La blondeur de la nuit partie 3

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XV Les lattes du vieux clic clac étaient pratiquement imprimées dans les fessiers de l’inspecteur Luce quand il se décida à  réétudier sa posture. Il décroisa ses jambes, frôlant les restes du diner sur la table basse et laissa sa tête retomber sur le tissu bleu. La journée avait été longue, pourtant il sentait que rien de cette pesante obscurité ne rendrait à la nuit plus clémente.  Plus tôt, devant un gratin de lasagne extraterrestre, il avait avoué à Simone Clerc l’état de ses investigations saugrenues. Il était arrivé silencieux, une bouteille de Cote du Provence. Une odeur de nourriture approximativement comestible flottait dans le trois pièces. Simone lui avait fait la conversation jusqu'à l’heure du fromage, puis avait elle avait décidé d'ouvrir les hostilités.  -Tu sais que pendant que tu perds ton temps à aller prendre le thé chez des vieilles dames, il se passent des choses très graves dans le monde des retraités ? -Comme ? -On a retrouvé un corps enterrré dans la forêt de Fontviel. Une certaine Josepha Basson, née Barteli, une septuagénaire disparue depuis peu dans les Bouches-du-Rhône. La crime est sur le dossier. -Tu vois ! Je t'avais dit qu'il y avait des disparitions bizarres, avait grommelé Luce. -Et pourquoi Monsieur Luce fait-il des recherches sur des vieux dossiers au lieu de s'activer sur l'actu ? Luce avait eu une moue et n'avait pas répondu. -Attends ne me dis pas que tu penses au taré de l’Hérault ? Il avait fait couler doucement le même vermeille jusqu'à ses lèvres souriantes.  -Heureusement que j’ai prévu de quoi désinfecter ! -Tu es barge Luce ! La blessure mortelle avait été faite par un objet contondant, à l’évidence beaucoup plus grand qu’un couteau. Mais la police technique et scientifique ne se contentait pas d’évidences et  besognait plus avant. Luce garda pour lui ses autres intuitions.Ce matin printanier s'annonçait beau. Les rayons du soleil rasaient les meubles de la chambre quand Jena ouvrit les yeux. Elle se traîna jusqu'à la cuisine pour ingurgiter un saladier entier de café, à petites lampées. Théo avait déjà pris la route et la maison était silencieuse.Avant de s'affaler sur le sofa, elle vérifia que la porte du cellier était bien close. Elle s'installa entre deux coussins et alluma l'ordinateur portable. Sa boite mail s'ouvrit automatiquement et elle tria ses messages. Après avoir terminé, elle entreprit des recherches  sur Google et tapa plusieurs mots et expressions qui lui venaient à l'esprit.  Elle s'intéressa successivement aux liens qui concernaient : secret professionnel, passage à l'acte et dangerosité. Elle survola quelques articles puis tapa les mots : abus sur un schizophrène. Elle trouva plusieurs fait divers et des articles qui faisaient état de statistiques alarmantes. Elle était en pleine lecture quand huit heures sonnèrent. Elle eut un sursaut et se rua dans la salle de bains.Gérard Buchon pencha lourdement sur l’un de ses accoudoirs et toussota dans le creux de son poing. Cet exercice conféra un étirement bienvenu à son flanc repu et une certaine vraisemblance à son allure. En face de lui, une certaine Suzanne Latour semblait animée d’une détermination plus prolixe. Elle portait ce matin un tee-shirt blanc, sans slogan, mais pourvu de remarquables plis de repassage. Le docteur Buchon ne put s’empêcher de remarquer que l’effort vestimentaire ne s’était pas accordé à une amélioration capillaire. Les cheveux de Suzanne Latour formaient un casque terne et huileux qu’elle portait très bas sur le front.  -C’est pour le bien de Sté que je réfléchis dès maintenant à la place qui lui conviendra le mieux. -Continuez, souffla t-il suave. -Y veulent plus de lui dans ses anciens centres, parce qu’ils disent qu’il est capable de s’adapter, ou je ne sais quoi. Tout ça parce que Monsieur se fade des lectures d’intello. Mais faut pas vous y fier, moi qui l’ai à la maison, je peux vous dire que la place de Sté, c’est pas dehors. -Ni chez vous. L’ironie était cinglante, mais Suzanne Latour avait des arguments. Elle encaissa la réplique reprit sur un ton qui se voulait larmoyant.  -J’ai sacrifié ma vie à ce petit. Mais, je pourrai pas toujours faire ça.Elle marqua un point dans l’affrontement tacite qui se jouait.  -Il était si bien à l’IUT, vous auriez dû voir ça. Faut absolument que Sté retrouve un centre comme celui-là. -Madame Latour, repris Gérard Buchon, qui avait finalement opté pour une ligne plutôt nette, votre fils est désormais trop vieux pour réintégrer un IUT, et s’il a été décidé par des professionnels de la santé que la réinsertion de votre fils ne se ferait pas en centre, sans doute parce que sa place n’y est pas ou plus. Il n’eut pas le temps de continuer, l’accent déchirant de son interlocutrice le coupa : -Mais vous avez vu l’état dans lequel il est. Où voulez-vous qu’il aille ? -L’état dans lequel il est un état de crise, que nous nous efforçons de résorber. Pour aider Jean Stéphane à aller vers son indépendance nous devons lui accorder le temps nécessaire.La blonde massive sembla réprimer un mouvement d’agacement. Elle changea alors de ton. Sa voix avait maintenant des accents poignants de sincérité.- C’est ce que j’ai toujours fait pour mon petit. Je cherche le meilleur pour lui et là j’ai entendu parler de ce nouveau centre dans le Jura, mais les places sont rares. Il faudrait que vous appuyiez la candidature de Sté. -Ça va vous faire loin pour les visites… surtout sans voiture, argua le psychiatre impassible.Suzanne Latour omettait les visites à la clinique sous des prétextes de mobilité, pourtant le psychiatre n’eut pas besoin de fermer les yeux pour la revoir s’extraire de cette mystérieuse trois cent cinq. -Croyez-moi, le plus difficile, c’est pour moi. Suzanne Latour essuya de ses doigts courtauds le coin de ses yeux et de son nez. Ses ongles réduits à de minuscules croissants, glissèrent un visage renfrogné  et étranger aux larmes. Cette fois, la duplicité fut vraiment écœurante. Gérard repris plus sèchement qu’il ne le désirait : -Si vous voulez bien m’excuser, moi aussi le travail m’attend. Elle concéda à se lever. -Vous le ferez Docteur ? Le psychiatre lui tendit une main inflexible et fit quelques pas vers la porte. La main moite de la grosse femme saisit à regret la poignée finale, tandis que le médecin ambidextre opportuniste, ouvrit la porte. -Nous établirons un projet thérapeutique de sortie avec la collaboration de votre fils, Madame. -En attendant, moi je me ferai du mouron pour mon petit. - Allons, je suis sur que vous saurez mettre toutes ses inquiétudes de coté, répondit Gérard Buchon en baissant la voix.  XVI La réunion n’avait pas encore débuté, mais toute l’équipe du Joli Bois avait déjà pris place et un joyeux brouhaha régnait dans la salle surpeuplée. Gérard Buchon poussa enfin la porte souplement et s’évertua à distribuer de stimulantes poignées de mains. Il y eu une hausse significative du brouhaha, pour son plus grand plaisir. Deux stagiaires émoustillées rougirent. Quand on arriva au dossier de Jean Stéphane Latour Didier Jalle leva des yeux mornes. Il fit ensuite mine de se désintéresser totalement de la question en examinant de façon méthodique les lunules démesurées de ses ongles. Gérard évoqua l’amélioration de l’état anxieux de Monsieur Latour et les progrès de sa socialisation. Ses propos furent immédiatement commentés par l'infirmier : -Il s'est tellement bien socialisé, qu'il se fait régulièrement la malle.Jena sursauta alors que Buchon reprenait. -Comment ça il se fait la malle ? -Ah, moi je ne fais que rapporter les bruits qui courent parmi les patients. -Et qu'est-ce-qu'ils disent ? -Que Monsieur Latour jouerait les filles de l'air. Enfin faut le dire vite, vu l'état des grilles.Le psychiatre eut une moue dubitative. -Oui, je suis au courant pour la grille abîmée. Mais c'est bizarre, j'ai du mal à l'imaginer en balade. Jena ?Jena se rendit soudain compte qu'elle était aussi étonnée que Buchon. Elle n'avait aucune idée de ce que Jean Stéphane allias l'ange blond pouvait chercher à l'extérieur des enceintes du Joli-Bois. -Je dois avouer qu'avec lui, je me demande toujours si la persécution n'est que délirante. Il vient d'un milieu tellement – Elle chercha ses mots – pathogène.Buchon acquiesça. Certaines têtes hochèrent, d’autres pas. Didier Jalle se mis à chuchoter vigoureusement avec son voisin, et certains lui emboîtèrent le pas, ou pour être plus précis la langue. Quand la réunion prit fin, Jena empila une charge impressionnante de documents sur son avant-bras. Gérard Buchon appela discrètement son nom. En se retournant, elle l’aperçu stationné dans l’encadrement de la porte, les mains dans les poches de sa blouse. Elle en déduit qu’il voulait l’entretenir de façon moins formelle et le rejoint son monceau de feuille en équilibre.  -Un petit café ? Elle lui répondit d’un demi-sourire. L’immonde jus de chaussette qui suintait avec peine au troisième, était prétexte à tout. Dans son bureau, Gérard s'assit sur un coin de bureau et se livra. -J’ai reçu la mère de Latour aujourd’hui. -Ah ! Lâcha Jena. Gérard brandit une invitation gestuelle à refermer la porte derrière eux. Elle s’exécuta et s’assit, sa pile en stabilité approximative sur les genoux. -Elle est étrange cette bonne femme, tu l’as déjà vue ? -Jamais. -Au début de l’hospitalisation de son fils, elle insistait pour qu’on le garde le plus longtemps possible, maintenant elle semble avoir d’autres plans pour lui. -Qu’y a-t-il de bizarre là-dedans ? -Elle est ambivalente, voire fuyante. Je ne pense pas qu'elle soit bien intentionnée. Il sera peut être bon de penser à une orientation, pour ne pas qu'il retourne pas dans sa famille, mais je ne veux pas céder à la demande de sa mère, sans en savoir plus. Et puis, je compte sur tes observations, s'il n’est pas psychologiquement prêt, je ne veux pas le voir revenir au bout d'une semaine ou deux. Tu sais comme la chronicisation des patients est problématique.  -D’après son dossier, il a déjà séjourné en institution spécialisée. - Oui mais il n’y avait pas à cette époque, d’investigation pouvant aboutir à la rupture familiale.  -Hum, grommela Jena en s’apercevant dans un sursaut qu’elle avait complètement occulté  l’aspect rebutant de cette histoire. -Tu sais ce qui serait bien ? Susurra Gérard, sur un ton qui caressa toutes les surfaces palpables à un kilomètre à la ronde. Jena subodora que le médecin s’apprêtait à mettre la totalité de son charme au service d'une demande.  - Que j’évite le blush trop rose. Gérard ignora la réplique et continua sur le même velours.  -Si tu appelais la sauvegarde de l’enfance pour te mettre en contact avec l’éducatrice en charge du cas Faustine. J’ai justement le numéro par-là, grogna t-il en effectuant une torsion ankylosée vers le fouillis de son bureau. - Ton téléphone ne marche plus ? - Je suis très, très, très occupé, insista Gérard. -Pourquoi as-tu accepté de recevoir Madame Latour ? . -Je te l’ai dit, cette femme est inquiétante. -Tu le savais avant de la recevoir ? -Je le savais depuis que je l'ai vu venir à la grille et mettre les chocottes au gamin. Les locaux étaient bruyants à cet heure de l'après-midi et Simone se mit à hausser le ton. -Écoute Luce, faut que tu te recentres sur la réalité. Nous, notre boulot c’est pas la lutte contre le grand banditisme ou le terrorisme. Dans deux ou trois ans,  tu quitteras la BAC, pense à mettre tes capacités particulières au travail dans ce genre de services. Mais pour le moment, laisse tomber… -Et s’il y a une grosse arnaque derrière…  un gros coup ? -Il y a des gars spécialisés dans ce genre d’affaire. Laisse leur faire leur travail. -Des gars qui ne savent pas ce que je sais. Articula tranquillement William Luce, en décollant un index opiniâtre de son arcade. -Libre à toi de leur faire savoir.Luce se redressa soudainement et posa ses coudes sur ses genoux. Il plongea un regard limpide dans celui de sa collègue.  -Regarde-moi Simone, c’est moi Luce, Mister vision trois  mille, le bizarroïde de service. Tu me vois passer un coup de fil pareil, et leur dire : Eh oh ! les gars j’ai comme une intuition…J’ai même trouvé un drôle de bout de papier ! -T’as vraiment des visions ? Questionna  Clerc en plissant des yeux septiques.- Ça c’est hors sujet, Simone, grommela Luce évitant le tacle habile de sa coéquipière. Sérieusement, tu me vois transmettre mes infos imaginaires à qui que ce soit, en dehors de toi ?Le lieutenant Clerc soupira et fit glisser ses mains sur le cuir usé des accoudoirs. -Non… A vrai dire, en toute amitié je te le déconseille, espèce de secoué du bocal. -Pourtant, tu sais comme moi que nous sommes sous le joug d’un impératif éthique, ma chère Simone. -Impératif éthique dont le Capitaine Geofroie se contrefout.Ils gardèrent le silence un moment, le même regard vague, la même posture voûtée. Simone tiraillait nerveusement des mèches de cheveux, comme si une solution allait s’en extraire.  -Tu m’aideras ? Elle eut un rictus pincé et gratifia Luce du regard en biais le plus noir qu’elle fut en mesure d’émettre. - Si tu te bouges ce matin, pour m’accompagner à l’audition de ses deux tarés de maltraitants, sans leur faire le coup du pédopsy et que tu passes avec moi toute l’après-midi à taper tous les rapports en retard, ça peut se négocier. J’ajoute à ça que je  ne veux pas entendre une seule plainte et que je n’aime pas le café trop fort. -Vendu.XVII Jena croisa ses escarpins de cuir sous le bureau et une longue lézarde fila le long de son bas. L’agent d’accueil du centre de la sauvegarde de l’enfance avait la voix aussi traînante que ses temps de réaction. Jena bénéficia donc d’une attente sur fond de musique classique.Au bout de quelques longues secondes l’émetteur froufrouta et une voix beaucoup plus claire se fit entendre.  -Bonjour, Mademoiselle Zekah, je suis Jena Mileto, psychologue à la clinique psychiatrique du Joli-Bois. J’aurais voulu vous entretenir quelques minutes. Vous avez un peu de temps ? -Vous recevez le fils de la famille Latour, murmura Zarah Zekah. Elle n’attendit pas de réponse et s’exclama plus à l’attention des concertistes de la machine à café qu’à la sienne:  -Je vais vous prendre dans mon bureau !Il y eu une nouvelle séance de raclements de chaises et de marmonnements qui s’éternisa. Jena s’affaissait irrémédiablement dans son fauteuil, soudain le timbre frais de l’éducatrice ranima son esprit engourdi. Un déclic signa la fin du brouhaha et Zarah Zekah reprit sans transitions.  -Comme vous le savez sans doute, le service d’action éducative en milieu ouvert, ne naît pas d’une demande familiale mais d’une mesure judiciaire. Dans la majeure partie des cas, je suis donc confrontée à une coopération discutable. En outre, la spécificité de mon action m’oblige aussi à la discrétion. En dehors de ces obstacles, je mets mes observations à votre service. -Euh. Bredouilla Jena, prise de court par ces formalités. Je vous remercie du temps que vous m’accordez. Nous essayons de penser au mieux l’orientation de Jean Stéphane Latour et j’aurais aimé avoir quelques précisions sur le milieu familial, dans lequel il a évolué jusque lors.L’éducatrice soupira.-Vous êtes au courant pour l’enquête ?-Plus ou moins.-La présomption première n’a pas été retenue, seule la mesure éducative a été reconduite en raison de la précarité de la famille Latour.Les muscles de Jena se décontractèrent sensiblement et le combiné glissa de quelques microns le long de son oreille.-Il n'y a plus de suspicion d'abus ?-Pas du genre de ceux évoqués au début. Pour être clair, nous ne pensons plus à des abus sexuels.-Et vous pensez que cette précarité est un obstacle à la réunion de la famille ?-Je n’ai pas dit ça, lâcha Zarah dans un nouveau soupir, d’ailleurs j’ignore si je pourrais me prononcer sur ce point.-Dans ce cas, pourriez-vous un peu me parler des rapports qu'entretiennent les Latour ?Zarah Zekah se racla la gorge et une lenteur  alourdit sa diction.-Et bien, quand les Latours sont arrivés dans la région, l'adaptation n'a pas été facile. Et depuis le départ de son frère, la petite Faustine montre des signes de replis autistiques plus grands. Je pense qu’ils entretenaient des rapports très soudés, voire fusionnels et que la séparation est difficile.-Faustine souffre aussi de troubles mentaux?-Vous savez combien la comorbidité peut être élevée dans la même fratrie. Cependant, l’institutrice qui a fait le signalement reste persuadée que ce que Faustine met en jeu n’est pas de l’ordre du délire… d’où le signalement.Jena adopta définitivement l’enchaînement interrogatif : fort peu civil, mais très fertile.-Qu’est ce qui a alerté cette institutrice ?-Le comportement de Faustine bien sûr, ses absences répétées et quelques dessins très particuliers. Faustine aime dessiner ?-Je dirais même que c’est son mode de communication privilégié. Mais ce n’est pas toujours évident d’en interpréter quelque chose. L’équipe et moi-même, sommes perplexes quand a la nature de ses productions. Je veux dire que devant l’hermétisme de certains éléments, nous nous sommes demandé si l’on se trouvait dans un registre, disons, classique. D’abord, il y a ce dessin d'agression pour lequel nous nous sommes précipités, peut-être à tort, sur l’interprétation à laquelle vous pourrez vous-même penser.-Et ?-Et maintenant, vous me voyez bien arrangée de pouvoir vous interroger à mon tour. Certains dessins de la petite évoquent des scènes assez morbide. Jena se rappela que dans certains cas malheureux, il n'y avait pas de grands symbolismes à y voir. Certains enfants vivaient dans un environnement dans lequel le risque léthal n'était pas imaginaire. Elle n'en dit rien et relança la conversation sur l'énigmatique mère Latour.-Vous êtes seule avec Faustine quand elle dessine? Demanda prudemment Jena, s’engageant sur une pente ou elle espérait être suivie.-Pas toujours, la mesure concerne toute la famille. Madame Latour est souvent présente, même si son intérêt pour toute amélioration est plus que limité.L’ironie était cinglante.-Vous pensez que la présence de Madame Latour confine l’expression de Faustine.-Pour vous faire une confidence, je pense que la présence pesante et obtuse de Madame Latour confinerait l’expression de quiconque.XVIII-Une visite pour Monsieur Latour. Jena venait de passer le seuil d'entrée de la clinique. Céline avait attiré son attention avec des signes de mains, car elle ne pouvait annoncer la nouvelle à pleine voix. Puis elle avait désigné l’angle droit de l’accueil, derrière lequel se trouvait une salle d’attente. C'était un réduit bien éclairée mais opprimant. Quelques chaises de plastique rutilant et une œuvre cubiste saturaient les cinq mètres carrés. Malgré tout, elle constituait un sas obligatoire à toute visite. Jena s'y arrêta avec curiosité.Dans un coin, un homme brun comptait les taches de peinture blanche prises dans les plissures de ses phalanges. Ses cheveux hirsutes étaient si denses, qu’on ne pouvait voir un micron de son cuir chevelu. Ses joues brunes et son menton calleux étaient couvertes d’une ombre rugueuse et régulière et son accoutrement sans aucune fioriture. Il portait une tenue de chantier bleue claire propre. Sur sa poitrine un énorme M bleu marine, suivi des lettres 'ako' était brodé. Elle se souvint qu'elle avait croisé l'ange blond avec la même tenue.  -Bonjour. L’homme eut un sursaut. La tête logée dans le bloc que formaient ses épaules, il marmonna une réponse brève. Son regard était oblique, et sa voix rauque, mal assurée. Étrange mélange de désinvolture et de gêne. -Je suis Jena Mileto, la psychologue, j’ai cru entendre que vous visitiez Monsieur Latour… Monsieur ? -Pascal Perrin. Il tendit une poignée, dont l’étreinte fut aussi fuyante que ses prunelles.  -Vous êtes un membre de la famille. L'homme grogna : -On travaille ensemble. -C'est gentil de lui rendre visite. -Ouais.         Il s'arrêta aussitôt. Jena douta que la conversation lui apprenne quelque chose d'utile. L'homme était tout bonnement aussi fermé qu’une huître et elle ne s'attarda pas plus longtemps.  Quand elle arriva dans le couloir, Jena tomba nez à nez avec un autre homme, mais ça n'était pas un visiteur.  Le patient flegmatique était nonchalamment accoudé à la porte. Telle une aura contaminée, un halo odorant de tabac froid se dégageait de sa veste de sport, sur plusieurs mètres à la ronde. Sa nonchalance flirtait impudemment avec la provocation et si elle ne l’avait jamais reçu, Jena le reconnu sur le champ. Un mètre quatre-vingt de fâcherie et de transgression lui valait une réputation sans pareil.  