers de banque…. Si vous voulez mon avis, vu son air secret, il n’allait pas y faire quelque chose d’habituel…

L’inspecteur avait voulu éclaircir quelques zones ombrageuses et il avait interrompu la conteuse :

-Comment connaissiez-vous si bien les effets de Monsieur Lacambre ?

-C’est que je lui ai fait son ménage jusqu'à y il a deux ans, Monsieur. Et puis j’ai été incapable de continuer à cause des rhumatismes. Elle avait levé ses poignets maigres, puis elle avait baissé la voix.

-Et puis, il a engagé cette femme de ménage et a partir de là, il est devenu tellement distant.

-Que voulez-vous dire ? L’aïeule leva un sourcil espiègle.

-Vous savez parfois, surtout à mon âge, on sent les choses d’une façon qui est indescriptible, alors on se tait… Elle avait eu un triste soupir.

-Et après on reste avec ses regrets. -Pourtant, expliquer le pourquoi et le comment reste impossible.

-Oui, c’est cela, mon garçon…  Elle s’était penchée et avait tapoté sa main, avec un sourire amer sur ses vieilles lèvres sèches.

-Qu’est-ce que vous avez ressenti Madame Cremente ? Elle s’était reprise et avait répondu un peu plus fort : 

-Cette femme, elle avait… Elle avait un sourire plein de noirceur, si je puis m’exprimer ainsi. Je me suis tout de suite dit qu’elle serait mauvaise pour Monsieur Emile…

-Auriez-vous un nom ou une adresse à me transmettre, Madame ?

-Pas du tout, Emile a dû engager cette personne de façon officieuse. Elle plissa ses yeux et martela l’accoudoir de bois. Je me demande bien comment il a bien pu la rencontrer et surtout, lui faire suffisamment confiance pour l’introduire dans le saint des saints… Une si noire personne… 

-Pourriez-vous me la décrire ? Demanda l’inspecteur Luce qui avait toute confiance en l’efficience des perceptions inexplicables…

-Passons à la cuisine boire un thé, je vais vous en faire le portrait le plus fidèle possible.

-J’en suis sûr.

Les barres lumineuses du réveil digital indiquaient vingt-trois heures trente. La niche du clic-clac s’était transformée en abysse sans fond dans lequel Luce abimait ses vertèbres. Comme à chaque fois qu’il pensait croiser la trame de l’absurde ou tout du moins de l’opaque, il secoua lentement la tête de gauche a droite. Il murmura un doigt sur les lèvres.

-Bizarrerie.


VIII

Les blouses se balançaient dans les casiers et l’ambiance était franchement débraillée dans le réfectoire de la clinique du Joli Bois. Deux tables dressées de crépon blanc, présentaient un buffet coloré. Une foule joyeuse piaffait, s’esclaffait ou murmurait sournoisement.

Louvoyant près d’un coin de table qui abritait les deux ou trois bouteilles de  rosés de Provence, Gérard Buchon avait les yeux brillants. Quelques verres aidant, il se mit à  lorgner ostensiblement le décolleté de Monique Deschênes.  La loquace Monique Deschênes avait été avant son divorce d’une banalité si parfaite, que Gérard Buchon n’avait même pas distingué les courbes de sa silhouette et le vert de ses yeux. Elle abhorrait depuis des tenues beaucoup moins orthodoxes, c’est en tous les cas, ce qu’il avait entraperçu entre les pressions de sa blouse, ou au sortir des vestiaires.

Surpris par la poussée de son propre désir, le psychiatre avait d’abord trouvé son penchant parfaitement déloyal. Bien sûr, l’image de félicité à laquelle lui et Madeleine avaient jadis cru avait été maintes fois émaillée par ses tromperies. Mais jusqu’à là il s’était cantonné à nourrir son narcissisme affamé de bénignes idylles et conservé à Madeleine sa place de première dame. 

Alors que l’honnête homme louchait donc sur la présentation de ce coquet spécimen , l’aide-soignante se plia pour éponger une goutte de breuvage, non sans lui avoir adressé au préalable, son moins mièvre regard. Ces ablutions firent inopinément bondir la gorge de Monique. Gérard manqua de coller le bord de sa coupe en plastique à coté de ses lèvres et commença à jauger le danger d’une telle activité de déchiffrage de la nature animale de l’homme … et de la femme.

