La blondeur de la nuit partie 4

line-cebee

XXIIIl y eut une série de cliquetis et de bourdonnements puis un filet noirâtre éclaboussa le gobelet. Jena s’en saisit dédaigneusement par les bords et huma le fumet sans grande conviction. Téméraire, elle avala une gorgée du breuvage. En passant devant le bureau de Buchon elle fût surprise de le trouver encore clos.  Depuis une poignée de jours, elle était sûre de ne pas avoir entrevu sa silhouette poupine.De retour dans son bureau, elle consulta son agenda d'une main, puis alluma la tour informatique. Elle attendit une dizaine de minutes avant d'appeler l'accueil.  -Bonjour Cécile. Je venais aux nouvelles. -Bonjour Jena. -Quoi de neuf. -Euh, dans le désordre, une fuite dans une salle-de-bains au troisième. Buchon est Absent. -Congés ? -Non, procès. C'est le deuxième cette année. C'est une tendance qui s'affirme. -Pauvre Gérard, il doit fumer par les oreilles. D'autres choses. -Oui, une fugue. Le patient dont on parlé la dernière fois. -Latour ? Il n'est justement pas venu à son rendez-vous. Je l'attendais. -Oui et bien, il ne viendra pas. -Un problème. -Il s'est fait la belle.La surprise priva un instant Jena de parole. Elle tenta de se ressaisir. -Ah carrément ? -Oui, on l'a signalé. Et donc tu ne trouveras plus le dossier dans la base. Excuse moi, j'ai un appel sur la ligne. La table sur laquelle William Luce s'appuyait gauchement était un véritable champ de bataille. Penché sur un éventail de papiers cornés, il tentait pourtant de mettre de l'ordre dans ses idées. De nombreux cercles bruns témoignaient du nombre déraisonnable de cafés qui assistaient l'opération. Pour l'inspecteur, il était évident qu'un fil invisible reliait ces différents éléments.  Mais il restait insaisissable.  Pensif, il extirpa de dessous la pile une impression couleur. La photo extraite des fichiers de police avait  été fortement élargie et il en résultait un portrait flou et irrégulièrement pigmenté. La femme photographiée devait avoir aux alentours de vingt-cinq ans. Malgré le sfumato involontaire, on lui devinait un teint satiné et sans imperfection. Une petite bouche rose et charnue était soudée par une moue si ce n'est revêche, enfantine. De grosses boucles châtains encadraient son visage fin et ses yeux clairs semblaient vides d'expression. Ses traits étaient délicats et on l'eut dit belle, si son air désabusé n'avait pas alourdi sa physionomie d'une certaine disgrâce. A l'époque, elle avait été arrêtée pour quelques menus larcins, mais depuis les années quatre-vingt-dix, on avait plus entendu parler d'elle. Il sortit une photographie plus récente et grimaça. Il scruta les autres membres du groupe, consulta les écrits. Rien ne lui venait. Luce décida de changer radicalement de technique. Il se leva et parcouru son bureau en deux enjambées. Une fois qu'il eut vérifié que la porte était bien fermée, il se laissa glisser au fond de son fauteuil. Ses jambes immenses étaient décroisées sous le bureau et sa tête était renversée à l'arrière. Du bout des doigts, il se mit à parcourir les photographies. D'abord, celle de la mère. Aucune image ne déferla dans son esprit, mais au bout de quelques minutes il se sentit étrangement nauséeux. Il lâcha ce cliché et saisit le suivant. Il procéda de la même façon, tentant de calmer son rythme respiratoire. La nausée le lâcha et un sentiment trouble se mit à le tarauder.  Quelques secondes plus tard, ses paupières tombèrent sur le décor du bureau et il se mit à voir tout autre chose. Quand Luce revînt de son étourdissement, il semblait fécond d'une idée nouvelle. Il se campa derrière son terminal et sortit de l'intranet. Sur les pages jaunes, il tapa le mot psychiatrie et élargit les recherches à plusieurs départements. Les résultats étaient trop nombreux. Après avoir éliminé ceux comportant le mot gériatrie et rééducation, il saisit le combiné de son téléphone. -A la guerre, comme à la guerre. Les premiers coups de fil ne furent pas des succès. Il avala une gorgée de café froide et continua à suivre l'ordre alphabétique.  -Clinique du Joli bois, Cécile, bonjour.  Que puis-je pour vous ? -Bonjour Madame, inspecteur de police William Luce du commissariat central. -Ah bonjour Monsieur bredouilla l'agent d'accueil. -Auriez-vous dans vos pensionnaires actuels un certains Monsieur Latour ? -Je ne comprends pas ! Nous vous avons prévenus, il a fugué hier. Luce garda la phrase suivante dans son fort intérieur. -Merde, raté !Quand Jena eut raccroché le combiné du poste fixe, c'est son portable qui prit le relai. Elle décrocha promptement et la voix chaude de Théo empli son pavillon.  -Hello Nana ! -Ben comment ça se fait que tu m’appelles toi ?  -C’est pour te prévenir. Je ne rentre pas ce soir. -Une maîtresse ? -Un client à visiter à la première heure demain, sur Rome. Je serai de retour dans Dimanche. -Y a beaucoup de belles brunes à Rome ? -J’ai jamais regardé. J’ai pas envie de me faire crever les yeux.Elle rit avant de racrocher. Décidément, la journée s'annonçait solitaire. XXIII Il était vingt heures et une nuit épaisse avait recouvert la ville. L'air était chargé d'électricité et les bulletins météo prévoyaient des orages dans toute la région. William Luce tentait de récapituler les découvertes des journées précédentes. Une nouvelle l'avait attristé tout particulièrement. Dans une maison de retraite médicalisée du Nord de l'agglomération, Paulette Cremente n'avait pas tenu le coup. La vieille dame s'était sentie perdue dans cette grande maison trop claire, où elle ne pouvait verser superbement un thé tiède à ses hôtes. Immobilisé dans son lit, elle avait bombardé la fenêtre de regards lourds de chagrin, puis au bout de quelques heures, elle avait cessé de tourner la tête. Dans la fraîcheur climatisée de sa chambre, elle s'était endormie dignement, ses maigres mains baguées croisées sur son estomac, le visage rendu à l'impartialité de la mort. Se faisant, elle avait emporté tous les secrets de ses méticuleuses et insignifiantes observations. Après les dernières découvertes sur la famille Latour, il était allé lui rendre une visite impromptue. C'était la troisième, mais il était sur que l'ancêtre se ferait un plaisir de lui servir un thé de Ceylan et de lui commenter les mouvements environnants. Elle n'était pas là. Une chose s'était brusquement mis à inquiéter Luce. Le dossier ne faisait pas état en détail des affections psychiatriques des enfants de la famille, il aurait fallut pour cela le mettre à jour. Avec le coup de fil dans cette institution psychiatrique, Luce avait pu vérifier que les choses avaient évolué effectivement pour l'aîné. Pour ce qui est de la fillette, qui était très jeune à l'époque, les agents avaient pris peu de notes. Cependant, une parenthèse à coté de brèves remarques sur la fillette l'avait alarmé. Entre les deux signes, on avait noté 'pas de langage'. Luce se souvient de la joie de la petite vieille quand elle lui avait évoqué les visites que lui faisait une association locale de sourds et muets. Elle lui avait montré les œuvres de l'enfant qu'elle avait eut le soin de dater avant de les épingler au lambris. Certains dataient de plus de deux mois. Alors qu'il réfléchissait à ces inquiétantes coïncidences, son téléphone se mit à jouer  la Cucaracha. L'écran affichait le visage renfrogné de Simone Clerc. Luce avait du lui voler cette photo, car la cynique Simone refusait de figurer au palmarès de son répertoire personnalisé.  Elle lui avait d'ailleurs braillé une tirade sur le droit à l'image alors qu'il repartait en dérapant du lieu du crime.  -Si elle savait que je lui ai collé la Cucaracha ! Il porta le téléphone à son oreille et la voix fraiche de Simone Clerc fit monter ses commissures d'encore quelques millimètres. -Luce, tu te rappelles ces lasagnes bien grasses que tu m'as payée dans cette gargote immonde ? -Comment ça immonde ? T'as léché l'assiette, ma chère Simone. -Ouais, ben je t'appelles justement pour te témoigner ma gratitude. J'ai fait une ou deux petites recherches pour toi. -Madame Clerc, vous me voyez flatté. Luce accompagna ses paroles d'une révérence imaginaire. -Tu peux ! J'ai justement dû accepter d'aller lécher une autre assiette pour obtenir ces infos. -Oh, et avec qui cette fois ? -D'abord, il faut que tu me promettes quelque chose. -Dis toujours. -Faudra que tu te débrouilles pour que les infos en question restent officieuses. Ça fait partie des termes du contrat. -Du contrat ? Rassure-moi Simone, tu ne vas pas jusqu'à vendre tes charmes ? -Luce, encore une blague du genre et tu continueras tes combines d'illuminé tout seul.         