Le patient de la 306 lui adressa un sourire digne d’inquiéter un suppôt de Satan.  -Bonjour Madame la psychologue, lança-t-il sur un ton trop chantant pour être civil. -Bonjour Monsieur Mourteau, répondit Jena en modulant sa voix pour qu’elle n’ait l’air ni d’une invite ni d’une rebuffade. Vous m’attendiez ? -Ouais rétorqua-t-il crânement, mais pas pour un rendez-vous hein. Désolé de vous décevoir. Je m'en vais aujourd'hui. Il aurait été comique de feindre la fameuse déconfiture, mais la clinique n’était pas une scène où l’on donnait beaucoup la farce.  -Qu’est-ce qui vous amène dans ce cas ? -Vous l'aimez bien hein ? -Qui ça ? -Jean Stéphane ? Mais vous devriez vous méfier. C’est pas qu’il soit bien plus costaud que moi, hein ? Mais vous savez, les gens comme lui, ils ont pas les même limites, ils peuvent vous plier de l’acier avec le petit doigt quand ils pètent les câbles.  -Vous vous inquiétez pour ma sécurité Monsieur Mourteau ? - Bah, Comme je me barre, alors je me suis dit qu'il fallait que je vous prévienne, en bon citoyen. Lui c'est le genre de mec qui risque de serrer le kiki à la daronne un de ces quatre. -Vous pourriez me traduire ?  -Traduction : sa chère mère lui met trop la pression et pour le peu qu'il en parle, on sent qu'elle pourrait le regretter un jour. Il faut bien qu’il respire un peu… -Hum. - Pas facile de rester plusieurs semaines dans cette prison. Moi par contre, j’ai croisé personne en sortant de ma piaule, c’est à croire qu’on voulait pas me dire au revoir. Ses joues montèrent encore de quelques pouces, réduisant ses yeux à deux fentes oblongues. Pourtant, rien de cette mimique ne respirait l’humour ou la bonhomie. Les paroles avaient à peine frappé le pavillon de Jena, que l’aura tabagique et son propriétaire regagnaient l’angle du couloir. Une dernière et ignominieuse politesse rejoignit le sillage vicié. -Au revoir Madame la psychologue, vous allez me manquer.IXX William Luce laissa retomber doucement sa tasse sur le bois vernis de la table. La douceur de l’après-midi avait garni les terrasses de café, sur lesquelles, on pouvait se laisser cajoler par les gentils tentacules de l’astre orangé, un goût corsé ou sucré dans l’arrière gorge. Un concert de ronronnements automobiles, de bruits de bottes et de pépiements oiseliers accompagnait délicieusement cette recrudescence printanière mais le lieutenant ne s’en délectait point. Le nez dans une pile de documents froissés, il décoiffa l’arrière de son crâne pour la millième fois. Une voix moqueuse frappa son pavillon. -T’as le culot d’appeler ça des recherches toi ? On dirait un tas d’ordures ton fouillis. Simone Clerc n’avait pas commandé un café, mais se délectait de son deuxième kir framboise. Il était près de quatorze heures et les impératifs de son collègue ne leur avaient pas encore permis de se restaurer. La tête renversée à l’arrière, elle sentait que cet apéritif virait à l'ivresse.  -J’ai envie d’avaler tout un plat de lasagnes… L’inspecteur Luce ne quitta pas sa lecture des yeux et lui répondit tout aussi poétiquement : -En bouffer à ce rythme-là, c’est de l’addiction. -Tu dis ça parce que t’as jamais goûté les miennes. -Oh si, justement. Et j’insiste sur le mot addiction, parce qu’on est bien dans le domaine des toxiques. -Pff… Tout le monde ne se nourrit pas de café, Luce. J’ai l’estomac qui danse le tango là. Et ma tête ne va pas tarder à suivre… -On fait le point, et après je t’invite dans le resto italien le plus cheap et le plus calorique de la ville. -Vendu. -Bon, tu as entendu parlé des abus de préemption ? -Euh, tu me prends pour une spécialiste de l'urbanisme. -Certains maires ont abusé de leur droit de rachat prioritaire immobiliser des logements pour des raisons sociales. C'est illégal bien-sur.  -Continue. -Les vieux immeubles sont inintéressant, ils n'offrent qu'un faible rendement locatif... Chaque immeuble ne comporte que quelques appartements. Quand ils sont préemptés, en général, il sont détruits à la faveur de constructions récentes. -Tu vas encore me faire un cours sur les statistiques ? -Non, coupa Luce en brandissant sa main en direction du serveur. Un autre. -Tu vas en reprendre un ? Mais, tu viens de dire qu’il était dégueulasse. -Mon addiction à moi ma chère Simone. Je disais donc des immeubles avec un nombre plutôt restreint d’occupants. Ce qui facilite le reste des opérations. -C'est à dire ? -Je disais donc que les vieux immeubles sont détruits... Tu imagines bien que le délogement et le relogement sont des opérations compliquées. A part si on a affaire à quelques personnes du quatrième âge…Le financement d'une maison de retraite peut se faire avec la vente d'un bien immobilier, par exemple. Quand les personnes âgées perdent leur autonomie, elles n'ont plus trop le choix. Bien sûr, ce genre de manœuvre est inutile quand la personne décède. -Tuer des vieux pour raisons sociales vas loin Luce ! Siffla Simone Clerc. William Luce fouilla frénétiquement dans la pile froissée à la recherche de chiffres. Il finit par brandir un papier maculé d’encre et d’une écriture fiévreusement penchée.  - J'ai vérifié. Il y a plusieurs constructions récentes qui résultent de ce genre de manœuvres. Au nom de la mixité sociale, les immeubles en questions comportent quelques habitations à loyer réduit. Pour le reste on est dans le marché du luxe. Sa déclaration fut suivie d’un silence. William observa le visage grave de sa collègue, qui avait cessé de lui lancer des œillades moqueuses, depuis le début dudit point.  -Et tu sais ce que je crois à propos de l'immeuble où le sergent Lacambre a rendu l'âme ? -Qu'il ne va pas tarder à être préempté de la même façon. Une question reste : Qui bono ? - Des élus, des actionnaires, des promoteurs. Je ne sais pas. -Et le rapport avec ton barje de travesti ? -Quand on évolue dans les hautes sphères, on ne met pas les mains dans le cambouis. On embauche des hommes de mains. -Ouais, mais là quand même… Un mec en cavale… Luce lança son regard sur la rue en contrebas, et Simone Clerc l’imita. La circulation avait presque disparu dans l’artère, et il fit courir ses yeux sur une rangée de platanes bourgeonnant.  -Un homme déjà disparu… Quoi de plus transparent… Sa tâche accomplie, il pourrait pourrir des années au fond des bois, sans que personne ne s’en inquiète. Il s’interrompit quelques secondes, puis repris l’air sombre. -Quoique des corps dans les bois, c’est pas introuvable. N’est-ce- pas ma chère Simone ? Ils restèrent ainsi, figés dans la lumière généreuse. Quelques particule de pollen se mêlaient déjà à la poussière urbaine et dansaient dans l’atmosphère tiède. On éternuait, quelque part sur les balcons en surplomb.  -Je me demande comment tu arrives à me convaincre à chaque fois…  -Lasagnes ? -Lasagnes. L’inspecteur Luce fit tinter quelques cercles argentés et dorés sur la table et ils partirent sans dire un mot.XX Un silence de feutre régnait dans la chambre trois-cent-quatre. La lumière filtrait à travers l’espace des stores et tombait en grappe d’or sur les boucles sages. Penché sur ses l'intervalle de ses mains sèches et blanches, l’ange blond lisait. Il lisait, ou plutôt, il laissait ses prunelles impavides cheminer sur les courbes, les segments et les angles, formés par les pixels. L’ensemble géométrique formait des lettres, les lettres des mots, ses lèvres des sons muets. Une salve froide frappa son épine dorsale et se répercuta dans son corps raide et il abaissa l’écran bien en dessous de sa ligne de vision. Quel que soit le prix que le monde lui réclamerait, quel que soit la terreur, il était décidé. Il avait réussi à fermer un sésame qui devait rester clos.Ne plus regarder en arrière.Ne plus se changer en statue de sel.Il irait la voir une dernière fois, elle. Déposer ce qui lui restait et qui rendrait le départ difficile. Il parcouru la distance qui le séparait de son lit et enfonça le bouton d’appel. L’infirmière apparut, le pilulier dans une main et le verre de lait dans l’autre. Comme il l’avait demandé.Il formula un merci poli…  et glacé comme la toundra. L’amidon colla à sa langue quand il saisit les pilules entre ses doigts. Avant qu’elles ne fondent, il détacha soigneusement les gélules de ses muqueuses et les déposa dans le tiroir du chevet. Assis sur son lit, il but le liquide blanc à intervalles réguliers et rapides. Il allongea son buste entre ses deux bras raidis pour parer à la chute vertigineuse de son corps et de son esprit. Derrière ses paupières closes, l’azur de ses yeux s’abîma dans l’univers d’un sommeil sans rêves. Il était quatre heures, et depuis une semaine aucune molécule neuroleptique ne séjournait dans le milieu intérieur de Jean Stéphane Latour. Accoudé à son bureau de bois laqué, Charles Mignot faisait virevolter un polygone de cristal sur les nœuds cirés, dans lesquels se mêlaient le noir et l’anthracite. Le plateau émis un bruit léger mais caverneux et le parcours sinueux de l’objet décoratif s’arrêta abruptement. Ses doigts énormes frottèrent l’endroit où il venait de faire patiner la roche polie, puis il se désintéressa de l’esthétique ambiante.Le téléphone portable qu’il suspendait hautainement sur la pointe de son lobe, paraissait minuscule dans sa main. Pourtant malgré son physique de videur de boite de nuit, Charles Mignot avait réussi une ascension plus que satisfaisante de la nomenclature politique. La baie vitrée de son bureau donnait sur une avenue bordée de palmiers et il fit pivoter son siège pour l’observer distraitement en ponctuant sa conversation téléphonique de bruits gutturaux. La pièce était spacieuse et recouverte d’un crépi blanc sable, sur le sol en béton ciré, le mobilier espacé alliait matériaux nobles et design.  