 Cependant, son champ visuel étant fortuitement plus large que le buste de la belle divorcée, il crut percevoir un mouvement derrière les reflets de la baie vitrée. L’absence de perspective lui rendait impossible toute représentation de l’endroit et il ne sut pas que penser du supposé mouvement furtif.

Était-ce un bug du fonctionnement perceptif surchargé d’informations sensorielles ?

 Il se trouva suffisamment interloqué, pour s’intéresser de plus près aux défections de son système nerveux central. La nuit était tombée sur le petit village de Provence et il était trop tard pour la sortie d’un patient et trop tôt pour le départ d’un de ses collègues passablement éméché. Alcoolisé lui-même, le médecin se senti secoué d’un dernier sursaut.

Ce fut plus sa suffisance que sa conscience professionnelle qui le contraint à rouler des épaules jusqu’aux portes coulissantes et à poser son doigt sur le loquet.  L’ombre prétendument perçue, aurait dû être perchée sur le haut de la grille, soit environ deux mètres cinquante au-dessus du sol. Impossible !  Gérard Buchon savait que les environs abritaient quelques chats avertis qui venaient quémander les restes de repas aux patients les plus empathiques, ou les plus seuls. L’un d’entre eux était justement tapi sous un moteur sans doute tiède et lui décochait un regard phosphorescent. Il toussota et se décida très vite à refermer l’accès vitré sur la fraîcheur du soir.  

 -Hé Monique, Héla le théoricien du Vendredi soir, tu as déjà entendu parler de la zoothérapie ?


IX

-Devine ce que j’ai dans les mains…

 Simone Clerc ne passa que la moitié de son corps dans l’entrebâillement de la porte. Les cheveux de William Luce avait été rendus hirsutes par une matinée entière d’astiquage indécis. Son corps fourbu était incliné péniblement sur une demi-tonne de paperasses ajournées.  Flattant ses lombaires raides, il se reprocha une nouvelle fois, d’avoir cédé au sommeil, assis dans la cagette qui lui servait de clic clac. Il senti le regard inquisiteur de sa collègue passer son aspect débraillé en revue, il opta donc pour une réponse décontractée. Les bras par-dessus la tête et la mâchoire déformée par un bâillement incommensurable, il  croassa un ‘quoi’ détaché.

- Le rapport d’autopsie du légiste. Les bras de William Luce redescendirent lentement le long de son corps et il prit son air le plus candide.

 - Tu t’intéresses aux disparitions de papys, maintenant ?  Il avait accentué les p en dessinant des guillemets imaginaires dans l’air.  Simone cala un poing revêche sur sa hanche et seul un coin minuscule de l’écrit convoité resta visible. Sa voix pris une intonation ténébreuse et comme à chaque fois qu’elle sollicitait une attention religieuse, elle l’appela par son prénom. 

-William, Il n’y avait rien dans l’estomac de Lacambre.                              

Il marqua un silence.

- D’autres traces ?

- T’attends pas à des miracles : pas de traces d’injection ou de quelconque intromission, du moins pas de traces visibles. Le vieux n'avait pas du tout envie de se retrouver en institution malgré lui… Les différents éléments s’assemblaient dans l’esprit de William Luce, qui ne fixait plus du tout l’éventail de feuilles dans le dos de sa collègue. Il souffla distraitement. 

- Et ?

- Il cachait ses chutes… Autrement dit, son corps était couvert de bleus. L’aiguille dans la meule de foin, quoi…

- Quel était le taux de benzodiazépines ?

 - Au-dessus de la moyenne, mais rien de bien faramineux. Peut-être un peu automédication. Ce qui bien sûr, en cas de maladie cardiaque ou rénale, peut être du plus mauvais effet.

- C’était son cas ?

 - Et oui ! Malgré deux opérations réussies, rien ne pouvait suspendre complètement le vieillissement des épithéliums. Drôle de chose que la vie….

- Conclusion ? Enchaîna Luce fiévreusement.

- Conclusion sur les causes du décès : arrêt cardiaque, voilà tout. - Il serait mort de sa belle mort ?

- Belle, je sais pas, naturelle, c’est ce que conclu le rapport. Le jeune inspecteur leva un index agacé. 

- Rapport fait à l’arrache, car comme tu le relevais si bien ma chère Simone, on ne déclenche pas le plan Orsec a chaque mort de papy Alors, selon ces conclusions médicales de pointe, que faire de tout le cérémonial costumé qui semble avoir précédé le grand départ de Monsieur Lacambre ? Il y eut un autre silence, peut-être gêné, peut-être satisfait. 