William Luce ne répondit pas, mais il étouffa un rire silencieux. Emporté par ses saccades,  il se renversa sur le dossier. Simone Clerc piaffa d'impatience au bout du fil : -C'est promis. -Tu te souviens peut-être de ce dandy un peu mou du genou avec lequel je suis sortie l'été dernier ? -Le sordide type au col blanc qui commençait toutes ses phrases par 'éventuellement' et qui ne laissait pas une miette sur les tables de resto ? -Celui-là même, oui. Il semblerait que mon charme ravageur lui ait laissé une forte impression. -Tu ne lui avais jamais fait la cuisine à lui ? -Je dois avouer que non. Bref, le type est banquier et tiens toi bien grâce à quelques relations, il a été en mesure de me fournir une information que tu n'as pu obtenir en passant par la grand-porte.  -Je suis tout-ouïe.  -Notre Émile Lacambre, était devenu actionnaire sur la toute fin de sa vie, d'une entreprise de matériaux de construction en plein expansion. Une certaine MAKO matériaux, récemment cotée en bourse. William Luce prit une voix pensive et sa chaise pencha de quelques degrés de plus. -Ça serait donc ça, ses va-et-viens avec ses dossiers de banque ? -Possible. -Ça veut dire que j'ai vu juste. -Peut-être. Mais c'est pas tout. Tu te souviens de ce que tu m'avais dit à propos du droit de préemption ? Devine qui est le principal actionnaire de MAKO Matériaux. -Langue au chat. Abdiqua l'intéressé. -Charles Mignot. -Qui c'est celui-là ? -Je te le dirai si tu pointes tes loques au repas que je fais ce soir pour les collègues. -Qu'est ce que tu nous cuisines ce soir Madame Mim ? -Ce soir, pour une fois, c'est pas italien, c'est marocain.  -Un couscous avec cette chaleur ? -Un tajine ignare. -C'est comme ça qu'on appelle les ragoûts vénéneux ? -T'auras du rabe ! -Ah ! Elle te va bien la Cucarracha ! -Hein, cria Simone dans le combiné, mais un clic lui indiqua que les négoces étaient closes. XXIV Une heure s'était écoulé depuis leur coup de fil. Luce avait garé sa voiture au plus près en prévision de la pluie qui s'annonçait. L'ascenseur émis un bruit caverneux quand il atteignit le rez-de-chaussée. Arrivé sur le palier de Simone, il fit disparaître la bouteille qu'il balançait derrière son dos et enfonça longuement le bouton de la sonnette. La porte s'ouvrit sur  l'inspectrice radieuse, empaquetée dans un tablier à slogan. Tu tombes à pic Luce, on attaquait justement l'apéro !Quelle main ?Celle dans laquelle tu as la bouteille.Extralucide, ma chère Simone.  Il ficha le crémant dans les mains de son hôte et entreprit de tirer sur ses lacets.Tu rigoles Luce, n'enlève rien. On est une demi-douzaine là-dedans, tu vas transformer tes chaussettes de vieux garçon, en chiffons.Ou ton appart de vieille fille en égout puant... Huuumm, feula la brune, tu me mets en appétit... Décidément, il ne manquait plus que toi pour l'apéro ! Passe au salon, je vais mettre tout ça au frais. Elle disparu par une porte dérobée et William s'engagea dans le couloir. Simone Clerc, laissait circuler la fumée librement dans son espace et Luce toussota en saluant ses confrères, qui tiraient des bouffées interminables entre deux éclats de rire.  Sa toux provoqua derechef les plaisanteries les plus fines sur sa virilité et il s'assit le plus crânement possible. Il y eut une huée digne du stade de France alors que, majestueuse, Simone s'avança vers la table et décoiffa son œuvre. Luce s'appuya sur ses coudes pur constater l'ampleur des dégâts. Le gras de l'agneau s'était coagulé dans un imbroglio d'épices et de légumes brunis et méconnaissables. Un fumet indéfinissable frappa alors l'assistance. Olympienne, l'inspecteur Clerc révéla alors son dantesque secret. - J'ai ajouté du chou, mais c'était pas dans la recette. Il y eu des regards perplexes autour de la table, puis la levée des verres reprit en cadence.  A minuit quand les derniers fumeurs eurent déserté le balcon du lieutenant Clerc, William l'y accompagna pour l'aider à ramasser des myriades de mégots et de verres sales. Ils se dirigèrent ensuite dans la cuisine pour remplir le lave-vaisselle. William se planta devant l'appareil les mains chargées de récipients et attendit que sa collègue le déleste. - Alors ce Mignot ? - Indice : c'est un Monsieur qui a ses fesses dans un bureau tout neuf. - A la banque ? - Non, à la mairie. - De mieux en mieux, et donc il est un des actionnaires majoritaires de l'entreprise qui reconstruit les domaines préemptés ! J'hallucine. En parlant de ça, j'ai du nouveau à propos de notre oiseau. -Lequel ? -Le travesti. -Vous êtes allés boire un café ? -Très drôle. Figure toi qu'il a une famille assez particulière. -Le contraire m'aurait étonnée. -Il a deux neveux assez malades, dont un vient d'achever un séjour en psychiatrie par une fugue. -Décidément, c'est génétique. -Et l'autre est une petite dont le dossier précise qu'elle n'avait pas développé de langage à 3 ans. -Et ? -Paulette Crémente. -Paulette qui ? Il souffla. Simone se relevait en rythme pour saisir la vaisselle sale.  -La petite mémé qui nous alerté sur la mort de son voisin. Elle a été transférée cette semaine dans une maison de retraite médicalisée, après une chute qui lui a valu des fractures multiples. Elle n'a pas résisté au changement d'ailleurs. A ma dernière visite, elle m'avait parlé de  rencontres à domicile avec une petite muette.  -C'était elle la dernière habitante de l'immeuble ? -Non. Disons que c'était la dernière personne vaillante. Il reste une dernière personne maintenue à domicile, mais dont l'heure ne devrait tarder. J'ai appelé de partout pour savoir quelle association de sourds et muets organisait des rencontres de ce genre. -Alors ? -Alors, il n'y en a pas. -Tu crois qu'on s'est servi d'une gamine malade ? -Peut-être même de plusieurs personnes malades. Il attendait les réactions de Simone, mais elle restait penchée le lave vaisselle. Ses doigts parcoururent les boutons lumineux et un bruit sourd indiqua que la machine s'était mise en route. Puis, la brune colla une Marlboro dans la commissure de ses lèvres et craqua une allumette. Quand elle eut lancé un filet de fumée blanche en direction de la fenêtre, il fouilla ses poches et sorti une photocopie de mauvaise qualité. Il l'avait tripoté une bonne partie de l'après-midi avant de la fourrer dans sa poche. Il la déplia et la porta fermement à l'attention de la sceptique. -Tu vas encore dire que j'extrapole, mais j'ai eu une description assez précise au préalable. Je suis à peu près sûr que la femme sur cette photo est aussi celle qu'Émile Lacambre avait engagée de façon officieuse. Et cette femme c'est la soeur du Travesti et la mère des deux gamins malades dont je viens de te parler. XXV Il n'avait fait aucun bruit. Comme à son habitude. Les planques, il savait faire ça. Il savait lire l'inclinaison des herbes, les restes de gouttes sur les branches, la chaleur d'un sol, l'éboulis des graviers.  Dans une vieille bâtisse sur un flanc moins fréquenté de la colline, Jean Stéphane Latour se cachait. Il se cachait, mais veillait aussi à travers les carreaux grisés de crasse s'il avait été suivi. La mère l'avait prévenu : il risquait d'être puni s'il n'acceptait pas de laisser Fifi pour le Jura. Il fallait qu'il tienne. Il fallait qu'il demande de l'aide à l'extérieur. A quelqu'un qui ne lui donnerait pas plus de médicaments quand il parlerait. C'est pour cela qu'il l'avait suivie. Il quitta son poste d'observation et traversa la pièce délabrée. Son visage maquillé était complètement invisible derrière les carreaux sales. Dans sa poche, il piocha quelques morceaux de sucres et les suça. Le bâtiment administratif était plongé dans le noir, seul une baie vitrée au troisième étage diffusait encore une lueur laiteuse. Dans le bureau de Charles Mignot, quelques luminaires placés près du sol, et l'écran d'un ordinateur portable laissaient baver leur faible clarté dans l'atmosphère calfeutrée. On entendait le ronronnement du système de ventilation et du petit appareil. L'homme était absorbé et ses énormes doigts tapotaient avec aisance les touches du petit clavier. De temps en temps, il émettait un piaffement d'impatience et changeait la position de ses jambes. Ses semelles de crêpe émettaient alors un bruit soyeux entre deux salves de frappe.  Si Charles Mignot avait choisi de travailler si tard, c'est parce-que certains dossiers à traiter, réclamaient la plus grande discrétion. Il finit par relever son buste massif du bureau et cassant la courbe de son dos d'un angle concave, il s'étira. Il laissa ensuite retomber ses bras le long de son corps et le haut de sa silhouette sur le dossier de cuir rembourré. Sa coiffure distinctive et ses fortes mâchoires se découpaient en angles droits sur le fond blafard d'un pan vitré. Pendant quelques longues minutes, il trifouilla sa lèvre inférieure avec assiduité. Un observateur averti aurait pu y lire des signes de nervosité, ou de sursaut coupable. Il n'en était rien. Charles Mignot se posait des questions absolument pragmatiques avec la froideur et la lenteur circonspecte d'un serpent avant l'attaque.  