Après une série monocorde d’onomatopées, l’homme massif fit de nouveau tournoyer son séant et saisit un immense agenda, dont la couverture de cuir noir était bordée d’un discret signet or. Il griffonna un nom absolument illisible sur l’emplacement dédié à la matinée du jeudi et pris congé sur le même ton, résolument correct. Charles Mignot profita encore à loisir de la mobilité de son siège, pour observer la pièce sous différent angles de vue. Il aimait l’idée qu’il était lui, l’homme au physique de catégorie  lourde, plus fin que la majorité des gens. Il se félicitait d’avoir su concilier les précautions du classique et l’audace de la modernité. Il trouvait que son bureau rénové et son costume de créateur exprimaient bien ce mariage. L’homme était persuadé que c’était cette tendance qui était à la clé de sa réussite professionnelle et de son succès électoral.Son téléphone se mit à vibrer et entama une lente valse solitaire sur le lustre du meuble. Mignot mit quelques secondes à se tirer de sa radieuse contemplation et décrocha de presque de mauvaise grâce. Il y eut un silence inattendu sur la ligne et le pouce du Président était déjà sur l’icône qui représentait un téléphone barré de rouge, quand une voix agaçante rompit le silence.  -Monsieur Mignot. -Qui est à l’appareil ? -J’espère que vous profitez du bourgeonnement printanier, par votre baie vitrée, Président.Charles Mignot garda le silence, mais les tendons de sa main saillirent de dessous la peau épaisse. La coque en plastique du petit appareil menaçait de céder. -J’ignore comment vous avez eu ce numéro, mais je vous avais dit de ne jamais appeler. Articula Mignot d’une voix aussi sourde que menaçante. Il y eut un silence au bout de la ligne, suivit d’une série d'entre-chocs indiquant que l’appel était passé en extérieur... et en mouvements. La voix sèche et acide reprit. -Comme tu voudras, mon cher. Mais alors tu seras dans l’ignorance de problèmes concernant une œuvre disons, privée. Mignot en eu le souffle coupé. Si certains agissements étaient habillement escamotables, avec l’aide de bons amis, il y avait d’autres preuves matérielles qui constituaient un témoignage irréfutable. Le polygone cristallin se remit à rayer le bureau. Après avoir prudemment cherché ses mots, la voix reprit : -Milles mètres carrés de trompe l’œil, c’est pas facile à réaliser. Surtout sans plan. Il faut rappeler votre ami qui fait de si beau dessins. -C’est fait, grogna l'homme massif, qui visiblement luttait pour garder son calme. Le tout a été posté - Il reprit d'un ton grave -Vous oubliez que cette entreprise ne permet pas ce genre d’écarts et que mes amis ne sont pas des gens très disponibles. -A ta guise… On oublie la piscine en sous-sol ? Mignot ferma les yeux et tenta de comptabiliser le nombre de failles qui mettaient en péril ses desseins. A la façon de dominos placés en cascade, les opérations avaient nécessité la participation de professionnels de plus en plus nombreux et de plus en plus différents. Il fallait déjà ménager la chèvre et le chou.  Aujourd’hui il y avait trop de ces éléments dont la chute de l’un entraînerait irrémédiablement la chute de tous les autres. Or, Charles Mignot n’était serein que dans l’impression de la compartimentation et du contrôle. En outre, il y avait lui, cet homme, qui au détour de relations véreuses, était apparu détaché des contraintes de tout état civil. Un individu sans identité propre, mais que la mémoire de Mignot avait très vite revisité. Malgré sa polyvalence appréciable, ce personnage était devenu un lest gênant, dont il faudrait un jour se détacher… Mais, Charles Mignot, pour avoir accordé aux proverbes populaires une valeur pratique, savait qu’on ne mettait pas la charrue avant les bœufs. Cette villa à quelques dizaines de mètres du sentier du littoral était un vieux rêve de gosse, et les surfaces subtilisées par quels tours de passe-passe ne souffriraient aucune concession.  Il passa sa mâchoire inférieure sur sa lèvre charnue et la mordit jusqu’à la blanchir complètement.  -Je vais aviser. Et vous et vos foutus handicapés débrouillez-vous pour faire le boulot correctement dorénavant ! Plus de vagues ! Et utilisez la boite mail que je vous ai donnée, bon sang ! -Il n’y aura aucune vague. Le problème du financement des retraites fera plus de bruit, soyez-en sûr, monsieur le Maire. Le pouce de Charles Mignot enfonça rageusement le bouton off.XXI L’enfant croqua dans le biscuit mou et avala la pâte vanillée sans un bruit. Cette capacité au silence étonnait Paulette Cremente qui n’avait rien perdu de son acuité visuelle, ni de son sens de l’observation malgré son âge avancé. Il y avait quelques mois que l’association Le Geste lui avait proposé de participer à ce programme visant à provoquer des rencontres régulières, entre des enfants sourds et muets et leurs aînés. Au début, cette proposition avait provoqué de la réticence. La petite ancêtre affectionnait les simulacres mondains et ses prunelles noires ne brillaient jamais autant que quand ses vieilles mains versaient un thé gris dans son service de porcelaine ébréchée. Cependant, il était essentiel qu’elle choisisse en détail les modalités de ce rituel et résistait à l’idée de s’en sentir obligée. Mais dans la poitrine de la veuve esseulée battait aussi un cœur romanesque et quand elle avait aperçut le visage grave de l’enfant, toutes ses résistances s’étaient envolées. Paulette Cremente faisait donc depuis un monologue hebdomadaire pendant la petite penchait ses nattes blondes sur de grandes feuilles de dessin. L’enfant était ravissante, avec un front lisse balayé de mèches dorées, des yeux encore très grands dans son visage, mais plein d’un sérieux précoce. Paulette Cremente s’était tout de suite fait la réflexion que le silence n’était pas synonyme d’indifférence et elle tentait plus ou moins adroitement de deviner les besoins silencieux de son hôte. Sur une assiette bordée de violettes minuscules, elle avait découpé à l’avance une génoise achetée à l’épicerie du coin. La petite avait saisi lentement un morceau et l’avait entamé à belles dents. Malgré l’absence de bruit de déglutition, la vieille s’inquiéta de son confort :- Il est peut-être un peu sec ce napolitain, il fait tellement chaud dans la cuisine maintenant. Je vais te chercher un verre de lait.Les voilages retenus par de lourds anneaux vernis dansaient lascivement dans une bise légère. Comme rappelé à la vie par la chaleur du printemps, le plancher de bois craquait à intervalles régulier. Quelques bourdonnements d’insectes s’invitaient aux fenêtres puis repartaient dans une accélération excédée. La pointe des feutres glissait sans un bruit sur le fond blanc.Alors qu’elle glissait ses patins légers vers la kitchenette, la vieille reprit sa sempiternelle activité d’observation. Elle se trouvait bien étonnée de l’insonorité parfaite qui accompagnait les visites de la petite blonde. Certes, on lui avait expliqué sa surdité profonde et son incapacité à former des sons, mais au-delà de ce handicap, l’enfant semblait rompue à ne provoquer aucune vibration sonore. Paulette Cremente convoqua sa mémoire, qu’elle savait fièrement encore bonne, à la recherche d’un souvenir contraire à cette assertion. Elle n’en trouva aucun. Pas de grognement, pas de froissement de tissu, aucun soupir, même le plancher semblait se taire sous ses pas.Cet étrange arrêt dans le continuum sonore et ses yeux intelligents semblaient être porteurs d’une volonté de fer.L’étroite cuisine ne jouissait pas des mêmes courants que les autres pièces et la vieille dame agita un éventail imaginaire en y entrant. Une gentille fraîcheur coula du réfrigérateur et la lourde bague d’argent cliqueta sur le verre de la bouteille. Rien ne bougeait dans le salon, à par les lames de parquet révoltées.  Elle se rappela les premières visites de son invitée, et émit un bruit de langue indigné. Lors de ses rencontres un adulte de l’association, qui lui avait exposé l’obligation légale de la présence d’un tiers, était resté assis dans un coin du salon ou avait voleté à travers les lieux mu par la curiosité ou l'ennui. Paulette Cremente, qui croyait en la légitime nécessité de toute règle ne s’était pas sentie insultée dans sa probité. Seulement, depuis deux semaines l’enfant était seule. L’homme brun qui s’était borné à griffonner des notes illisibles et à décliner toute tasse de thé ne revenait pas. Paulette Cremente exécrait le manque de sérieux et plus que tout, elle qui n’avait eu le privilège de vivre le miracle privé de la maternité, pensait estimer avec lucidité la préciosité de l’enfance. Elle murmura en emplissant le verre immense de moitié : -C’est à se demander s’ils en prennent bien soin… Elle reprit le petit couloir aéré avec lenteur dépassa la chambre, sombre aux meubles massifs et posa le verre avec délicatesse près de la gerbe de feutres de couleur. L’enfant ne réagit pas quand la main de l’ancêtre flatta ses cheveux d’or, mais une imperceptible raideur saisit sa nuque. Sa voix usée par des milliers d’octaves rompit le silence.-Quel joli dessin ! La mine cessa de frotter la trame du papier et l’enfant finit par tourner son visage gracieux vers son aînée. Une courte seconde, la palette parcimonieuse de ses expressions s’assombrit. Mais son regard grave tomba dans le vide. La vieille agençait pour la millième fois le verre et l’assiette de façon à les rendre accessibles au possible.Toute la méfiance de Paulette Cremente avait fondu comme la neige au soleil devant la gerbe arc-en-ciel devant laquelle elle se plissait d’un sourire comblé. Elle ne s’adonnait plus à son manège silencieux de déduction et imaginait comment elle  l’épinglerait précieusement près des autres.  Quatre heures sonnèrent et la petite vieille eu un frisson qu’elle ne pût s’expliquer. Mais elle ne pensa pas à refermer les fenêtres. Émue, elle était toute entière à l’agrafage de la boutonnière de l’enfant. Quand la fillette eut renfilé son gilet pour partir elle était toujours frappée de cette grâce aveugle, qui touche surtout les plus sceptiques.  -Il faut apprendre à bien te couvrir. Même quand il fait chaud, avec ses courants d’air, on peut prendre froid.   La porte se referma lentement sur la fraîcheur de la vieille montée d’escaliers. Le nappage du biscuit italien fondait lentement sur l’assiette fleurie. Le plancher ne faisait plus aucun bruit. Quelque chose n’allait pas. Quelque chose n’allait pas mais Paulette Cremente était dans l’incapacité de le subodorer.  Elle traîna le son feutré de ses patins vers sa chambre. Cette entrevue l’avait épuisée. Elle ne vit pas le fil nylon.  Invisible. Tendu dans le chambranle de la porte. La chute lui parut une éternité. Les craquements qui l’accompagnèrent eurent l'effet sinistre d'un glas. La vaillante Paulette Cremente n’eut pas l’esprit à théoriser. Avant de sombrer dans l’inconscience ses mains formèrent le signe de la croix sur sa maigre poitrine.