- Peut-être attendait-il du monde, ça faudrait le tirer au clair avec sa voisine.

- C’est tout tiré, Simone…  Et on cherche donc une blonde au black…

- C’est quoi ça, un profil Meetic ?

Comme les fois précédentes, il arriva à l’heure. Il avait troqué son jean habituel pour un sobre bas de jogging blanc et noir et un tee-shirt bleu sur lesquel, le sigle d'une entreprise siégait près du coeur. Il avait coiffé ses boucles et se tenait raide les bras le long de corps, comme devant un peloton d’exécution, sauf que rien chez lui ne transpirait la peur, ni quelconque émotion par ailleurs.

Elle ne put s’empêcher de le détailler et se félicita bêtement de remarquer que quelque chose de sa tension corporelle avait disparu. Ses pupilles étaient minuscules dans l’acier de ces yeux. Elle trouva son regard changé, mais ne put se apprécier dans quelle mesure ceci constituait un gain ou une perte.  Il ne répondit pas à sa salutation silencieuse mais émis un long soupir animal alors qu’il passait l’embrasure de la porte, l’échine basse et l’œil fixe. Elle usa tout de même des civilités d’usage :

 - Installez-vous je vous en prie, murmura t-elle, comme se rappelant inconsciemment que les débuts de la civilisation humaine avaient été conjoints à ce genre de rites.   Il prit un siège, toujours entouré de son aura silencieuse. Elle rompit le silence après quelques instants.

- Où en étions-nous ? Les coudes appuyés sur ses genoux, il joignit ses deux mains et planta enfin son regard dans le sien : 

 -Vous croyez à la vengeance ?

Elle eut l’impression qu’une goutte de sueur perlait  à son front, mais la pulpe de ses doigts ne la trouva pas.

-Et vous ?

-Il y a des choses sans sens qui me traversent.

-Est-ce que des voix vous parlent ?

-Non, je ne supporte pas les voix des autres et le bruit de la foule, mais quand je suis seul, je n'entends que le silence.

-Vous recherchez donc la solitude.

-Oui, mais il ne me laisse pas tranquille.

-Qui ça ?

-L'autre.

-L'autre ?

-En plus, il est de mèche avec elle. Ils me surveillent. Parfois, ils veulent ma mort, parfois, il veulent bien que je vive. Mais c'est pour m'utiliser, ça je l'ai bien compris.

-Qui est elle ?

-Ma mère.


X

Zarah Zekah soupira pour la troisième fois et changea de station sur le vieux poste radio de sa Clio. Les routes du réseau communal étaient partiellement endommagées, et elle avait parfois l’impression de sentir ses reins palpiter en fin de journée. Les enceintes crachotèrent le dernier single  en vogue et elle se mit à fredonner en balançant la tête d’une épaule à l’autre.

La jeune éducatrice était impatiente d’aller se lover sur le sofa de son coquet studio, en grignotant des biscuits salés devant les séries des chaînes câblées. Pourtant, elle devait encore se rendre à une destination bien particulière, perdue au milieu des vignes. La famille de son ultime visite habitait une adresse aussi étrange que l’impression qu’elle prodiguait à tout hôte.

 Zarah était issue d’une famille d’immigrés marocains, dont elle était restée l’enfant unique pendant treize ans. La naissance du petit Kamel, trisomique vingt et un, avait été une onde de choc dans la platitude de son adolescence. Elle était tombée amoureuse de ses zézaiements tardifs et avait gardé un œil de louve sur lui. Encore aujourd’hui, elle offrait une joue volontaire aux baisers mouillés de ce poupon d’un mètre soixante-dix.  Son choix de carrière n’était pas étranger à la vocation que Kamel avait éveillée dans l’esprit exalté de la jeune fille.   Elle avait peut-être ressenti quelque chose de semblable pour Faustine Latour.

Elle affectionnait cette fillette silencieuse qui amoncelait patiemment des coloriages irréprochables sur l’aggloméré de son coin cuisine, mais elle détestait emprunter à pied ce triste chemin boueux… Surtout au crépuscule.  Sous un ciel subtilement orangé, la Clio bifurqua sur la droite et le chemin devint cahoteux. La musique jouait maintenant en sourdine.