Il soupira et retrouva la proximité du bureau avec une rapidité étonnante pour sa corpulence. En quelques clics, il ferma le chapelet de fenêtres ouvertes et déconnecta son compte mail. Il entra alors, les coordonnées d'une autre boite de réception. Ses mains survolèrent le clavier de gauche à droite, puis elles s'abattirent sur les minuscules blanches. Il écrivit. Le trompe l'œil est très réussi. Autres opérations en cours à boucler. Nettoyage impératif jusque dans les moindres recoins. Le règlement des honoraires dépendra de la propreté des lieux. Vous avez une semaine. L'homme s'était fait enseigner comment jongler avec les adresses IP et ne se faisait pas trop de soucis pour les traces informatiques. Par contre, il y avait d'autres restes dont il devait s'occuper. Il tira un livre de sa bibliothèque et le secoua quelques secondes. Un petit cliché noir et blanc en tomba. Il le récupéra entre ses doigts énormes et retourna à son fauteuil. Il l'enflamma à l'aide d'un gros Zippo et le laissa se consumer complétement avant de lâcher les restes dans la corbeille.  Personne ne devait savoir que son grand camarade de bataillon était un jour devenu le Travesti. Il se chargerait personnellement de faire disparaître l'original. XXVI Le vent s'était levé à nouveau et la maison émettait des centaines de craquements, comme autant de plaintes adressées aux courants belliqueux. A l'abri d'une niche de tissus et de plumes, Jena tentait d'arracher son attention à la deuxième mi-temps que jouait dehors, dame Nature. Dans la chambre mollement éclairée, les poutres et les meubles anciens lançaient leurs ombres tremblotantes. Les draps étaient tièdes et le bois exhalait un rassurant parfum d'antiquité. Le clocher sonna les onze heures, elle sentit alors le poids de la fatigue accumulée se déplacer de ses muscles à ses paupières. Elle claqua les pages de son roman, glissa l'ouvrage sur le chevet et baillât nonchalamment. En s'enfonçant dans les replis molletonnés de sa couche, elle grogna de plaisir et tendit une main lourde vers l'interrupteur. L'emprise du noir fut immédiate et presque totale. Seul un faible rayonnement artificiel qui venait de la rue, mourrait dans les plis des tentures qui encadraient la fenêtre. Jena huma silencieusement les odeurs familières de la pièce, reliquats du monde vivant et éclairé. Soudain, le sommeil mordit ses membres inférieurs et l'arsenic tendre et violent se diffusa dans tout son corps en un instant.  Il y eut un éclair blanc et la pièce fut soudain éclairée comme en plein jour. Le vent avait fait chuter la température très rapidement et la tempête qui s'annonçait rendrait l'air plus froid encore. Des frissons commençaient à parcourir son torse, sous le fin coton. Il compta silencieusement. On attendrait les six degrés aux alentours d'une heure. Avec ce froid, il serait impossible de dormir. L'ange blond releva mécaniquement son corps, sans tirer le moindre son des ressorts métalliques. Il attendit une nouvelle salve d'éclairs et l'angle le plus sombre de la pièce blanchit complètement. Il se dirigea vers le vieil escalier de pierres et plaça ses pieds avec lenteur entre les débris. La maison était petite. Au premier étage, le sol était jonché d'éboulis divers et ses pas se mirent à croustiller. Il se déplaça avec la plus grande lenteur, décidant de sa direction au rythme des flashs lumineux. Dans un coin de la pièce, il trouva des restes de linge. Près d'un vasistas, il entreprit d'extirper une plaque de laine de verre de dessous la pente du toit. Il avait beaucoup plu l'après-midi et le toit était endommagé, mais ce morceau de mousse rêche n'était pas mouillée. Le jeune homme s'assit sur le sol graveleux et focalisa toute son attention sur la tâche à effectuer sous une lumière rare et stroboscopique. A l'aide de son couteau, il fit sauter toutes les coutures et entailla le linge de maison miteux de façon régulière. Méticuleux et rapide, il noua ensuite toutes les franges obtenues. Au bout d'une demie heure de travail insonore, il fourra la poche obtenu de la matière isolante. Il jeta l'édredon de fortune sur don dos et réemprunta l'escalier accidenté. Il sentit à peine les ressorts inconfortables aiguillonner ses flancs.  En pliant son corps de façon conséquente, il fut entièrement couvert. Quand il referma les yeux, des torrents de pluie froide s'abattirent sur la colline. Des éclairs plus forts que les autres tirèrent Jena du sommeil. Déboussolée, elle s'enquit de l'heure qu'il était sur l'écran de son téléphone. Elle dormait depuis deux heures.  Soudain, il lui sembla entendre frapper.  Elle s'assit entre ses coussins et tendit l'oreille. Le vent hurlait dans les branches et la révolte ambiante couvrait les bruits. Elle tendit l'oreille. Le tapotement se répéta. Elle chercha un peignoir à tâtons avant d'actionner interrupteur. Elle s'engagea dans l'escalier usé avec retenue. Le froid des marches lécha désagréablement sa voûte plantaire.  Dans la cuisine, le bruit de la pluie était à son comble. La porte de la cuisine était vitrée et un nouvel éclair découpa une silhouette sur les murs d'eau. Elle laissa échapper un cri, somme toute surprise de ne pas s'être trompée. Elle déverrouilla la porte et un agent de police détrempé la salua. -Madame. Nous évacuons la colline. Jena se sentait de plus en plus confuse.  -Mais elle ne fait pas partie des zones inondables. -Nous évacuons en raison des risques de chutes d'arbres et de roches. Vous passerez la nuit au gymnase de Beaulieu. Veuillez prendre des vêtements et me suivre très rapidement. Elle attrapa les clés sur la porte et jeta un manteau sur ses épaules. En courant vers le véhicule, Jena pensa que Théo s'était évité un sacré pétrin. XXVII William Luce se pencha sur le bord du matelas et lança son bras en direction de la fenêtre. Il écarta les lames de son store et contempla le spectacle des ombres torturées par le vent. L'affluent du coin avait gonflé et on entendait son grondement faire écho à la pluie battante. Dans ce concert de violence, il lui était impossible de trouver le sommeil. Des dizaines de questions continuait de gonfler son esprit.  Tout à coup, le jeune homme bondit de sa couche et saisit une chemise sur le dossier d'une chaise.  -Perdu, pour perdu. Trente minutes plus tard, des flèches d’eau glacée entamaient le tissu de son pardessus. La pluie avait lissé momentanément ses épis, pour autant, il n’avait pas perdu son air médusé. William Luce, comme son talent insolite le laissait croire, ne s’expliquait pas le monde que par la statistique, mais laissait la part belle aux intuitions les plus insolites.  L’infirmier de nuit ouvrit des yeux grands comme des roues de vélo. Il activa la gâchette et le portail électrique s'ouvrit. L'inspecteur choisit d'abord de s'enquérir du patient en fugue. Mais ni le personnel du Joli-Bois, ni la police locale n'avait eut vent du jeune homme. -Le village n'est pas grand. Où peut-on se réfugier part un temps pareil ? -Des évacuations sont programmées au village de Beaulieu.  -Où est-ce ?L'infirmier ironique pointa le flanc droit de la colline du doigt. William se retourna et contempla le spectacle. Le paysage était fouetté de cordes et déflagrations électriques ébranlaient la terre avec rage. Avant de prendre la route, William se demanda si sa collègue avait trouvé le sommeil. Il se servit de ses pouces pour composer un SMS. Le circuit n’était plus emprunté par les transports en commun depuis les travaux d’amélioration du centre ville. Désormais, seules de petites navettes transitaient sur l’autre flanc de la colline et la vieille route et ses cabanes enlisées étaient presque abandonnées. Les flancs avaient cédé sous le poids de l'eau et crevait sur la route. Le véhicule avançait lentement, car les murs d'eau rendaient la vue impossible à plus de trois mètres.Le policier n'était pas affable et Jena avait renoncé à lui faire la conversation. Elle s’étonna cependant de le voir dépasser le dernier hameau, mais il grogna quelque chose sur l’état de la départementale. Elle connaissait le maquis friable qui surplombait la grappe de maison. Elle trouva l'idée de prendre ce chemin saugrenue, mais l’homme semblait très sur de lui.C’est alors qu’il se mit à parler : -Vous connaissez la chanson Tomber du ciel, de Jacques Higelin ? Parce -que vous alors, vous m'êtes vraiment tombée du ciel !Jena n'eut pas le temps de déterminer s'il s'agissait de l'entrée en matière d'une sérénade amoureuse, qu'il reprit.   - Vous êtes sacrément culottée, hein ? Mais vous avez raison. c’est pas bon d'être trop bien élevée. L’éducation ça génère des inhibitions. Vous vous y connaissez là dedans ? Elle leva une arcade perplexe, mais n’eut pas le temps de répondre. La voix inflexible repartit :  - Le problème avec l’inhibition, c’est que ça ne prive pas du sens de l’observation, mais ça empêche d’avoir de la suite dans les idées. C’est pour ça, vous voyez que moi, j’ai décidé de m’en passer. -Il eut un rire aigre-  Les intelligents, les gens bien élevés, ils sont un peu comme des aveugles dotés de super microscopes. Ils ont des trucs sous le nez, mais ils ne peuvent pas s’en saisir… L’homme saisit alors une poignée de cheveux et la masse noire glissa entièrement de sa tête. Il portait une perruque ! Les poumons de Jena refusèrent de s’emplir à nouveau et son sang parut perdre plusieurs degrés. En face d'elle, Eugène Latour, allias le Travesti, un homme dont elle ignorait tout, passa une langue rouge sur ses lèvres. Le véhicule roulait toujours au pas, mais le dernier hameau de la colline était maintenant loin derrière.Trop loin derrière. William Luce quitta lentement le parking du gymnase de Beaulieu. Dans le bâtiment, il y avait une bonne trentaine de familles abritées. Certains dormaient, d'autres jouaient aux cartes. Les enfant avaient couchés dans la partie la plus sombre.  L'inspecteur n'avait trouvé aucun signe du patient qui l'intéressait. Depuis qu'il avait compris que le Travesti continuait d'œuvrer dans l'ombre pour le compte de plus puissant, il brûlait d'envie d'interroger ce jeune homme aux allures éthérées.  Le dossier n'était pourtant pas très encourageant. Le style de vie familial avait provoqué moult enquêtes sans qu'aucune ne résulte à sa dissolution. Après la disparition du Travesti la surveillance de la famille avait cessé au bout de deux ans pour des raisons de budget. Il faut dire qu'à l'époque l'homme n'avait pas encore tué. Maintenant c'était le cas, William en était sur. Mais où commencer ? La mère Latour mentait sous serment dés que l'occasion lui en était donnée, et la petite était  muette. Mais peut-être que le jeune homme avait des révélations à faire sur certaines entreprises étranges dans lesquelles lui et ses proches étaient pris. Il tourna de longues minutes dans le village. Puis il quitta le centre et tenta d'explorer des coins plus reculés. -Pense comme lui, pense comme lui, pense comme lui.La pluie était toujours battante, il devenait dangereux de continuer à circuler de la sorte. Il gara son véhicule sous un ray de lumière et coupa le moteur. Ce flanc de colline était particulièrement exposé et le froid ne tarda pas à entrer dans l'habitacle. Luce remonta le zip de sa veste jusqu'au point le plus haut et exhala un nuage de buée. La fatigue faisait un retour fracassant dans son corps et dans son esprit. Le manque de sommeil piquait au point qu'il avait la sensation d'avoir du verre pillé collé sous les paupières. Il cligna des yeux plusieurs fois puor tenter de chasser cette impression.C'est alors que l'expression provoquer sa chance pris tout son sens. William Luce le vit !Il sortait d'un pan de fenêtre défoncé dans une bâtisse voisine.Nul besoin de photo pour reconnaître les boucles blondes et l'air perdu que la capuche ne masquait que partiellement.XXVIII Depuis quelques minutes Jena Mileto avait compris que l'uniforme de police qu'elle avait suivi docilement était un déguisement.Tout son corps était contracté.  Les secousses de la route défoncées ébranlaient sa chair. Incapable de se mouvoir, elle laissa l’intelligence biologique prendre les commandes. La main du conducteur était tranquillement posée sur le pommeau du levier de vitesse et il manœuvrait le volant de l’autre. Cependant, il ne scrutait pas la route et son regard jeté en biais sur le visage de Jena brillait d’une lueur réjouie. -Tu as peur, hein ?Il laissa plusieurs filets d’air s’échapper bruyamment de ses narines, pour saluer son humour plus que singulier. Elle ne répondit pas, révoltée à l’idée de régaler l’hydre son sadisme.  - Va falloir bien serrer ta ceinture. Là où on va, t’auras grand besoin d’avoir, comme on dit, l’estomac bien attaché. Alors p’tite maline, tu trouves que l’uniforme me va bien ? Pour tout dire, j'avais grand espoir de te plaire quand je l'ai mis. Quand j'ai vu comment tu t'occupais bien du grand fou de Jean Stéphane, j'ai compris que t'étais pas une fine bouche.Elle se rappela certaines peurs du jeune schizophrène, ainsi que de l'emploi du pronom 'ils' pour désigner sa mère... et quelqu'un d'autre, qu'il n'avait jamais nommé. -C'est vous qui le terrorisez de la sorte ? -Pas facile de gérer un schizophrène champion de boxe Thaïlandaise.  A la base, sa mère l'avait inscrit en club parce qu'il ne voulait plus mettre les pieds à l'école et il commençait à devenir lourdingue. Enfin, je dis école, mais c'était plutôt un centre pour les gars comme lui. Mais après Monsieur ne s'est plus contenté de taper dans des sacs et a été classé en national. Alors, comme j'ai pas envie de me faire décrocher la mâchoire et que le grand con aime bien sa sœur, on s'est arrangés pour le mettre au diapason.-De quoi le menacez-vous ?-Oh de plein de choses, sur lui, sur sa sœur. Il a un QI de savant, mais il a peur de tout. Ça marche d'enfer. Parfois, il se sauve dans les bois et pendant plus d'une semaine, et on a eu une paix royale. Parce-que faut dire ce qui est, à part le mettre un peu au boulot sur les chantiers, c'est une vraie cocotte minute.-Pourquoi me racontez-vous tout ça ?-Parce-que je le cherche. Et je sais que tu plais à ce grand con, alors tu vas m'aider à le retrouver.-Je ne sais pas plus que vous où il est et je me refuse à participer à ça.-Je veux que tu m'avoues tout ce qu'il t'a dit.-Vous savez fort bien que ses propos passent pour délirants.-Pour le moment, ça ne sera pas toujours le cas.-Qu'est-ce-que vous attendez de moi ? Le Travesti passa à nouveau la langue sur ses lèvres.-Tu sais, je suis venu chez toi un soir. T'as de jolies bouteilles de pinard dans ton cellier. Et puis tu as de jolies cuisses !Il éclata d'un rire gras.      Ils roulèrent une demie-heure sans plus parler. Jena comptait les chances qui lui restaient.  Alors qu’elle s’exhortait au calme le frein à main craqua brusquement. Le véhicule s’immobilisa et des pics douloureux lui parcoururent l’échine. Elle laissa pourtant ses interrogations mourir sur le seuil de ses lèvres.-Bouge pas, cocotte.           Il leva le loquet de sécurité de sa porte et s’engouffra dans le noir.  De nouveaux fourmillements, plus violents coururent dans le dos de Jena. Des torrents d’adrénaline se déversèrent dans son sang, alors qu’elle jetait un œil envieux à la poignée, tout à coté de son bras inerte.           La tentation de vérifier son verrouillage hurlait à sa conscience, telle un blizzard dans une vallée. Mais une appréhension encore plus grande faisait rempart à cette impulsion. En outre, elle n’avait pas perçu de déclic général à l’ouverture de l’autre portière et elle était sûre que son accompagnateur avait pris toutes les précautions nécessaires. S’il acceptait de laisser sa proie filer d’entre ses griffes, c’était certainement pour agrémenter le jeu félin, d’un peu plus de cruauté. Et pourtant, il fallait tenter le diable… Elle se raidit quand les portes arrière du véhicule s’ouvrirent en grand, laissant l’humidité s’engouffrer à l’intérieur. Quelques matériaux métalliques bringuebalèrent.         En un instant, il fut de nouveau à ses cotés, les épaules détrempées, un sourire énigmatique aux lèvres. Les portes étaient restées ouvertes, on entendait les rigoles de pluie chanter et l’homme la regardait avec un intérêt inquiétant. C'était bien cet individu sordide qu’elle avait croisé sous les pins, il savait souiller du regard comme d’autres caressaient. Elle eut un haut le cœur, mais quelque-chose de sa révolte intime lui interdisait l’affolement, comme la docilité. Une énergie singulièrement différente se déchargeait dans toutes les parcelles de son corps. Il lui fallut de longues et flottantes secondes pour qu’elle accepte de la dénommer. La proximité de ce masque suintant de satisfaction nourrissait une rage sourde qui pulsait dans ses organes vitaux et ses muscles. Toute la compassion qu’avait fait naître en elle la rencontre avec les distorsions humaines était morte. Jena se demandait si ses prunelles en reflétaient le sépulcre. Elle se demandait si l’on pouvait lire sa haine… Et s’en ravitailler.           Comme piqué par un insecte invisible, il cessa de la scruter pour lancer son regard sur la butte voisine. Bientôt, une forme massive dégringola des mottes de terre instables. Elle finit sa course lourdement dans le chemin raviné et progressa dans leur direction, comme si elle se savait attendue. L'angoisse de Jena se mit à flirter avec les sommets.         Quand l’ombre corpulente fût entièrement baignée dans la lumière des phares, l'homme la salua avec jovialité.Ça va soeurette ?La mère de Jean Stéphane Latour, cheminait les mains calées au fond des poches.