XV


Les lattes du vieux clic clac étaient pratiquement imprimées dans les fessiers de l’inspecteur Luce quand il se décida à  réétudier sa posture. Il décroisa ses jambes, frôlant les restes du diner sur la table basse et laissa sa tête retomber sur le tissu bleu. La journée avait été longue, pourtant il sentait que rien de cette pesante obscurité ne rendrait à la nuit plus clémente.  Plus tôt, devant un gratin de lasagne extraterrestre, il avait avoué à Simone Clerc l’état de ses investigations saugrenues. Il était arrivé silencieux, une bouteille de Cote du Provence. Une odeur de nourriture approximativement comestible flottait dans le trois pièces. Simone lui avait fait la conversation jusqu'à l’heure du fromage, puis avait elle avait décidé d'ouvrir les hostilités.  -Tu sais que pendant que tu perds ton temps à aller prendre le thé chez des vieilles dames, il se passent des choses très graves dans le monde des retraités ? -Comme ? -On a retrouvé un corps enterrré dans la forêt de Fontviel. Une certaine Josepha Basson, née Barteli, une septuagénaire disparue depuis peu dans les Bouches-du-Rhône. La crime est sur le dossier. -Tu vois ! Je t'avais dit qu'il y avait des disparitions bizarres, avait grommelé Luce. -Et pourquoi Monsieur Luce fait-il des recherches sur des vieux dossiers au lieu de s'activer sur l'actu ? Luce avait eu une moue et n'avait pas répondu. -Attends ne me dis pas que tu penses au taré de l’Hérault ? Il avait fait couler doucement le même vermeille jusqu'à ses lèvres souriantes.  -Heureusement que j’ai prévu de quoi désinfecter ! -Tu es barge Luce ! La blessure mortelle avait été faite par un objet contondant, à l’évidence beaucoup plus grand qu’un couteau. Mais la police technique et scientifique ne se contentait pas d’évidences et  besognait plus avant. Luce garda pour lui ses autres intuitions.
Ce matin printanier s'annonçait beau. Les rayons du soleil rasaient les meubles de la chambre quand Jena ouvrit les yeux. Elle se traîna jusqu'à la cuisine pour ingurgiter un saladier entier de café, à petites lampées. Théo avait déjà pris la route et la maison était silencieuse.Avant de s'affaler sur le sofa, elle vérifia que la porte du cellier était bien close. Elle s'installa entre deux coussins et alluma l'ordinateur portable. Sa boite mail s'ouvrit automatiquement et elle tria ses messages. Après avoir terminé, elle entreprit des recherches  sur Google et tapa plusieurs mots et expressions qui lui venaient à l'esprit.  Elle s'intéressa successivement aux liens qui concernaient : secret professionnel, passage à l'acte et dangerosité. Elle survola quelques articles puis tapa les mots : abus sur un schizophrène. Elle trouva plusieurs fait divers et des articles qui faisaient état de statistiques alarmantes. Elle était en pleine lecture quand huit heures sonnèrent. Elle eut un sursaut et se rua dans la salle de bains.
Gérard Buchon pencha lourdement sur l’un de ses accoudoirs et toussota dans le creux de son poing. Cet exercice conféra un étirement bienvenu à son flanc repu et une certaine vraisemblance à son allure. En face de lui, une certaine Suzanne Latour semblait animée d’une détermination plus prolixe. Elle portait ce matin un tee-shirt blanc, sans slogan, mais pourvu de remarquables plis de repassage. Le docteur Buchon ne put s’empêcher de remarquer que l’effort vestimentaire ne s’était pas accordé à une amélioration capillaire. Les cheveux de Suzanne Latour formaient un casque terne et huileux qu’elle portait très bas sur le front.  -C’est pour le bien de Sté que je réfléchis dès maintenant à la place qui lui conviendra le mieux. -Continuez, souffla t-il suave. -Y veulent plus de lui dans ses anciens centres, parce qu’ils disent qu’il est capable de s’adapter, ou je ne sais quoi. Tout ça parce que Monsieur se fade des lectures d’intello. Mais faut pas vous y fier, moi qui l’ai à la maison, je peux vous dire que la place de Sté, c’est pas dehors. -Ni chez vous. L’ironie était cinglante, mais Suzanne Latour avait des arguments. Elle encaissa la réplique reprit sur un ton qui se voulait larmoyant.  -J’ai sacrifié ma vie à ce petit. Mais, je pourrai pas toujours faire ça.Elle marqua un point dans l’affrontement tacite qui se jouait.  -Il était si bien à l’IUT, vous auriez dû voir ça. Faut absolument que Sté retrouve un centre comme celui-là. -Madame Latour, repris Gérard Buchon, qui avait finalement opté pour une ligne plutôt nette, votre fils est désormais trop vieux pour réintégrer un IUT, et s’il a été décidé par des professionnels de la santé que la réinsertion de votre fils ne se ferait pas en centre, sans doute parce que sa place n’y est pas ou plus. Il n’eut pas le temps de continuer, l’accent déchirant de son interlocutrice le coupa : -Mais vous avez vu l’état dans lequel il est. Où voulez-vous qu’il aille ? -L’état dans lequel il est un état de crise, que nous nous efforçons de résorber. Pour aider Jean Stéphane à aller vers son indépendance nous devons lui accorder le temps nécessaire.La blonde massive sembla réprimer un mouvement d’agacement. Elle changea alors de ton. Sa voix avait maintenant des accents poignants de sincérité.- C’est ce que j’ai toujours fait pour mon petit. Je cherche le meilleur pour lui et là j’ai entendu parler de ce nouveau centre dans le Jura, mais les places sont rares. Il faudrait que vous appuyiez la candidature de Sté. -Ça va vous faire loin pour les visites… surtout sans voiture, argua le psychiatre impassible.Suzanne Latour omettait les visites à la clinique sous des prétextes de mobilité, pourtant le psychiatre n’eut pas besoin de fermer les yeux pour la revoir s’extraire de cette mystérieuse trois cent cinq. -Croyez-moi, le plus difficile, c’est pour moi. Suzanne Latour essuya de ses doigts courtauds le coin de ses yeux et de son nez. Ses ongles réduits à de minuscules croissants, glissèrent un visage renfrogné  et étranger aux larmes. Cette fois, la duplicité fut vraiment écœurante. Gérard repris plus sèchement qu’il ne le désirait : -Si vous voulez bien m’excuser, moi aussi le travail m’attend. Elle concéda à se lever. -Vous le ferez Docteur ? Le psychiatre lui tendit une main inflexible et fit quelques pas vers la porte. La main moite de la grosse femme saisit à regret la poignée finale, tandis que le médecin ambidextre opportuniste, ouvrit la porte. -Nous établirons un projet thérapeutique de sortie avec la collaboration de votre fils, Madame. -En attendant, moi je me ferai du mouron pour mon petit. - Allons, je suis sur que vous saurez mettre toutes ses inquiétudes de coté, répondit Gérard Buchon en baissant la voix. 


XVI


La réunion n’avait pas encore débuté, mais toute l’équipe du Joli Bois avait déjà pris place et un joyeux brouhaha régnait dans la salle surpeuplée. Gérard Buchon poussa enfin la porte souplement et s’évertua à distribuer de stimulantes poignées de mains. Il y eu une hausse significative du brouhaha, pour son plus grand plaisir. Deux stagiaires émoustillées rougirent. Quand on arriva au dossier de Jean Stéphane Latour Didier Jalle leva des yeux mornes. Il fit ensuite mine de se désintéresser totalement de la question en examinant de façon méthodique les lunules démesurées de ses ongles. Gérard évoqua l’amélioration de l’état anxieux de Monsieur Latour et les progrès de sa socialisation. Ses propos furent immédiatement commentés par l'infirmier : -Il s'est tellement bien socialisé, qu'il se fait régulièrement la malle.Jena sursauta alors que Buchon reprenait. -Comment ça il se fait la malle ? -Ah, moi je ne fais que rapporter les bruits qui courent parmi les patients. -Et qu'est-ce-qu'ils disent ? -Que Monsieur Latour jouerait les filles de l'air. Enfin faut le dire vite, vu l'état des grilles.Le psychiatre eut une moue dubitative. -Oui, je suis au courant pour la grille abîmée. Mais c'est bizarre, j'ai du mal à l'imaginer en balade. Jena ?Jena se rendit soudain compte qu'elle était aussi étonnée que Buchon. Elle n'avait aucune idée de ce que Jean Stéphane allias l'ange blond pouvait chercher à l'extérieur des enceintes du Joli-Bois. -Je dois avouer qu'avec lui, je me demande toujours si la persécution n'est que délirante. Il vient d'un milieu tellement – Elle chercha ses mots – pathogène.Buchon acquiesça. Certaines têtes hochèrent, d’autres pas. Didier Jalle se mis à chuchoter vigoureusement avec son voisin, et certains lui emboîtèrent le pas, ou pour être plus précis la langue. Quand la réunion prit fin, Jena empila une charge impressionnante de documents sur son avant-bras. Gérard Buchon appela discrètement son nom. En se retournant, elle l’aperçu stationné dans l’encadrement de la porte, les mains dans les poches de sa blouse. Elle en déduit qu’il voulait l’entretenir de façon moins formelle et le rejoint son monceau de feuille en équilibre.  -Un petit café ? Elle lui répondit d’un demi-sourire. L’immonde jus de chaussette qui suintait avec peine au troisième, était prétexte à tout. Dans son bureau, Gérard s'assit sur un coin de bureau et se livra. -J’ai reçu la mère de Latour aujourd’hui. -Ah ! Lâcha Jena. Gérard brandit une invitation gestuelle à refermer la porte derrière eux. Elle s’exécuta et s’assit, sa pile en stabilité approximative sur les genoux. -Elle est étrange cette bonne femme, tu l’as déjà vue ? -Jamais. -Au début de l’hospitalisation de son fils, elle insistait pour qu’on le garde le plus longtemps possible, maintenant elle semble avoir d’autres plans pour lui. -Qu’y a-t-il de bizarre là-dedans ? -Elle est ambivalente, voire fuyante. Je ne pense pas qu'elle soit bien intentionnée. Il sera peut être bon de penser à une orientation, pour ne pas qu'il retourne pas dans sa famille, mais je ne veux pas céder à la demande de sa mère, sans en savoir plus. Et puis, je compte sur tes observations, s'il n’est pas psychologiquement prêt, je ne veux pas le voir revenir au bout d'une semaine ou deux. Tu sais comme la chronicisation des patients est problématique.  -D’après son dossier, il a déjà séjourné en institution spécialisée. - Oui mais il n’y avait pas à cette époque, d’investigation pouvant aboutir à la rupture familiale.  -Hum, grommela Jena en s’apercevant dans un sursaut qu’elle avait complètement occulté  l’aspect rebutant de cette histoire. -Tu sais ce qui serait bien ? Susurra Gérard, sur un ton qui caressa toutes les surfaces palpables à un kilomètre à la ronde. Jena subodora que le médecin s’apprêtait à mettre la totalité de son charme au service d'une demande.  - Que j’évite le blush trop rose. Gérard ignora la réplique et continua sur le même velours.  -Si tu appelais la sauvegarde de l’enfance pour te mettre en contact avec l’éducatrice en charge du cas Faustine. J’ai justement le numéro par-là, grogna t-il en effectuant une torsion ankylosée vers le fouillis de son bureau. - Ton téléphone ne marche plus ? - Je suis très, très, très occupé, insista Gérard. -Pourquoi as-tu accepté de recevoir Madame Latour ? . -Je te l’ai dit, cette femme est inquiétante. -Tu le savais avant de la recevoir ? -Je le savais depuis que je l'ai vu venir à la grille et mettre les chocottes au gamin.
Les locaux étaient bruyants à cet heure de l'après-midi et Simone se mit à hausser le ton. -Écoute Luce, faut que tu te recentres sur la réalité. Nous, notre boulot c’est pas la lutte contre le grand banditisme ou le terrorisme. Dans deux ou trois ans,  tu quitteras la BAC, pense à mettre tes capacités particulières au travail dans ce genre de services. Mais pour le moment, laisse tomber… -Et s’il y a une grosse arnaque derrière…  un gros coup ? -Il y a des gars spécialisés dans ce genre d’affaire. Laisse leur faire leur travail. -Des gars qui ne savent pas ce que je sais. Articula tranquillement William Luce, en décollant un index opiniâtre de son arcade. -Libre à toi de leur faire savoir.Luce se redressa soudainement et posa ses coudes sur ses genoux. Il plongea un regard limpide dans celui de sa collègue.  -Regarde-moi Simone, c’est moi Luce, Mister vision trois  mille, le bizarroïde de service. Tu me vois passer un coup de fil pareil, et leur dire : Eh oh ! les gars j’ai comme une intuition…J’ai même trouvé un drôle de bout de papier ! -T’as vraiment des visions ? Questionna  Clerc en plissant des yeux septiques.- Ça c’est hors sujet, Simone, grommela Luce évitant le tacle habile de sa coéquipière. Sérieusement, tu me vois transmettre mes infos imaginaires à qui que ce soit, en dehors de toi ?Le lieutenant Clerc soupira et fit glisser ses mains sur le cuir usé des accoudoirs. -Non… A vrai dire, en toute amitié je te le déconseille, espèce de secoué du bocal. -Pourtant, tu sais comme moi que nous sommes sous le joug d’un impératif éthique, ma chère Simone. -Impératif éthique dont le Capitaine Geofroie se contrefout.Ils gardèrent le silence un moment, le même regard vague, la même posture voûtée. Simone tiraillait nerveusement des mèches de cheveux, comme si une solution allait s’en extraire.  -Tu m’aideras ? Elle eut un rictus pincé et gratifia Luce du regard en biais le plus noir qu’elle fut en mesure d’émettre. - Si tu te bouges ce matin, pour m’accompagner à l’audition de ses deux tarés de maltraitants, sans leur faire le coup du pédopsy et que tu passes avec moi toute l’après-midi à taper tous les rapports en retard, ça peut se négocier. J’ajoute à ça que je  ne veux pas entendre une seule plainte et que je n’aime pas le café trop fort. -Vendu.