Mademoiselle Zekah claqua la portière en lorgnant l’harmonieux mas provençal qui se découpait sur le ciel maintenant sanguin et s’intima à se tenir droite comme la justice. Les Latour occupaient un camping-car plus que modeste à quelques centaines de mètres du mas. Le propriétaire de la bâtisse avait implanté dans la niche de l’arrière-cour, un parc de caravanes d’occasion et des sanitaires qu’il louait à quelques saisonniers. Devant le camping-car bleu gitane et rouille, quelques meubles de jardin en plastic exhibaient, comme des volutes, plusieurs couches de poussière et d’humidité mêlées.

La porte fit un bruit creux sous l’index de l’éducatrice. Elle regarda l’horizon se couvrir de son voile vespéral, dans le silence presque religieux des treilles. Des pieds glissèrent sur le plancher, derrière l’infime cloison.  Quand Suzanne Latour ouvrit la porte, elle la gratifia d’une grimace de circonstance et recula de mauvaise grâce pour lui céder le passage dans l’habitacle. L’énorme femme blonde vouait, à tout ce qu’elle associait à une forme d’autorité, une crainte convenue. Elle marmonna donc des salutations brouillonnes avant de se retourner vers le côté cuisine du camping-car.

Après avoir pris une inspiration courte et grasse, elle beugla le prénom de sa fille, comme si ses facultés obtuses ne pouvaient tenir compte de l’exiguïté de son habitat.  Zarah zekah serra imperceptiblement les poings et engagea ses talons boueux sur la marche métallique.

Faustine Latour était penchée sur une petite table amovible, comme toujours aussi ravissante qu’une poupée de porcelaine, comme toujours aussi muette. Une foule de feutres colorés étaient disposés en gerbe sur le bureau improvisé, et la fillette continuait de fixer toute son attention sur la feuille qu’elle avait colorée aux trois quarts. 

L’enquête sociale avait commencé après un signalement de la part de l’école primaire de Faustine Latour. L’institutrice était inquiète des absences et de l’attitude quasi autistique de la fillette, qu’elle avait même faillit l’oublier en salle d’étude. Plus encore, l’enseignante avait un jour ramassé une copie avait éveillé plus que sa perplexité.

Sur une feuille A4 magnifiquement colorée l'enfant  avait représenté une fillette qu'un grand personnage transperçait d’un glaive.  L’équipe de Zarah Zekah ne s’était pas contentée de relever la symbolique sexuelle du dessin de l’enfant, mais avait aussi mis le doigt sur les concordances chronologiques troublantes, entre le mal être de la fillette et l’aggravation de l’état de son frère aîné. Quelques conclusions avaient été hâtives mais bienvenues pour consolider le vertige nauséeux que provoquent des images frappées d’un tel sceau. 

L’éducatrice était donc résolue à nager lentement, et rendait, malgré son rebut pour la boue et l’étrangeté, des visites hebdomadaires à la petite aphone. Ces moments provoquaient toujours chez Zarah un malaise difficile à masquer.


XI


Les locaux de l’association des anciens combattants étaient sobrement meublés et respiraient une odeur de lavande proprette. Le carrelage mat ne brillait d’aucun feu, mais sa surface comme ses jointures étaient irréprochables. William Luce jeta un œil à ses tennis souillées et ses pieds lui parurent un instant rivés au sol. Il ébouriffait sa nuque, quand quelque chose le fit sursauter.

- Il n’y a pas de permanence aujourd’hui lança une voix féminine quelque part sur sa droite. 

 Une porte s’était ouverte si silencieusement, que l’inspecteur n’avait pas vu arriver la sexagénaire au pull mauve et a la brosse sévèrement ordonnée. Il n’eut pas le temps de la détailler plus avant, elle arrivait a sa portée, un regard franc et rectiligne en guise de toute hospitalité. 

 -Dans ce cas quelqu’un a du oublier de refermer la porte, chère Madame.

 -Non, Je suis là pour l'entretien. Vous cherchez quelque-chose, Monsieur ?

-Je suis le lieutenant de police William Luce. Cette fois, une expression de surprise anima le visage de la sexagénaire. 

 -C’est à quel propos ?

-Et bien j’aurais besoin de quelques éclaircissements a propos de la fréquentation de Monsieur Emile Lacambre. Madame ? Une pesanteur tomba alors sur le visage sévère. 

-Je suis Colette Marchal, veuve d’ancien combattant. Je vous en prie.

Après avoir fermé l’entrée, elle l’invita à la suivre derrière la porte muette et elle lui versa une tasse de café brûlant. La deuxième pièce était plus petite et moins bien éclairée. Un ficus parfaitement dépoussiéré siégeait dans le coin le plus obscur. Colette Marchal s’assit lentement, une tasse ébréchée entre les mains.