XXII

Il y eut une série de cliquetis et de bourdonnements puis un filet noirâtre éclaboussa le gobelet. Jena s’en saisit dédaigneusement par les bords et huma le fumet sans grande conviction. Téméraire, elle avala une gorgée du breuvage. En passant devant le bureau de Buchon elle fût surprise de le trouver encore clos.  Depuis une poignée de jours, elle était sûre de ne pas avoir entrevu sa silhouette poupine.De retour dans son bureau, elle consulta son agenda d'une main, puis alluma la tour informatique. Elle attendit une dizaine de minutes avant d'appeler l'accueil.  -Bonjour Cécile. Je venais aux nouvelles. -Bonjour Jena. -Quoi de neuf. -Euh, dans le désordre, une fuite dans une salle-de-bains au troisième. Buchon est Absent. -Congés ? -Non, procès. C'est le deuxième cette année. C'est une tendance qui s'affirme. -Pauvre Gérard, il doit fumer par les oreilles. D'autres choses. -Oui, une fugue. Le patient dont on parlé la dernière fois. -Latour ? Il n'est justement pas venu à son rendez-vous. Je l'attendais. -Oui et bien, il ne viendra pas. -Un problème. -Il s'est fait la belle.La surprise priva un instant Jena de parole. Elle tenta de se ressaisir. -Ah carrément ? -Oui, on l'a signalé. Et donc tu ne trouveras plus le dossier dans la base. Excuse moi, j'ai un appel sur la ligne.
La table sur laquelle William Luce s'appuyait gauchement était un véritable champ de bataille. Penché sur un éventail de papiers cornés, il tentait pourtant de mettre de l'ordre dans ses idées. De nombreux cercles bruns témoignaient du nombre déraisonnable de cafés qui assistaient l'opération. Pour l'inspecteur, il était évident qu'un fil invisible reliait ces différents éléments.  Mais il restait insaisissable.  Pensif, il extirpa de dessous la pile une impression couleur. La photo extraite des fichiers de police avait  été fortement élargie et il en résultait un portrait flou et irrégulièrement pigmenté. La femme photographiée devait avoir aux alentours de vingt-cinq ans. Malgré le sfumato involontaire, on lui devinait un teint satiné et sans imperfection. Une petite bouche rose et charnue était soudée par une moue si ce n'est revêche, enfantine. De grosses boucles châtains encadraient son visage fin et ses yeux clairs semblaient vides d'expression. Ses traits étaient délicats et on l'eut dit belle, si son air désabusé n'avait pas alourdi sa physionomie d'une certaine disgrâce. A l'époque, elle avait été arrêtée pour quelques menus larcins, mais depuis les années quatre-vingt-dix, on avait plus entendu parler d'elle. Il sortit une photographie plus récente et grimaça. Il scruta les autres membres du groupe, consulta les écrits. Rien ne lui venait. Luce décida de changer radicalement de technique. Il se leva et parcouru son bureau en deux enjambées. Une fois qu'il eut vérifié que la porte était bien fermée, il se laissa glisser au fond de son fauteuil. Ses jambes immenses étaient décroisées sous le bureau et sa tête était renversée à l'arrière. Du bout des doigts, il se mit à parcourir les photographies. D'abord, celle de la mère. Aucune image ne déferla dans son esprit, mais au bout de quelques minutes il se sentit étrangement nauséeux. Il lâcha ce cliché et saisit le suivant. Il procéda de la même façon, tentant de calmer son rythme respiratoire. La nausée le lâcha et un sentiment trouble se mit à le tarauder.  Quelques secondes plus tard, ses paupières tombèrent sur le décor du bureau et il se mit à voir tout autre chose. Quand Luce revînt de son étourdissement, il semblait fécond d'une idée nouvelle. Il se campa derrière son terminal et sortit de l'intranet. Sur les pages jaunes, il tapa le mot psychiatrie et élargit les recherches à plusieurs départements. Les résultats étaient trop nombreux. Après avoir éliminé ceux comportant le mot gériatrie et rééducation, il saisit le combiné de son téléphone. -A la guerre, comme à la guerre. Les premiers coups de fil ne furent pas des succès. Il avala une gorgée de café froide et continua à suivre l'ordre alphabétique.  -Clinique du Joli bois, Cécile, bonjour.  Que puis-je pour vous ? -Bonjour Madame, inspecteur de police William Luce du commissariat central. -Ah bonjour Monsieur bredouilla l'agent d'accueil. -Auriez-vous dans vos pensionnaires actuels un certains Monsieur Latour ? -Je ne comprends pas ! Nous vous avons prévenus, il a fugué hier. Luce garda la phrase suivante dans son fort intérieur. -Merde, raté !
Quand Jena eut raccroché le combiné du poste fixe, c'est son portable qui prit le relai. Elle décrocha promptement et la voix chaude de Théo empli son pavillon.  -Hello Nana ! -Ben comment ça se fait que tu m’appelles toi ?  -C’est pour te prévenir. Je ne rentre pas ce soir. -Une maîtresse ? -Un client à visiter à la première heure demain, sur Rome. Je serai de retour dans Dimanche. -Y a beaucoup de belles brunes à Rome ? -J’ai jamais regardé. J’ai pas envie de me faire crever les yeux.Elle rit avant de racrocher. Décidément, la journée s'annonçait solitaire. 


XXIII


Il était vingt heures et une nuit épaisse avait recouvert la ville. L'air était chargé d'électricité et les bulletins météo prévoyaient des orages dans toute la région. William Luce tentait de récapituler les découvertes des journées précédentes. Une nouvelle l'avait attristé tout particulièrement. Dans une maison de retraite médicalisée du Nord de l'agglomération, Paulette Cremente n'avait pas tenu le coup. La vieille dame s'était sentie perdue dans cette grande maison trop claire, où elle ne pouvait verser superbement un thé tiède à ses hôtes. Immobilisé dans son lit, elle avait bombardé la fenêtre de regards lourds de chagrin, puis au bout de quelques heures, elle avait cessé de tourner la tête. Dans la fraîcheur climatisée de sa chambre, elle s'était endormie dignement, ses maigres mains baguées croisées sur son estomac, le visage rendu à l'impartialité de la mort. Se faisant, elle avait emporté tous les secrets de ses méticuleuses et insignifiantes observations. Après les dernières découvertes sur la famille Latour, il était allé lui rendre une visite impromptue. C'était la troisième, mais il était sur que l'ancêtre se ferait un plaisir de lui servir un thé de Ceylan et de lui commenter les mouvements environnants. Elle n'était pas là. Une chose s'était brusquement mis à inquiéter Luce. Le dossier ne faisait pas état en détail des affections psychiatriques des enfants de la famille, il aurait fallut pour cela le mettre à jour. Avec le coup de fil dans cette institution psychiatrique, Luce avait pu vérifier que les choses avaient évolué effectivement pour l'aîné. Pour ce qui est de la fillette, qui était très jeune à l'époque, les agents avaient pris peu de notes. Cependant, une parenthèse à coté de brèves remarques sur la fillette l'avait alarmé. Entre les deux signes, on avait noté 'pas de langage'. Luce se souvient de la joie de la petite vieille quand elle lui avait évoqué les visites que lui faisait une association locale de sourds et muets. Elle lui avait montré les œuvres de l'enfant qu'elle avait eut le soin de dater avant de les épingler au lambris. Certains dataient de plus de deux mois. Alors qu'il réfléchissait à ces inquiétantes coïncidences, son téléphone se mit à jouer  la Cucaracha. L'écran affichait le visage renfrogné de Simone Clerc. Luce avait du lui voler cette photo, car la cynique Simone refusait de figurer au palmarès de son répertoire personnalisé.  Elle lui avait d'ailleurs braillé une tirade sur le droit à l'image alors qu'il repartait en dérapant du lieu du crime.  -Si elle savait que je lui ai collé la Cucaracha ! Il porta le téléphone à son oreille et la voix fraiche de Simone Clerc fit monter ses commissures d'encore quelques millimètres. -Luce, tu te rappelles ces lasagnes bien grasses que tu m'as payée dans cette gargote immonde ? -Comment ça immonde ? T'as léché l'assiette, ma chère Simone. -Ouais, ben je t'appelles justement pour te témoigner ma gratitude. J'ai fait une ou deux petites recherches pour toi. -Madame Clerc, vous me voyez flatté. Luce accompagna ses paroles d'une révérence imaginaire. -Tu peux ! J'ai justement dû accepter d'aller lécher une autre assiette pour obtenir ces infos. -Oh, et avec qui cette fois ? -D'abord, il faut que tu me promettes quelque chose. -Dis toujours. -Faudra que tu te débrouilles pour que les infos en question restent officieuses. Ça fait partie des termes du contrat. -Du contrat ? Rassure-moi Simone, tu ne vas pas jusqu'à vendre tes charmes ? -Luce, encore une blague du genre et tu continueras tes combines d'illuminé tout seul.         William Luce ne répondit pas, mais il étouffa un rire silencieux. Emporté par ses saccades,  il se renversa sur le dossier. Simone Clerc piaffa d'impatience au bout du fil : -C'est promis. -Tu te souviens peut-être de ce dandy un peu mou du genou avec lequel je suis sortie l'été dernier ? -Le sordide type au col blanc qui commençait toutes ses phrases par 'éventuellement' et qui ne laissait pas une miette sur les tables de resto ? -Celui-là même, oui. Il semblerait que mon charme ravageur lui ait laissé une forte impression. -Tu ne lui avais jamais fait la cuisine à lui ? -Je dois avouer que non. Bref, le type est banquier et tiens toi bien grâce à quelques relations, il a été en mesure de me fournir une information que tu n'as pu obtenir en passant par la grand-porte.  -Je suis tout-ouïe.  -Notre Émile Lacambre, était devenu actionnaire sur la toute fin de sa vie, d'une entreprise de matériaux de construction en plein expansion. Une certaine MAKO matériaux, récemment cotée en bourse. William Luce prit une voix pensive et sa chaise pencha de quelques degrés de plus. -Ça serait donc ça, ses va-et-viens avec ses dossiers de banque ? -Possible. -Ça veut dire que j'ai vu juste. -Peut-être. Mais c'est pas tout. Tu te souviens de ce que tu m'avais dit à propos du droit de préemption ? Devine qui est le principal actionnaire de MAKO Matériaux. -Langue au chat. Abdiqua l'intéressé. -Charles Mignot. -Qui c'est celui-là ? -Je te le dirai si tu pointes tes loques au repas que je fais ce soir pour les collègues. -Qu'est ce que tu nous cuisines ce soir Madame Mim ? -Ce soir, pour une fois, c'est pas italien, c'est marocain.  -Un couscous avec cette chaleur ? -Un tajine ignare. -C'est comme ça qu'on appelle les ragoûts vénéneux ? -T'auras du rabe ! -Ah ! Elle te va bien la Cucarracha ! -Hein, cria Simone dans le combiné, mais un clic lui indiqua que les négoces étaient closes.