XVII

Jena croisa ses escarpins de cuir sous le bureau et une longue lézarde fila le long de son bas. L’agent d’accueil du centre de la sauvegarde de l’enfance avait la voix aussi traînante que ses temps de réaction. Jena bénéficia donc d’une attente sur fond de musique classique.Au bout de quelques longues secondes l’émetteur froufrouta et une voix beaucoup plus claire se fit entendre.  -Bonjour, Mademoiselle Zekah, je suis Jena Mileto, psychologue à la clinique psychiatrique du Joli-Bois. J’aurais voulu vous entretenir quelques minutes. Vous avez un peu de temps ? -Vous recevez le fils de la famille Latour, murmura Zarah Zekah. Elle n’attendit pas de réponse et s’exclama plus à l’attention des concertistes de la machine à café qu’à la sienne:  -Je vais vous prendre dans mon bureau !Il y eu une nouvelle séance de raclements de chaises et de marmonnements qui s’éternisa. Jena s’affaissait irrémédiablement dans son fauteuil, soudain le timbre frais de l’éducatrice ranima son esprit engourdi. Un déclic signa la fin du brouhaha et Zarah Zekah reprit sans transitions.  -Comme vous le savez sans doute, le service d’action éducative en milieu ouvert, ne naît pas d’une demande familiale mais d’une mesure judiciaire. Dans la majeure partie des cas, je suis donc confrontée à une coopération discutable. En outre, la spécificité de mon action m’oblige aussi à la discrétion. En dehors de ces obstacles, je mets mes observations à votre service. -Euh. Bredouilla Jena, prise de court par ces formalités. Je vous remercie du temps que vous m’accordez. Nous essayons de penser au mieux l’orientation de Jean Stéphane Latour et j’aurais aimé avoir quelques précisions sur le milieu familial, dans lequel il a évolué jusque lors.L’éducatrice soupira.-Vous êtes au courant pour l’enquête ?-Plus ou moins.-La présomption première n’a pas été retenue, seule la mesure éducative a été reconduite en raison de la précarité de la famille Latour.Les muscles de Jena se décontractèrent sensiblement et le combiné glissa de quelques microns le long de son oreille.-Il n'y a plus de suspicion d'abus ?-Pas du genre de ceux évoqués au début. Pour être clair, nous ne pensons plus à des abus sexuels.-Et vous pensez que cette précarité est un obstacle à la réunion de la famille ?-Je n’ai pas dit ça, lâcha Zarah dans un nouveau soupir, d’ailleurs j’ignore si je pourrais me prononcer sur ce point.-Dans ce cas, pourriez-vous un peu me parler des rapports qu'entretiennent les Latour ?Zarah Zekah se racla la gorge et une lenteur  alourdit sa diction.-Et bien, quand les Latours sont arrivés dans la région, l'adaptation n'a pas été facile. Et depuis le départ de son frère, la petite Faustine montre des signes de replis autistiques plus grands. Je pense qu’ils entretenaient des rapports très soudés, voire fusionnels et que la séparation est difficile.-Faustine souffre aussi de troubles mentaux?-Vous savez combien la comorbidité peut être élevée dans la même fratrie. Cependant, l’institutrice qui a fait le signalement reste persuadée que ce que Faustine met en jeu n’est pas de l’ordre du délire… d’où le signalement.Jena adopta définitivement l’enchaînement interrogatif : fort peu civil, mais très fertile.-Qu’est ce qui a alerté cette institutrice ?-Le comportement de Faustine bien sûr, ses absences répétées et quelques dessins très particuliers. Faustine aime dessiner ?-Je dirais même que c’est son mode de communication privilégié. Mais ce n’est pas toujours évident d’en interpréter quelque chose. L’équipe et moi-même, sommes perplexes quand a la nature de ses productions. Je veux dire que devant l’hermétisme de certains éléments, nous nous sommes demandé si l’on se trouvait dans un registre, disons, classique. D’abord, il y a ce dessin d'agression pour lequel nous nous sommes précipités, peut-être à tort, sur l’interprétation à laquelle vous pourrez vous-même penser.-Et ?-Et maintenant, vous me voyez bien arrangée de pouvoir vous interroger à mon tour. Certains dessins de la petite évoquent des scènes assez morbide. Jena se rappela que dans certains cas malheureux, il n'y avait pas de grands symbolismes à y voir. Certains enfants vivaient dans un environnement dans lequel le risque léthal n'était pas imaginaire. Elle n'en dit rien et relança la conversation sur l'énigmatique mère Latour.-Vous êtes seule avec Faustine quand elle dessine? Demanda prudemment Jena, s’engageant sur une pente ou elle espérait être suivie.-Pas toujours, la mesure concerne toute la famille. Madame Latour est souvent présente, même si son intérêt pour toute amélioration est plus que limité.L’ironie était cinglante.-Vous pensez que la présence de Madame Latour confine l’expression de Faustine.-Pour vous faire une confidence, je pense que la présence pesante et obtuse de Madame Latour confinerait l’expression de quiconque.