-Je suis désolée, nous n’avons que du décaféiné

.-Je vous en prie. 

-Monsieur Lacambre était un fervent défenseur de ces principes justement, mais à la suite de certains différends, il ne ne faisait plus partie de l’association. Cependant, nous nous sommes avons tous tenus à lui rendre un dernier hommage et nous étions tous sans exception, à ses obsèques.

-De quel genre de différends parlez-vous ?

-Et bien… il s’est passé des choses bizarres ces derniers temps avec lui. Nous soupçonnions tous un début d’Alzheimer, mais aucun d’entre nous n’a eu le courage de faire quelque chose… Il avait toujours dit préférer la mort à la maison de retraite.

Elle posa sa tasse de café et pris un air absorbé, lui offrant un profil soucieux. Sa peau fine et opaline était parcheminée de ridules, et rosée sur le bout de son nez aquilin. Ses doigts manucurés formaient des nœuds douloureux à chaque phalange et tripotaient les brèches de la porcelaine avec délicatesse. Son énorme poitrine soulevait les mailles mauves à une cadence lente et régulière et Luce lui trouva des airs de mère Courage.

  -Vous savez pour ces gens valeureux qui se sont sacrifiés pour des valeurs de liberté, se retrouver en état de dépendance est inconcevable. Il est difficile de les suivre sur le chemin du déclin, mais chacun d’entre nous devrait avoir le droit inaliénable de choisir l’endroit où il veut finir ses jours. Mon mari n’est pas mort au combat et je l’ai accompagné douloureusement, jusqu'à la fin… alors je ne pouvais pas faire ça.

 William Luce eut la pudeur de laisser s’écouler quelques instants avant de poser la question suivante.

 -Qu’est ce qui vous a fait penser à un Alzheimer chez Monsieur Lacambre. A-t-il été testé ? Elle eut un sourire triste.

-Non. On juste eu comme qui dirait, la puce à l’oreille. Émile est toujours passé pour un pingre, ici et ailleurs, mais il ne ratait jamais les deux voyages annuels organisés par l’association. Il adorait découvrir et redécouvrir le patrimoine et le terroir français. Surtout ses vins

– Elle rit

- Et puis, soudainement, il est arrivé un jour ici, très remonté et a exigé qu’on lui rende le forfait du voyage organisé. Vous pensez bien que quelques semaines avant le départ, il avait déjà été investi. Le président s’est interposé, ils ont eu une dispute houleuse durant laquelle il nous a accusés de lui faire gaspiller son argent. Il a refusé de compter parmi nos membres a partir de ce jour et nous ne l’avons plus revu.

-C’est cet épisode particulier qui vous a fait soupçonner un début de démence ?

-Oui, ça … et son comportement. Il avait beaucoup changé en très peu de temps. -Et qu’est ce qui avait changé dans le comportement de Monsieur Lacambre ?

Colette Marchal eut un air gêné et tritura la hanse recollée de sa tasse fumante.

-Il était devenu… Sa phrase resta en suspens.

-Se comportait-il comme s’il avait trouvé une seconde jeunesse ?

-Oui, en quelque sorte. Il était devenu… fat, si j'ose dire. Un jour, je lui disais justement que notre mission d’ainés était de préparer et de laisser la place aux suivants. Il m’a rétorqué vertement ‘parlez pour vous, ma pauvre Colette’. Je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire, mais sa réponse ne m’avait pas plu du tout… 

Elle leva les yeux de sa tasse et posa une question à brûle -pourpoint. Une ombre de terreur sembla obscurcir la substance tranquille de son regard.

-C'est pour cette raison que vous êtes ici ? Luce ignora volontairement la question et continua sur sa lancée.

-Avez-vous remarquez de nouvelles fréquentations dans l’entourage de Monsieur Lacambre ?

-Non, Monsieur Lacambre n’avait plus de famille, et nous le connaissions pas d’amis. Mais maintenant que vous le dites, il a bien dû s’occuper à autre chose après son départ de l’association…

XII


Deux semaines s'étaient écoulées depuis le retour de congés de Jena. Certains évènements avaient repris un aspect routinier. Certains seulement.  

Jena Stéphane Latour plia son corps et en déposa la partie inférieure sur la chaise.  Son regard n’exprimait ni gaîté, ni tristesse. Il entremêla ses doigts et se lança sans entrée en matière.

-Je voudrais que vous m'aidiez.