XXIV

Une heure s'était écoulé depuis leur coup de fil. Luce avait garé sa voiture au plus près en prévision de la pluie qui s'annonçait. L'ascenseur émis un bruit caverneux quand il atteignit le rez-de-chaussée. Arrivé sur le palier de Simone, il fit disparaître la bouteille qu'il balançait derrière son dos et enfonça longuement le bouton de la sonnette. La porte s'ouvrit sur  l'inspectrice radieuse, empaquetée dans un tablier à slogan. Tu tombes à pic Luce, on attaquait justement l'apéro !Quelle main ?Celle dans laquelle tu as la bouteille.Extralucide, ma chère Simone.  Il ficha le crémant dans les mains de son hôte et entreprit de tirer sur ses lacets.Tu rigoles Luce, n'enlève rien. On est une demi-douzaine là-dedans, tu vas transformer tes chaussettes de vieux garçon, en chiffons.Ou ton appart de vieille fille en égout puant... Huuumm, feula la brune, tu me mets en appétit... Décidément, il ne manquait plus que toi pour l'apéro ! Passe au salon, je vais mettre tout ça au frais. Elle disparu par une porte dérobée et William s'engagea dans le couloir. Simone Clerc, laissait circuler la fumée librement dans son espace et Luce toussota en saluant ses confrères, qui tiraient des bouffées interminables entre deux éclats de rire.  Sa toux provoqua derechef les plaisanteries les plus fines sur sa virilité et il s'assit le plus crânement possible. Il y eut une huée digne du stade de France alors que, majestueuse, Simone s'avança vers la table et décoiffa son œuvre. Luce s'appuya sur ses coudes pur constater l'ampleur des dégâts. Le gras de l'agneau s'était coagulé dans un imbroglio d'épices et de légumes brunis et méconnaissables. Un fumet indéfinissable frappa alors l'assistance. Olympienne, l'inspecteur Clerc révéla alors son dantesque secret. - J'ai ajouté du chou, mais c'était pas dans la recette. Il y eu des regards perplexes autour de la table, puis la levée des verres reprit en cadence.  A minuit quand les derniers fumeurs eurent déserté le balcon du lieutenant Clerc, William l'y accompagna pour l'aider à ramasser des myriades de mégots et de verres sales. Ils se dirigèrent ensuite dans la cuisine pour remplir le lave-vaisselle. William se planta devant l'appareil les mains chargées de récipients et attendit que sa collègue le déleste. - Alors ce Mignot ? - Indice : c'est un Monsieur qui a ses fesses dans un bureau tout neuf. - A la banque ? - Non, à la mairie. - De mieux en mieux, et donc il est un des actionnaires majoritaires de l'entreprise qui reconstruit les domaines préemptés ! J'hallucine. En parlant de ça, j'ai du nouveau à propos de notre oiseau. -Lequel ? -Le travesti. -Vous êtes allés boire un café ? -Très drôle. Figure toi qu'il a une famille assez particulière. -Le contraire m'aurait étonnée. -Il a deux neveux assez malades, dont un vient d'achever un séjour en psychiatrie par une fugue. -Décidément, c'est génétique. -Et l'autre est une petite dont le dossier précise qu'elle n'avait pas développé de langage à 3 ans. -Et ? -Paulette Crémente. -Paulette qui ? Il souffla. Simone se relevait en rythme pour saisir la vaisselle sale.  -La petite mémé qui nous alerté sur la mort de son voisin. Elle a été transférée cette semaine dans une maison de retraite médicalisée, après une chute qui lui a valu des fractures multiples. Elle n'a pas résisté au changement d'ailleurs. A ma dernière visite, elle m'avait parlé de  rencontres à domicile avec une petite muette.  -C'était elle la dernière habitante de l'immeuble ? -Non. Disons que c'était la dernière personne vaillante. Il reste une dernière personne maintenue à domicile, mais dont l'heure ne devrait tarder. J'ai appelé de partout pour savoir quelle association de sourds et muets organisait des rencontres de ce genre. -Alors ? -Alors, il n'y en a pas. -Tu crois qu'on s'est servi d'une gamine malade ? -Peut-être même de plusieurs personnes malades. Il attendait les réactions de Simone, mais elle restait penchée le lave vaisselle. Ses doigts parcoururent les boutons lumineux et un bruit sourd indiqua que la machine s'était mise en route. Puis, la brune colla une Marlboro dans la commissure de ses lèvres et craqua une allumette. Quand elle eut lancé un filet de fumée blanche en direction de la fenêtre, il fouilla ses poches et sorti une photocopie de mauvaise qualité. Il l'avait tripoté une bonne partie de l'après-midi avant de la fourrer dans sa poche. Il la déplia et la porta fermement à l'attention de la sceptique. -Tu vas encore dire que j'extrapole, mais j'ai eu une description assez précise au préalable. Je suis à peu près sûr que la femme sur cette photo est aussi celle qu'Émile Lacambre avait engagée de façon officieuse. Et cette femme c'est la soeur du Travesti et la mère des deux gamins malades dont je viens de te parler.


XXV


Il n'avait fait aucun bruit. Comme à son habitude. Les planques, il savait faire ça. Il savait lire l'inclinaison des herbes, les restes de gouttes sur les branches, la chaleur d'un sol, l'éboulis des graviers.  Dans une vieille bâtisse sur un flanc moins fréquenté de la colline, Jean Stéphane Latour se cachait. Il se cachait, mais veillait aussi à travers les carreaux grisés de crasse s'il avait été suivi. La mère l'avait prévenu : il risquait d'être puni s'il n'acceptait pas de laisser Fifi pour le Jura. Il fallait qu'il tienne. Il fallait qu'il demande de l'aide à l'extérieur. A quelqu'un qui ne lui donnerait pas plus de médicaments quand il parlerait. C'est pour cela qu'il l'avait suivie. Il quitta son poste d'observation et traversa la pièce délabrée. Son visage maquillé était complètement invisible derrière les carreaux sales. Dans sa poche, il piocha quelques morceaux de sucres et les suça.