XVIII

-Une visite pour Monsieur Latour. Jena venait de passer le seuil d'entrée de la clinique. Céline avait attiré son attention avec des signes de mains, car elle ne pouvait annoncer la nouvelle à pleine voix. Puis elle avait désigné l’angle droit de l’accueil, derrière lequel se trouvait une salle d’attente. C'était un réduit bien éclairée mais opprimant. Quelques chaises de plastique rutilant et une œuvre cubiste saturaient les cinq mètres carrés. Malgré tout, elle constituait un sas obligatoire à toute visite. Jena s'y arrêta avec curiosité.Dans un coin, un homme brun comptait les taches de peinture blanche prises dans les plissures de ses phalanges. Ses cheveux hirsutes étaient si denses, qu’on ne pouvait voir un micron de son cuir chevelu. Ses joues brunes et son menton calleux étaient couvertes d’une ombre rugueuse et régulière et son accoutrement sans aucune fioriture. Il portait une tenue de chantier bleue claire propre. Sur sa poitrine un énorme M bleu marine, suivi des lettres 'ako' était brodé. Elle se souvint qu'elle avait croisé l'ange blond avec la même tenue.  -Bonjour. L’homme eut un sursaut. La tête logée dans le bloc que formaient ses épaules, il marmonna une réponse brève. Son regard était oblique, et sa voix rauque, mal assurée. Étrange mélange de désinvolture et de gêne. -Je suis Jena Mileto, la psychologue, j’ai cru entendre que vous visitiez Monsieur Latour… Monsieur ? -Pascal Perrin. Il tendit une poignée, dont l’étreinte fut aussi fuyante que ses prunelles.  -Vous êtes un membre de la famille. L'homme grogna : -On travaille ensemble. -C'est gentil de lui rendre visite. -Ouais.         Il s'arrêta aussitôt. Jena douta que la conversation lui apprenne quelque chose d'utile. L'homme était tout bonnement aussi fermé qu’une huître et elle ne s'attarda pas plus longtemps.  Quand elle arriva dans le couloir, Jena tomba nez à nez avec un autre homme, mais ça n'était pas un visiteur.  Le patient flegmatique était nonchalamment accoudé à la porte. Telle une aura contaminée, un halo odorant de tabac froid se dégageait de sa veste de sport, sur plusieurs mètres à la ronde. Sa nonchalance flirtait impudemment avec la provocation et si elle ne l’avait jamais reçu, Jena le reconnu sur le champ. Un mètre quatre-vingt de fâcherie et de transgression lui valait une réputation sans pareil.  Le patient de la 306 lui adressa un sourire digne d’inquiéter un suppôt de Satan.  -Bonjour Madame la psychologue, lança-t-il sur un ton trop chantant pour être civil. -Bonjour Monsieur Mourteau, répondit Jena en modulant sa voix pour qu’elle n’ait l’air ni d’une invite ni d’une rebuffade. Vous m’attendiez ? -Ouais rétorqua-t-il crânement, mais pas pour un rendez-vous hein. Désolé de vous décevoir. Je m'en vais aujourd'hui. Il aurait été comique de feindre la fameuse déconfiture, mais la clinique n’était pas une scène où l’on donnait beaucoup la farce.  -Qu’est-ce qui vous amène dans ce cas ? -Vous l'aimez bien hein ? -Qui ça ? -Jean Stéphane ? Mais vous devriez vous méfier. C’est pas qu’il soit bien plus costaud que moi, hein ? Mais vous savez, les gens comme lui, ils ont pas les même limites, ils peuvent vous plier de l’acier avec le petit doigt quand ils pètent les câbles.  -Vous vous inquiétez pour ma sécurité Monsieur Mourteau ? - Bah, Comme je me barre, alors je me suis dit qu'il fallait que je vous prévienne, en bon citoyen. Lui c'est le genre de mec qui risque de serrer le kiki à la daronne un de ces quatre. -Vous pourriez me traduire ?  -Traduction : sa chère mère lui met trop la pression et pour le peu qu'il en parle, on sent qu'elle pourrait le regretter un jour. Il faut bien qu’il respire un peu… -Hum. - Pas facile de rester plusieurs semaines dans cette prison. Moi par contre, j’ai croisé personne en sortant de ma piaule, c’est à croire qu’on voulait pas me dire au revoir. Ses joues montèrent encore de quelques pouces, réduisant ses yeux à deux fentes oblongues. Pourtant, rien de cette mimique ne respirait l’humour ou la bonhomie. Les paroles avaient à peine frappé le pavillon de Jena, que l’aura tabagique et son propriétaire regagnaient l’angle du couloir. Une dernière et ignominieuse politesse rejoignit le sillage vicié. -Au revoir Madame la psychologue, vous allez me manquer.

IXX

William Luce laissa retomber doucement sa tasse sur le bois vernis de la table. La douceur de l’après-midi avait garni les terrasses de café, sur lesquelles, on pouvait se laisser cajoler par les gentils tentacules de l’astre orangé, un goût corsé ou sucré dans l’arrière gorge. Un concert de ronronnements automobiles, de bruits de bottes et de pépiements oiseliers accompagnait délicieusement cette recrudescence printanière mais le lieutenant ne s’en délectait point. Le nez dans une pile de documents froissés, il décoiffa l’arrière de son crâne pour la millième fois. Une voix moqueuse frappa son pavillon. -T’as le culot d’appeler ça des recherches toi ? On dirait un tas d’ordures ton fouillis. Simone Clerc n’avait pas commandé un café, mais se délectait de son deuxième kir framboise. Il était près de quatorze heures et les impératifs de son collègue ne leur avaient pas encore permis de se restaurer. La tête renversée à l’arrière, elle sentait que cet apéritif virait à l'ivresse.  -J’ai envie d’avaler tout un plat de lasagnes… L’inspecteur Luce ne quitta pas sa lecture des yeux et lui répondit tout aussi poétiquement : -En bouffer à ce rythme-là, c’est de l’addiction. -Tu dis ça parce que t’as jamais goûté les miennes. -Oh si, justement. Et j’insiste sur le mot addiction, parce qu’on est bien dans le domaine des toxiques. -Pff… Tout le monde ne se nourrit pas de café, Luce. J’ai l’estomac qui danse le tango là. Et ma tête ne va pas tarder à suivre… -On fait le point, et après je t’invite dans le resto italien le plus cheap et le plus calorique de la ville. -Vendu. -Bon, tu as entendu parlé des abus de préemption ? -Euh, tu me prends pour une spécialiste de l'urbanisme. -Certains maires ont abusé de leur droit de rachat prioritaire immobiliser des logements pour des raisons sociales. C'est illégal bien-sur.  -Continue. -Les vieux immeubles sont inintéressant, ils n'offrent qu'un faible rendement locatif... Chaque immeuble ne comporte que quelques appartements. Quand ils sont préemptés, en général, il sont détruits à la faveur de constructions récentes. -Tu vas encore me faire un cours sur les statistiques ? -Non, coupa Luce en brandissant sa main en direction du serveur. Un autre. -Tu vas en reprendre un ? Mais, tu viens de dire qu’il était dégueulasse. -Mon addiction à moi ma chère Simone. Je disais donc des immeubles avec un nombre plutôt restreint d’occupants. Ce qui facilite le reste des opérations. -C'est à dire ? -Je disais donc que les vieux immeubles sont détruits... Tu imagines bien que le délogement et le relogement sont des opérations compliquées. A part si on a affaire à quelques personnes du quatrième âge…Le financement d'une maison de retraite peut se faire avec la vente d'un bien immobilier, par exemple. Quand les personnes âgées perdent leur autonomie, elles n'ont plus trop le choix. Bien sûr, ce genre de manœuvre est inutile quand la personne décède. -Tuer des vieux pour raisons sociales vas loin Luce ! Siffla Simone Clerc. William Luce fouilla frénétiquement dans la pile froissée à la recherche de chiffres. Il finit par brandir un papier maculé d’encre et d’une écriture fiévreusement penchée.  - J'ai vérifié. Il y a plusieurs constructions récentes qui résultent de ce genre de manœuvres. Au nom de la mixité sociale, les immeubles en questions comportent quelques habitations à loyer réduit. Pour le reste on est dans le marché du luxe. Sa déclaration fut suivie d’un silence. William observa le visage grave de sa collègue, qui avait cessé de lui lancer des œillades moqueuses, depuis le début dudit point.  -Et tu sais ce que je crois à propos de l'immeuble où le sergent Lacambre a rendu l'âme ? -Qu'il ne va pas tarder à être préempté de la même façon. Une question reste : Qui bono ? - Des élus, des actionnaires, des promoteurs. Je ne sais pas. -Et le rapport avec ton barje de travesti ? -Quand on évolue dans les hautes sphères, on ne met pas les mains dans le cambouis. On embauche des hommes de mains. -Ouais, mais là quand même… Un mec en cavale… Luce lança son regard sur la rue en contrebas, et Simone Clerc l’imita. La circulation avait presque disparu dans l’artère, et il fit courir ses yeux sur une rangée de platanes bourgeonnant.  -Un homme déjà disparu… Quoi de plus transparent… Sa tâche accomplie, il pourrait pourrir des années au fond des bois, sans que personne ne s’en inquiète. Il s’interrompit quelques secondes, puis repris l’air sombre. -Quoique des corps dans les bois, c’est pas introuvable. N’est-ce- pas ma chère Simone ? Ils restèrent ainsi, figés dans la lumière généreuse. Quelques particule de pollen se mêlaient déjà à la poussière urbaine et dansaient dans l’atmosphère tiède. On éternuait, quelque part sur les balcons en surplomb.  -Je me demande comment tu arrives à me convaincre à chaque fois…  -Lasagnes ? -Lasagnes. L’inspecteur Luce fit tinter quelques cercles argentés et dorés sur la table et ils partirent sans dire un mot.