-C'est ce que je tente de faire en vous écoutant.

-Pas comme ça pour vrai. Dans la vie.

  -Qu'est-ce que ce serait la vraie vie ?

-Dehors.

-Vous avez fait des sorties depuis votre arrivée ? Il ne répondit pas vraiment à la question. Soudain, il plongea un regard trouble dans ses yeux.

-Dans la vraie vie je sais où vous vivez.

-Où est-ce-que je vis ?

-En haut de la colline.

La réponse la déstabilisa. Elle chercha ses mots.

-Vous m'avez suivie ? 

-Oui, mais c'était pour le bien, pas pour le mal. Et c'était pour Fifi aussi. Il faut l'aider. Elle, elle est restée avec eux. -Fifi ? -Fifi, c’est  Faustine. C'est ma sœur. Elle est avec eux. Ils peuvent lui faire du mal.

-Et eux ? Soudain, il prit son visage entre ses mains et devint très agité. Il se mit à gémir et ne répondit plus à aucune question. Dans les balbutiements qu'il produisait derrière ses paumes, elle crut reconnaître une litanie.

-Mon Dieu, mon Dieu. Qui peux nous aider ?

Après de longues minutes, elle s'aperçut que la scène ne s'interromprait pas. 

-Je vais vous appeler quelqu'un pour remonter vous reposer. Nous nous verrons demain.

-Je ne veux plus aller dans la petite chambre au bout du couloir.

-Vous n’irez pas, je vous le promets.

Il laissa tomber ses mains et la regarda à nouveau. Elle soutint ses yeux brumeux en saisissant le combiné.  Les infirmiers invertirent rapidement. Quand Jean Stéphane Latour fut sorti, elle se laissa tomber sur une chaise et souffla quelques instants. Puis elle décrocha le combiné et composa le numéro de l'accueil. Au bout d'une interminable série de sonneries, Céline lui répondit :

-Clinique du Joli Bois, que-puis-je pour vous ?

-Bonjour Céline, c'est Jena. Tu as une minute ?

-Dis toujours.

-Tu as le cahier des sorties près de toi ?

Jena entendit une série de bruissements divers.

-Qu'est-ce-que tu cherches ?

-Jean Stéphane Latour a-t-il fait des sorties ?

-Attends, je regarde.

Une nouvelle série de bruissements imprégna la ligne.

-Non, il n'y a rien de noté.

-Pourtant, il a l'air de connaître le village. Le dossier n'indique pas qu'il a habité ou qu'il habite les lieux, c'est bizarre.

-Ben, ouais. A ce que je sache, il a peu de visites. Il doit pas habiter la porte à coté.

-Toutes les sorties sont consignées ?

-Toutes, annonça triomphalement l'agent d'accueil. Les provisoires et les définitives, ainsi que les visites, et les mises en isolement. 

-Voilà qui ne m'avance pas beaucoup. Bon, merci d'avoir cherché. Elle allait raccroché quand son interlocutrice sembla avoir une illumination.

-Attends. Je sais que le Docteur a demandé un devis pour des parties de la grille extérieure qui ont été endommagées.

L'intérêt de Jena se ralluma.

-Endommagées par quoi ?

-Apparemment, il y a un ou des jeunes qui se seraient fait le mur la nuit.

-Quand ?

-Ces derniers jours je crois. Mais, ça semble pas être le style du patient dont tu me parles. Je le vois mal aller se mettre minable à un comptoir du village.

-Ce sont les gens en sevrage qui se font la malle habituellement ?

-Oui, quand le sevrage est trop dur, ou quand ils ne sont pas bien décidés, ils filent dans le village pour se remettre un coup. Par contre, il passent par le portail habituellement, il a un cadre rigide et surtout il est un mètre plus court que la grille. Je ne sais pas pourquoi c'est la grille qui a servi de support cette fois, mais il l'ont toute bousillée.

-Oui, cette fois, murmura Jena pensivement.

XIII


- Je vous ai décrit cette femme trait pour trait, glapit Paulette Cremente, et je suis formelle, mis à part cette femme de ménage sordide, Monsieur Emile n’a reçu aucune visite ! 

William eut un sourire fugace. Les paupières sèches de la vieille dame étaient largement ouvertes, signe de sa profonde indignation. En effet, Paulette Cremente attendait qu’on lui reconnaisse sans concession un des derniers talents qui lui était donné d’exercer : son sens de l’observation.