Le bâtiment administratif était plongé dans le noir, seul une baie vitrée au troisième étage diffusait encore une lueur laiteuse. Dans le bureau de Charles Mignot, quelques luminaires placés près du sol, et l'écran d'un ordinateur portable laissaient baver leur faible clarté dans l'atmosphère calfeutrée. On entendait le ronronnement du système de ventilation et du petit appareil. L'homme était absorbé et ses énormes doigts tapotaient avec aisance les touches du petit clavier. De temps en temps, il émettait un piaffement d'impatience et changeait la position de ses jambes. Ses semelles de crêpe émettaient alors un bruit soyeux entre deux salves de frappe.  Si Charles Mignot avait choisi de travailler si tard, c'est parce-que certains dossiers à traiter, réclamaient la plus grande discrétion. Il finit par relever son buste massif du bureau et cassant la courbe de son dos d'un angle concave, il s'étira. Il laissa ensuite retomber ses bras le long de son corps et le haut de sa silhouette sur le dossier de cuir rembourré. Sa coiffure distinctive et ses fortes mâchoires se découpaient en angles droits sur le fond blafard d'un pan vitré. Pendant quelques longues minutes, il trifouilla sa lèvre inférieure avec assiduité. Un observateur averti aurait pu y lire des signes de nervosité, ou de sursaut coupable. Il n'en était rien. Charles Mignot se posait des questions absolument pragmatiques avec la froideur et la lenteur circonspecte d'un serpent avant l'attaque.  Il soupira et retrouva la proximité du bureau avec une rapidité étonnante pour sa corpulence. En quelques clics, il ferma le chapelet de fenêtres ouvertes et déconnecta son compte mail. Il entra alors, les coordonnées d'une autre boite de réception. Ses mains survolèrent le clavier de gauche à droite, puis elles s'abattirent sur les minuscules blanches. Il écrivit. Le trompe l'œil est très réussi. Autres opérations en cours à boucler. Nettoyage impératif jusque dans les moindres recoins. Le règlement des honoraires dépendra de la propreté des lieux. Vous avez une semaine. L'homme s'était fait enseigner comment jongler avec les adresses IP et ne se faisait pas trop de soucis pour les traces informatiques. Par contre, il y avait d'autres restes dont il devait s'occuper. Il tira un livre de sa bibliothèque et le secoua quelques secondes. Un petit cliché noir et blanc en tomba. Il le récupéra entre ses doigts énormes et retourna à son fauteuil. Il l'enflamma à l'aide d'un gros Zippo et le laissa se consumer complétement avant de lâcher les restes dans la corbeille.  Personne ne devait savoir que son grand camarade de bataillon était un jour devenu le Travesti. Il se chargerait personnellement de faire disparaître l'original.

XXVI


Le vent s'était levé à nouveau et la maison émettait des centaines de craquements, comme autant de plaintes adressées aux courants belliqueux. A l'abri d'une niche de tissus et de plumes, Jena tentait d'arracher son attention à la deuxième mi-temps que jouait dehors, dame Nature. Dans la chambre mollement éclairée, les poutres et les meubles anciens lançaient leurs ombres tremblotantes. Les draps étaient tièdes et le bois exhalait un rassurant parfum d'antiquité. Le clocher sonna les onze heures, elle sentit alors le poids de la fatigue accumulée se déplacer de ses muscles à ses paupières. Elle claqua les pages de son roman, glissa l'ouvrage sur le chevet et baillât nonchalamment. En s'enfonçant dans les replis molletonnés de sa couche, elle grogna de plaisir et tendit une main lourde vers l'interrupteur. L'emprise du noir fut immédiate et presque totale. Seul un faible rayonnement artificiel qui venait de la rue, mourrait dans les plis des tentures qui encadraient la fenêtre. Jena huma silencieusement les odeurs familières de la pièce, reliquats du monde vivant et éclairé. Soudain, le sommeil mordit ses membres inférieurs et l'arsenic tendre et violent se diffusa dans tout son corps en un instant. 
Il y eut un éclair blanc et la pièce fut soudain éclairée comme en plein jour. Le vent avait fait chuter la température très rapidement et la tempête qui s'annonçait rendrait l'air plus froid encore. Des frissons commençaient à parcourir son torse, sous le fin coton. Il compta silencieusement. On attendrait les six degrés aux alentours d'une heure. Avec ce froid, il serait impossible de dormir. L'ange blond releva mécaniquement son corps, sans tirer le moindre son des ressorts métalliques. Il attendit une nouvelle salve d'éclairs et l'angle le plus sombre de la pièce blanchit complètement. Il se dirigea vers le vieil escalier de pierres et plaça ses pieds avec lenteur entre les débris. La maison était petite. Au premier étage, le sol était jonché d'éboulis divers et ses pas se mirent à croustiller. Il se déplaça avec la plus grande lenteur, décidant de sa direction au rythme des flashs lumineux. Dans un coin de la pièce, il trouva des restes de linge. Près d'un vasistas, il entreprit d'extirper une plaque de laine de verre de dessous la pente du toit. Il avait beaucoup plu l'après-midi et le toit était endommagé, mais ce morceau de mousse rêche n'était pas mouillée. Le jeune homme s'assit sur le sol graveleux et focalisa toute son attention sur la tâche à effectuer sous une lumière rare et stroboscopique. A l'aide de son couteau, il fit sauter toutes les coutures et entailla le linge de maison miteux de façon régulière. Méticuleux et rapide, il noua ensuite toutes les franges obtenues. Au bout d'une demie heure de travail insonore, il fourra la poche obtenu de la matière isolante. Il jeta l'édredon de fortune sur don dos et réemprunta l'escalier accidenté. Il sentit à peine les ressorts inconfortables aiguillonner ses flancs.  En pliant son corps de façon conséquente, il fut entièrement couvert. Quand il referma les yeux, des torrents de pluie froide s'abattirent sur la colline.
Des éclairs plus forts que les autres tirèrent Jena du sommeil. Déboussolée, elle s'enquit de l'heure qu'il était sur l'écran de son téléphone. Elle dormait depuis deux heures.  Soudain, il lui sembla entendre frapper.  Elle s'assit entre ses coussins et tendit l'oreille. Le vent hurlait dans les branches et la révolte ambiante couvrait les bruits. Elle tendit l'oreille. Le tapotement se répéta. Elle chercha un peignoir à tâtons avant d'actionner interrupteur. Elle s'engagea dans l'escalier usé avec retenue. Le froid des marches lécha désagréablement sa voûte plantaire.  Dans la cuisine, le bruit de la pluie était à son comble. La porte de la cuisine était vitrée et un nouvel éclair découpa une silhouette sur les murs d'eau. Elle laissa échapper un cri, somme toute surprise de ne pas s'être trompée. Elle déverrouilla la porte et un agent de police détrempé la salua. -Madame. Nous évacuons la colline. Jena se sentait de plus en plus confuse.  -Mais elle ne fait pas partie des zones inondables. -Nous évacuons en raison des risques de chutes d'arbres et de roches. Vous passerez la nuit au gymnase de Beaulieu. Veuillez prendre des vêtements et me suivre très rapidement. Elle attrapa les clés sur la porte et jeta un manteau sur ses épaules. En courant vers le véhicule, Jena pensa que Théo s'était évité un sacré pétrin.



XXVII

William Luce se pencha sur le bord du matelas et lança son bras en direction de la fenêtre. Il écarta les lames de son store et contempla le spectacle des ombres torturées par le vent. L'affluent du coin avait gonflé et on entendait son grondement faire écho à la pluie battante. Dans ce concert de violence, il lui était impossible de trouver le sommeil. Des dizaines de questions continuait de gonfler son esprit.  Tout à coup, le jeune homme bondit de sa couche et saisit une chemise sur le dossier d'une chaise.  -Perdu, pour perdu. Trente minutes plus tard, des flèches d’eau glacée entamaient le tissu de son pardessus. La pluie avait lissé momentanément ses épis, pour autant, il n’avait pas perdu son air médusé. William Luce, comme son talent insolite le laissait croire, ne s’expliquait pas le monde que par la statistique, mais laissait la part belle aux intuitions les plus insolites.  L’infirmier de nuit ouvrit des yeux grands comme des roues de vélo. Il activa la gâchette et le portail électrique s'ouvrit. L'inspecteur choisit d'abord de s'enquérir du patient en fugue. Mais ni le personnel du Joli-Bois, ni la police locale n'avait eut vent du jeune homme. -Le village n'est pas grand. Où peut-on se réfugier part un temps pareil ? -Des évacuations sont programmées au village de Beaulieu.  -Où est-ce ?L'infirmier ironique pointa le flanc droit de la colline du doigt. William se retourna et contempla le spectacle. Le paysage était fouetté de cordes et déflagrations électriques ébranlaient la terre avec rage. Avant de prendre la route, William se demanda si sa collègue avait trouvé le sommeil. Il se servit de ses pouces pour composer un SMS. Le circuit n’était plus emprunté par les transports en commun depuis les travaux d’amélioration du centre ville. Désormais, seules de petites navettes transitaient sur l’autre flanc de la colline et la vieille route et ses cabanes enlisées étaient presque abandonnées. Les flancs avaient cédé sous le poids de l'eau et crevait sur la route. Le véhicule avançait lentement, car les murs d'eau rendaient la vue impossible à plus de trois mètres.Le policier n'était pas affable et Jena avait renoncé à lui faire la conversation. Elle s’étonna cependant de le voir dépasser le dernier hameau, mais il grogna quelque chose sur l’état de la départementale. Elle connaissait le maquis friable qui surplombait la grappe de maison. Elle trouva l'idée de prendre ce chemin saugrenue, mais l’homme semblait très sur de lui.C’est alors qu’il se mit à parler : -Vous connaissez la chanson Tomber du ciel, de Jacques Higelin ? Parce -que vous alors, vous m'êtes vraiment tombée du ciel !Jena n'eut pas le temps de déterminer s'il s'agissait de l'entrée en matière d'une sérénade amoureuse, qu'il reprit.   - Vous êtes sacrément culottée, hein ? Mais vous avez raison. c’est pas bon d'être trop bien élevée. L’éducation ça génère des inhibitions. Vous vous y connaissez là dedans ? Elle leva une arcade perplexe, mais n’eut pas le temps de répondre. La voix inflexible repartit :  - Le problème avec l’inhibition, c’est que ça ne prive pas du sens de l’observation, mais ça empêche d’avoir de la suite dans les idées. C’est pour ça, vous voyez que moi, j’ai décidé de m’en passer. -Il eut un rire aigre-  Les intelligents, les gens bien élevés, ils sont un peu comme des aveugles dotés de super microscopes. Ils ont des trucs sous le nez, mais ils ne peuvent pas s’en saisir… L’homme saisit alors une poignée de cheveux et la masse noire glissa entièrement de sa tête. Il portait une perruque ! Les poumons de Jena refusèrent de s’emplir à nouveau et son sang parut perdre plusieurs degrés. En face d'elle, Eugène Latour, allias le Travesti, un homme dont elle ignorait tout, passa une langue rouge sur ses lèvres. Le véhicule roulait toujours au pas, mais le dernier hameau de la colline était maintenant loin derrière.Trop loin derrière.
William Luce quitta lentement le parking du gymnase de Beaulieu. Dans le bâtiment, il y avait une bonne trentaine de familles abritées. Certains dormaient, d'autres jouaient aux cartes. Les enfant avaient couchés dans la partie la plus sombre.  L'inspecteur n'avait trouvé aucun signe du patient qui l'intéressait. Depuis qu'il avait compris que le Travesti continuait d'œuvrer dans l'ombre pour le compte de plus puissant, il brûlait d'envie d'interroger ce jeune homme aux allures éthérées.  Le dossier n'était pourtant pas très encourageant. Le style de vie familial avait provoqué moult enquêtes sans qu'aucune ne résulte à sa dissolution. Après la disparition du Travesti la surveillance de la famille avait cessé au bout de deux ans pour des raisons de budget. Il faut dire qu'à l'époque l'homme n'avait pas encore tué. Maintenant c'était le cas, William en était sur. Mais où commencer ? La mère Latour mentait sous serment dés que l'occasion lui en était donnée, et la petite était  muette. Mais peut-être que le jeune homme avait des révélations à faire sur certaines entreprises étranges dans lesquelles lui et ses proches étaient pris. Il tourna de longues minutes dans le village. Puis il quitta le centre et tenta d'explorer des coins plus reculés. -Pense comme lui, pense comme lui, pense comme lui.La pluie était toujours battante, il devenait dangereux de continuer à circuler de la sorte. Il gara son véhicule sous un ray de lumière et coupa le moteur. Ce flanc de colline était particulièrement exposé et le froid ne tarda pas à entrer dans l'habitacle. Luce remonta le zip de sa veste jusqu'au point le plus haut et exhala un nuage de buée. La fatigue faisait un retour fracassant dans son corps et dans son esprit. Le manque de sommeil piquait au point qu'il avait la sensation d'avoir du verre pillé collé sous les paupières. Il cligna des yeux plusieurs fois puor tenter de chasser cette impression.C'est alors que l'expression provoquer sa chance pris tout son sens. William Luce le vit !Il sortait d'un pan de fenêtre défoncé dans une bâtisse voisine.Nul besoin de photo pour reconnaître les boucles blondes et l'air perdu que la capuche ne masquait que partiellement.