XX


 Un silence de feutre régnait dans la chambre trois-cent-quatre. La lumière filtrait à travers l’espace des stores et tombait en grappe d’or sur les boucles sages. Penché sur ses l'intervalle de ses mains sèches et blanches, l’ange blond lisait. Il lisait, ou plutôt, il laissait ses prunelles impavides cheminer sur les courbes, les segments et les angles, formés par les pixels. L’ensemble géométrique formait des lettres, les lettres des mots, ses lèvres des sons muets. Une salve froide frappa son épine dorsale et se répercuta dans son corps raide et il abaissa l’écran bien en dessous de sa ligne de vision. Quel que soit le prix que le monde lui réclamerait, quel que soit la terreur, il était décidé. Il avait réussi à fermer un sésame qui devait rester clos.Ne plus regarder en arrière.Ne plus se changer en statue de sel.Il irait la voir une dernière fois, elle. Déposer ce qui lui restait et qui rendrait le départ difficile. Il parcouru la distance qui le séparait de son lit et enfonça le bouton d’appel. L’infirmière apparut, le pilulier dans une main et le verre de lait dans l’autre. Comme il l’avait demandé.Il formula un merci poli…  et glacé comme la toundra. L’amidon colla à sa langue quand il saisit les pilules entre ses doigts. Avant qu’elles ne fondent, il détacha soigneusement les gélules de ses muqueuses et les déposa dans le tiroir du chevet. Assis sur son lit, il but le liquide blanc à intervalles réguliers et rapides. Il allongea son buste entre ses deux bras raidis pour parer à la chute vertigineuse de son corps et de son esprit. Derrière ses paupières closes, l’azur de ses yeux s’abîma dans l’univers d’un sommeil sans rêves. Il était quatre heures, et depuis une semaine aucune molécule neuroleptique ne séjournait dans le milieu intérieur de Jean Stéphane Latour. 
Accoudé à son bureau de bois laqué, Charles Mignot faisait virevolter un polygone de cristal sur les nœuds cirés, dans lesquels se mêlaient le noir et l’anthracite. Le plateau émis un bruit léger mais caverneux et le parcours sinueux de l’objet décoratif s’arrêta abruptement. Ses doigts énormes frottèrent l’endroit où il venait de faire patiner la roche polie, puis il se désintéressa de l’esthétique ambiante.Le téléphone portable qu’il suspendait hautainement sur la pointe de son lobe, paraissait minuscule dans sa main. Pourtant malgré son physique de videur de boite de nuit, Charles Mignot avait réussi une ascension plus que satisfaisante de la nomenclature politique. La baie vitrée de son bureau donnait sur une avenue bordée de palmiers et il fit pivoter son siège pour l’observer distraitement en ponctuant sa conversation téléphonique de bruits gutturaux. La pièce était spacieuse et recouverte d’un crépi blanc sable, sur le sol en béton ciré, le mobilier espacé alliait matériaux nobles et design.  Après une série monocorde d’onomatopées, l’homme massif fit de nouveau tournoyer son séant et saisit un immense agenda, dont la couverture de cuir noir était bordée d’un discret signet or. Il griffonna un nom absolument illisible sur l’emplacement dédié à la matinée du jeudi et pris congé sur le même ton, résolument correct. Charles Mignot profita encore à loisir de la mobilité de son siège, pour observer la pièce sous différent angles de vue. Il aimait l’idée qu’il était lui, l’homme au physique de catégorie  lourde, plus fin que la majorité des gens. Il se félicitait d’avoir su concilier les précautions du classique et l’audace de la modernité. Il trouvait que son bureau rénové et son costume de créateur exprimaient bien ce mariage. L’homme était persuadé que c’était cette tendance qui était à la clé de sa réussite professionnelle et de son succès électoral.Son téléphone se mit à vibrer et entama une lente valse solitaire sur le lustre du meuble. Mignot mit quelques secondes à se tirer de sa radieuse contemplation et décrocha de presque de mauvaise grâce. Il y eut un silence inattendu sur la ligne et le pouce du Président était déjà sur l’icône qui représentait un téléphone barré de rouge, quand une voix agaçante rompit le silence.  -Monsieur Mignot. -Qui est à l’appareil ? -J’espère que vous profitez du bourgeonnement printanier, par votre baie vitrée, Président.Charles Mignot garda le silence, mais les tendons de sa main saillirent de dessous la peau épaisse. La coque en plastique du petit appareil menaçait de céder. -J’ignore comment vous avez eu ce numéro, mais je vous avais dit de ne jamais appeler. Articula Mignot d’une voix aussi sourde que menaçante. Il y eut un silence au bout de la ligne, suivit d’une série d'entre-chocs indiquant que l’appel était passé en extérieur... et en mouvements. La voix sèche et acide reprit. -Comme tu voudras, mon cher. Mais alors tu seras dans l’ignorance de problèmes concernant une œuvre disons, privée. Mignot en eu le souffle coupé. Si certains agissements étaient habillement escamotables, avec l’aide de bons amis, il y avait d’autres preuves matérielles qui constituaient un témoignage irréfutable. Le polygone cristallin se remit à rayer le bureau. Après avoir prudemment cherché ses mots, la voix reprit : -Milles mètres carrés de trompe l’œil, c’est pas facile à réaliser. Surtout sans plan. Il faut rappeler votre ami qui fait de si beau dessins. -C’est fait, grogna l'homme massif, qui visiblement luttait pour garder son calme. Le tout a été posté - Il reprit d'un ton grave -Vous oubliez que cette entreprise ne permet pas ce genre d’écarts et que mes amis ne sont pas des gens très disponibles. -A ta guise… On oublie la piscine en sous-sol ? Mignot ferma les yeux et tenta de comptabiliser le nombre de failles qui mettaient en péril ses desseins. A la façon de dominos placés en cascade, les opérations avaient nécessité la participation de professionnels de plus en plus nombreux et de plus en plus différents. Il fallait déjà ménager la chèvre et le chou.  Aujourd’hui il y avait trop de ces éléments dont la chute de l’un entraînerait irrémédiablement la chute de tous les autres. Or, Charles Mignot n’était serein que dans l’impression de la compartimentation et du contrôle. En outre, il y avait lui, cet homme, qui au détour de relations véreuses, était apparu détaché des contraintes de tout état civil. Un individu sans identité propre, mais que la mémoire de Mignot avait très vite revisité. Malgré sa polyvalence appréciable, ce personnage était devenu un lest gênant, dont il faudrait un jour se détacher… Mais, Charles Mignot, pour avoir accordé aux proverbes populaires une valeur pratique, savait qu’on ne mettait pas la charrue avant les bœufs. Cette villa à quelques dizaines de mètres du sentier du littoral était un vieux rêve de gosse, et les surfaces subtilisées par quels tours de passe-passe ne souffriraient aucune concession.  Il passa sa mâchoire inférieure sur sa lèvre charnue et la mordit jusqu’à la blanchir complètement.  -Je vais aviser. Et vous et vos foutus handicapés débrouillez-vous pour faire le boulot correctement dorénavant ! Plus de vagues ! Et utilisez la boite mail que je vous ai donnée, bon sang ! -Il n’y aura aucune vague. Le problème du financement des retraites fera plus de bruit, soyez-en sûr, monsieur le Maire. Le pouce de Charles Mignot enfonça rageusement le bouton off.

XXI

L’enfant croqua dans le biscuit mou et avala la pâte vanillée sans un bruit. Cette capacité au silence étonnait Paulette Cremente qui n’avait rien perdu de son acuité visuelle, ni de son sens de l’observation malgré son âge avancé. Il y avait quelques mois que l’association Le Geste lui avait proposé de participer à ce programme visant à provoquer des rencontres régulières, entre des enfants sourds et muets et leurs aînés. Au début, cette proposition avait provoqué de la réticence. La petite ancêtre affectionnait les simulacres mondains et ses prunelles noires ne brillaient jamais autant que quand ses vieilles mains versaient un thé gris dans son service de porcelaine ébréchée. Cependant, il était essentiel qu’elle choisisse en détail les modalités de ce rituel et résistait à l’idée de s’en sentir obligée. Mais dans la poitrine de la veuve esseulée battait aussi un cœur romanesque et quand elle avait aperçut le visage grave de l’enfant, toutes ses résistances s’étaient envolées. Paulette Cremente faisait donc depuis un monologue hebdomadaire pendant la petite penchait ses nattes blondes sur de grandes feuilles de dessin. L’enfant était ravissante, avec un front lisse balayé de mèches dorées, des yeux encore très grands dans son visage, mais plein d’un sérieux précoce. Paulette Cremente s’était tout de suite fait la réflexion que le silence n’était pas synonyme d’indifférence et elle tentait plus ou moins adroitement de deviner les besoins silencieux de son hôte. Sur une assiette bordée de violettes minuscules, elle avait découpé à l’avance une génoise achetée à l’épicerie du coin. La petite avait saisi lentement un morceau et l’avait entamé à belles dents. Malgré l’absence de bruit de déglutition, la vieille s’inquiéta de son confort :- Il est peut-être un peu sec ce napolitain, il fait tellement chaud dans la cuisine maintenant. Je vais te chercher un verre de lait.Les voilages retenus par de lourds anneaux vernis dansaient lascivement dans une bise légère. Comme rappelé à la vie par la chaleur du printemps, le plancher de bois craquait à intervalles régulier. Quelques bourdonnements d’insectes s’invitaient aux fenêtres puis repartaient dans une accélération excédée. La pointe des feutres glissait sans un bruit sur le fond blanc.Alors qu’elle glissait ses patins légers vers la kitchenette, la vieille reprit sa sempiternelle activité d’observation. Elle se trouvait bien étonnée de l’insonorité parfaite qui accompagnait les visites de la petite blonde. Certes, on lui avait expliqué sa surdité profonde et son incapacité à former des sons, mais au-delà de ce handicap, l’enfant semblait rompue à ne provoquer aucune vibration sonore. Paulette Cremente convoqua sa mémoire, qu’elle savait fièrement encore bonne, à la recherche d’un souvenir contraire à cette assertion. Elle n’en trouva aucun. Pas de grognement, pas de froissement de tissu, aucun soupir, même le plancher semblait se taire sous ses pas.Cet étrange arrêt dans le continuum sonore et ses yeux intelligents semblaient être porteurs d’une volonté de fer.L’étroite cuisine ne jouissait pas des mêmes courants que les autres pièces et la vieille dame agita un éventail imaginaire en y entrant. Une gentille fraîcheur coula du réfrigérateur et la lourde bague d’argent cliqueta sur le verre de la bouteille. Rien ne bougeait dans le salon, à par les lames de parquet révoltées.  Elle se rappela les premières visites de son invitée, et émit un bruit de langue indigné. Lors de ses rencontres un adulte de l’association, qui lui avait exposé l’obligation légale de la présence d’un tiers, était resté assis dans un coin du salon ou avait voleté à travers les lieux mu par la curiosité ou l'ennui. Paulette Cremente, qui croyait en la légitime nécessité de toute règle ne s’était pas sentie insultée dans sa probité. Seulement, depuis deux semaines l’enfant était seule. L’homme brun qui s’était borné à griffonner des notes illisibles et à décliner toute tasse de thé ne revenait pas. Paulette Cremente exécrait le manque de sérieux et plus que tout, elle qui n’avait eu le privilège de vivre le miracle privé de la maternité, pensait estimer avec lucidité la préciosité de l’enfance. Elle murmura en emplissant le verre immense de moitié : -C’est à se demander s’ils en prennent bien soin… Elle reprit le petit couloir aéré avec lenteur dépassa la chambre, sombre aux meubles massifs et posa le verre avec délicatesse près de la gerbe de feutres de couleur. L’enfant ne réagit pas quand la main de l’ancêtre flatta ses cheveux d’or, mais une imperceptible raideur saisit sa nuque. Sa voix usée par des milliers d’octaves rompit le silence.-Quel joli dessin ! La mine cessa de frotter la trame du papier et l’enfant finit par tourner son visage gracieux vers son aînée. Une courte seconde, la palette parcimonieuse de ses expressions s’assombrit. Mais son regard grave tomba dans le vide. La vieille agençait pour la millième fois le verre et l’assiette de façon à les rendre accessibles au possible.Toute la méfiance de Paulette Cremente avait fondu comme la neige au soleil devant la gerbe arc-en-ciel devant laquelle elle se plissait d’un sourire comblé. Elle ne s’adonnait plus à son manège silencieux de déduction et imaginait comment elle  l’épinglerait précieusement près des autres.  Quatre heures sonnèrent et la petite vieille eu un frisson qu’elle ne pût s’expliquer. Mais elle ne pensa pas à refermer les fenêtres. Émue, elle était toute entière à l’agrafage de la boutonnière de l’enfant. Quand la fillette eut renfilé son gilet pour partir elle était toujours frappée de cette grâce aveugle, qui touche surtout les plus sceptiques.  -Il faut apprendre à bien te couvrir. Même quand il fait chaud, avec ses courants d’air, on peut prendre froid.   La porte se referma lentement sur la fraîcheur de la vieille montée d’escaliers. Le nappage du biscuit italien fondait lentement sur l’assiette fleurie. Le plancher ne faisait plus aucun bruit. Quelque chose n’allait pas. Quelque chose n’allait pas mais Paulette Cremente était dans l’incapacité de le subodorer.  Elle traîna le son feutré de ses patins vers sa chambre. Cette entrevue l’avait épuisée. Elle ne vit pas le fil nylon.  Invisible. Tendu dans le chambranle de la porte. La chute lui parut une éternité. Les craquements qui l’accompagnèrent eurent l'effet sinistre d'un glas. La vaillante Paulette Cremente n’eut pas l’esprit à théoriser. Avant de sombrer dans l’inconscience ses mains formèrent le signe de la croix sur sa maigre poitrine.

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