-C'est pas compliqué mon bon Monsieur, on ne peux plus se rater, on est plus que trois dans cette montée.

-Qui est votre troisième voisin ?

-C’est une dame de soixante-quinze ans qui n’a plus de famille non plus, mais elle est visitée régulièrement par une équipe d'infirmiers.

-Vous la fréquentez ?

-Pensez-vous ! Je n'aime ni le bridge ni le tricot.

Elle éclata d’un rire affranchi de tout esthétisme.

-Alors maintenant, j'écoute le monde de chez moi.

-Mais, de qui sont ces dessins sur les murs ? Demanda L’inspecteur en pointant son doigt vers des feuilles colorées consciencieusement épinglées aux murs.

- Oh, ça, c’est une petite d’une association de sourds et muets qui passe une après-midi par semaine avec moi. Elle ne peut pas parler, mais elle dessine très bien pour son âge. Et, elle est belle comme le jour.   La voix de la vieille dame se brisa. 

-Je n’ai eu qu’un enfant vous savez. J’avais vingt-quatre ans et il est mort-né. A l’époque j’étais si jeune, je me suis consolée en me disant que j’en aurais d’autres, mais je n’ai jamais pu. Et c’est un grand regret pour moi, Monsieur. Luce observa quelques instants d’un silence religieux. Paulette Cremente l’imita, les yeux perdus dans les lames du parquet élimé.  

-Chacun sa croix, murmura la petite aïeule, C’est peut-être ce que c’est dit Emile après tout…

-Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, s’excusa Luce en se levant avec précaution, comme pour ne pas briser la réflexion de la pauvre Paulette.

-Oh, vous ne me dérangez pas jeune homme, s’exclama la petite vieille, comme tirée de sa rêverie funèbre. Ce fut un plaisir de vous recevoir à nouveau. Je vais vous raccompagner. Vous savez ce qui aurait fait plaisir à monsieur Emile, c’est qu’un gaillard comme vous le visite. Il avait de l’admiration pour toutes les personnes comme vous, qui embrassaient l’administration policière ou militaire. Il disait qu’ils étaient le ciment de la nation. Il vous aurait ouvert grand sa porte !

William Luce répondit par un sourire, mais ces mâchoires restèrent désespérément jointes. Il senti que l’un de ces compteurs intérieurs était en train de s’affoler. 


Simone Clerc chassa une mèche importune et essaya de focaliser une ultime fois son attention sur la déposition qu’elle venait de marteler, à l’aide de deux dévoués mais inflexibles index. Suivant la nature de l’audition, le bureau de l’inspectrice devenait un confessionnal, un comptoir de réclamations musclées, ou un centre de tri de mouchoirs sales.  La coiffure hirsute de Luce se découpa derrière le plexiglas de la porte et avant même tout cognement, elle se réjouit de cette pause inattendue. La visite de William lui était effectivement destinée et il glissa son implantation capillaire inconcevable à l’intérieur du bureau.

-Occupée ?

-De corvée. Rectifia-t-elle.

-OK, J’interromps donc ta séance masochiste ô combien jouissive quelques minutes.

-Ça marche, mais laisse-moi m’administrer une punition sévère et accompagne moi dehors m’en griller une.

-RRrrrr, répondit Luce en terminant d’ouvrir la porte. Ils marchèrent silencieusement vers la sortie, les talons de l’inspectrice avalés par le lino. De nouveau, Luce ouvrit une porte et s’effaça. 

-Tu voulais Luce ?

-Te faire la conversation, ma chère Simone…Tu te souviens de cette bande qui avait défrayé la chronique il y a une quinzaine d'années. Il attaquaient ou arnaquaient leurs victimes à domicile. Le chef s'était même crapahuté du palais de justice par la fenêtre des toilettes.

-Pour sûr.. Le travesti. 

-Travesti ? Répéta Luce incrédule.

-Le travesti, ânonna Simone en sectionnant les volutes blanches qui s’échappaient de ses lèvres. C'est comme ça qu'ils avaient surnommé le cerveau des opérations. Un cinglé de la pire espèce. Les chefs d’inculpations le concernant vont de l’arnaque à l’agression sexuelle en passant par la tentative d’homicide. Jamais le même motif, pas de modus operandi si l’on exclut son recours privilégié aux déguisements. Ajoute à ça l’escalade criminelle de ses exactions et son escapade d’un palais de justice dans l’Hérault, on a tous les éléments d’un mauvais polar. Ils ont dû se prendre une de ces branlées, les bleus qui l’attendaient derrière la porte. Pourtant, aussi gros que ça puisse paraître, ce dingue s’est volatilisé et on lui a pas remis la main dessus. Les services de l’Hérault ont été longtemps mobilisés… mais la frontière n’étant pas loin... Ses complices eux ont tiré quelques années, mais on leur a reconnu un rôle mineur. 