XXVIII

Depuis quelques minutes Jena Mileto avait compris que l'uniforme de police qu'elle avait suivi docilement était un déguisement.Tout son corps était contracté.  Les secousses de la route défoncées ébranlaient sa chair. Incapable de se mouvoir, elle laissa l’intelligence biologique prendre les commandes. La main du conducteur était tranquillement posée sur le pommeau du levier de vitesse et il manœuvrait le volant de l’autre. Cependant, il ne scrutait pas la route et son regard jeté en biais sur le visage de Jena brillait d’une lueur réjouie. -Tu as peur, hein ?Il laissa plusieurs filets d’air s’échapper bruyamment de ses narines, pour saluer son humour plus que singulier. Elle ne répondit pas, révoltée à l’idée de régaler l’hydre son sadisme.  - Va falloir bien serrer ta ceinture. Là où on va, t’auras grand besoin d’avoir, comme on dit, l’estomac bien attaché. Alors p’tite maline, tu trouves que l’uniforme me va bien ? Pour tout dire, j'avais grand espoir de te plaire quand je l'ai mis. Quand j'ai vu comment tu t'occupais bien du grand fou de Jean Stéphane, j'ai compris que t'étais pas une fine bouche.Elle se rappela certaines peurs du jeune schizophrène, ainsi que de l'emploi du pronom 'ils' pour désigner sa mère... et quelqu'un d'autre, qu'il n'avait jamais nommé. -C'est vous qui le terrorisez de la sorte ? -Pas facile de gérer un schizophrène champion de boxe Thaïlandaise.  A la base, sa mère l'avait inscrit en club parce qu'il ne voulait plus mettre les pieds à l'école et il commençait à devenir lourdingue. Enfin, je dis école, mais c'était plutôt un centre pour les gars comme lui. Mais après Monsieur ne s'est plus contenté de taper dans des sacs et a été classé en national. Alors, comme j'ai pas envie de me faire décrocher la mâchoire et que le grand con aime bien sa sœur, on s'est arrangés pour le mettre au diapason.-De quoi le menacez-vous ?-Oh de plein de choses, sur lui, sur sa sœur. Il a un QI de savant, mais il a peur de tout. Ça marche d'enfer. Parfois, il se sauve dans les bois et pendant plus d'une semaine, et on a eu une paix royale. Parce-que faut dire ce qui est, à part le mettre un peu au boulot sur les chantiers, c'est une vraie cocotte minute.-Pourquoi me racontez-vous tout ça ?-Parce-que je le cherche. Et je sais que tu plais à ce grand con, alors tu vas m'aider à le retrouver.-Je ne sais pas plus que vous où il est et je me refuse à participer à ça.-Je veux que tu m'avoues tout ce qu'il t'a dit.-Vous savez fort bien que ses propos passent pour délirants.-Pour le moment, ça ne sera pas toujours le cas.-Qu'est-ce-que vous attendez de moi ? Le Travesti passa à nouveau la langue sur ses lèvres.-Tu sais, je suis venu chez toi un soir. T'as de jolies bouteilles de pinard dans ton cellier. Et puis tu as de jolies cuisses !Il éclata d'un rire gras.      Ils roulèrent une demie-heure sans plus parler. Jena comptait les chances qui lui restaient.  Alors qu’elle s’exhortait au calme le frein à main craqua brusquement. Le véhicule s’immobilisa et des pics douloureux lui parcoururent l’échine. Elle laissa pourtant ses interrogations mourir sur le seuil de ses lèvres.-Bouge pas, cocotte.           Il leva le loquet de sécurité de sa porte et s’engouffra dans le noir.  De nouveaux fourmillements, plus violents coururent dans le dos de Jena. Des torrents d’adrénaline se déversèrent dans son sang, alors qu’elle jetait un œil envieux à la poignée, tout à coté de son bras inerte.           La tentation de vérifier son verrouillage hurlait à sa conscience, telle un blizzard dans une vallée. Mais une appréhension encore plus grande faisait rempart à cette impulsion. En outre, elle n’avait pas perçu de déclic général à l’ouverture de l’autre portière et elle était sûre que son accompagnateur avait pris toutes les précautions nécessaires. S’il acceptait de laisser sa proie filer d’entre ses griffes, c’était certainement pour agrémenter le jeu félin, d’un peu plus de cruauté. Et pourtant, il fallait tenter le diable… Elle se raidit quand les portes arrière du véhicule s’ouvrirent en grand, laissant l’humidité s’engouffrer à l’intérieur. Quelques matériaux métalliques bringuebalèrent.         En un instant, il fut de nouveau à ses cotés, les épaules détrempées, un sourire énigmatique aux lèvres. Les portes étaient restées ouvertes, on entendait les rigoles de pluie chanter et l’homme la regardait avec un intérêt inquiétant. C'était bien cet individu sordide qu’elle avait croisé sous les pins, il savait souiller du regard comme d’autres caressaient. Elle eut un haut le cœur, mais quelque-chose de sa révolte intime lui interdisait l’affolement, comme la docilité. Une énergie singulièrement différente se déchargeait dans toutes les parcelles de son corps. Il lui fallut de longues et flottantes secondes pour qu’elle accepte de la dénommer. La proximité de ce masque suintant de satisfaction nourrissait une rage sourde qui pulsait dans ses organes vitaux et ses muscles. Toute la compassion qu’avait fait naître en elle la rencontre avec les distorsions humaines était morte. Jena se demandait si ses prunelles en reflétaient le sépulcre. Elle se demandait si l’on pouvait lire sa haine… Et s’en ravitailler.           Comme piqué par un insecte invisible, il cessa de la scruter pour lancer son regard sur la butte voisine. Bientôt, une forme massive dégringola des mottes de terre instables. Elle finit sa course lourdement dans le chemin raviné et progressa dans leur direction, comme si elle se savait attendue. L'angoisse de Jena se mit à flirter avec les sommets.         Quand l’ombre corpulente fût entièrement baignée dans la lumière des phares, l'homme la salua avec jovialité.Ça va soeurette ?La mère de Jean Stéphane Latour, cheminait les mains calées au fond des poches.

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