-Il aurait rejoint l’Espagne ? 

- Le cas date, Luce, tu devrais aller faire un tour dans le FPR, tu y trouveras peut être quelque chose. En plus, j'ai oublié le vrai nom de cet allumé. Mais dis-moi-toi, pourquoi tu t’intéresses à cette vieille histoire. Monsieur a encore reçu des infos cosmiques, du grand central ? Simone agita ses mains sous les yeux de son interlocuteur beaucoup plus grand, mais William Luce n’écoutait plus. Son esprit brouillon se projetait déjà dans le fichier des personnes recherchées.  

-Eh, Luce je fais la lasagne ce soir, avec une vraie couche de parmesan, rajoutée par ma main experte. Viens te changer les idées, t’as une vraie tête de déterré !

-Ah parce que tu crois que ta cuisine a des vertus médicinales ?

-Même le venin de serpent en a.

-OK va pour un micron de lasagne alors…

-Ingrat !

Elle écrasa vivement la moitié de Marlboro restante. L’anneau gras et fuchsia du mégot s’englua de poussière. Luce eut un haut le cœur en pensant au coulis surgelé entre les strates de pâte. 


XIV

Théo était affalé dans le salon, devant un documentaire, une tasse de thé japonais fumante posée sur estomac. 

-J’ai fait des petites brochettes teriyaki pour l’apéro, clama-t-il en pointant l'index  vers la cuisine.

-Poulet ? S’enquerra-t-elle

-Hum hum.

Une moue aux lèvres, elle déclara :

-J’ai pas encore faim.

-Comment ça ? Tu ne dis jamais non à mes teriyaki ! S’insurgea-il mollement.

-Je dois être barbouillée. Dis moi, tu as fait réparer la porte du cellier ?

-Pas encore. Qui va venir voler nos veille bouteilles de pinard ?

-Non c'est juste que le cellier donne sur le salon.

-Ben ma puce, il y a un verrou.

-Ouais, sur une vieille porte vermoulue.

-Qu'est-ce-qui se passe, tu as regardé un Thriller récemment ?

A table, elle resta longuement à faire valser un  Brouilly rubis dans sa coupe. Elle prétexta vouloir prendre un bain et  Théo embrassa sa tempe avant de monter lire. Aussitôt que le bruit le bruit des ses pas se furent éteints dans l’escalier, Jena se leva. 

Au rez-de-chaussée, on entendait que le ronronnement et les cliquetis de la chaudière. L’ancien propriétaire avait remis en état cette bâtisse, qui à l’origine, se résumait à deux pièces de vie accolée à une grande étable. Une cuisine séculaire reliait l’étage par un escalier vétuste et le tout était surmonté de combles. Le reste de la superficie, se constituait à l’époque de terre battue et un travail titanesque avait été nécessaire pour moderniser les lieux.

Elle n’eut donc qu’un pas à faire pour saisir une grosse clé oxydée. Dans le côté Nord du salon, se lovait une mezzanine, sur laquelle des banquettes aux chatoyantes couleurs marocaines faisaient office de chambre, ou plutôt, de couche d’amis. A l’abri sous cette avancée congrue, escamotée par l’ombre d’un angle, une petite porte verrouillée, cachait un réduit dont l’humus originel n’avait pas été recouvert. La serrure claqua sinistrement et la petite entrée dégageât une froide odeur d’humidité. Parfum rassurant et alarmant à la fois, puisqu’il indiquait que tout ici-bas était fixe et immobile. Tout, sauf la lente et inexorable avancée de la putréfaction. 

La faible lumière jaune fit danser les étagères encombrées. Jena laissa doucement choir son postérieur sur ses talons, l’air absorbé. A quelques centimètres de la terre, elle renifla un peu plus le parfum capiteux de l’élément… réconfortant… Et imprimé d'immenses chaussures à crampons.

Elle sentit son sang se figer et elle dut faire un effort rageur pour se relever. Elle inspecta les étagères à la recherche d’autres éléments insolites. Sur le bois bosselé, quelques bonnes bouteilles prenaient la poussière. Théo ne portait pas ce genre de chaussures.

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