La bouche

John Doe

Ce qui m'avait marquée lors de notre première rencontre n'était pas le brun profond de ses yeux ni la forme singulièrement frèle de sa silhouette, mais plutôt sa bouche. A vrai dire, avec le recul que m'offre à présent la dizaine d'années passées depuis ces évènements, je peux affirmer que rien ne se serait produit de la même manière si elle ne m'avait pas intriguée au plus haut point.

Sa bouche était en effet d'une bizarrerie extrême. Si l'on peut facilement admettre que sa lèvre inférieure était à peu près normale (bien que sa peau était abîmée, comme si elle avait été brûlée), c'est uniquement par contraste avec l'étrange apparence que revêtait sa lèvre supérieure. Celle-ci était en quelque sorte repliée sur elle-même, comme on pourrait replier un ourlet ou la couture d'un vêtement. En plus de cela, ses deux extrêmités semblaient chacunes être prolongées d'une longue balafre remontant vers ses oreilles et se terminant à mi-chemin. Ces deux cicatrices d'une dizaine de centimètres chacune semblaient en permanence affubler J d'un triste sourire mélancolique.

J inspirait, pour ceux qui avaient la volonté de l'observer avec attention, une crainte melée à une inexplicable fascination. Dans notre groupe, il n'y avait pas une seule personne qui ne brûlait de connaître l'origine de ces cicatrices. Les hypothèses les plus folles avaient circulé à leur sujet. Malgré le caractère parfois saugrenu de chaque explication, tous convenaient que ces deux scarifications devaient lui avoir été causées par un violent accident, ou par quelque événement extrême.

J semblait parfois aux prises avec lui-même, comme s'il hébergeait en sa personne deux êtres différents se disputant en permanence. De ce fait, il conversait parfois avec lui-même, bien que cela relevait plus d'un vague monologue aussi incohérent qu'animé que d'une réelle conversation. D'aucuns prétendaient l'avoir entendu dire, au fil de l'une de ses chamailleries, des propos incohérents, et le plus souvent à caractère religieux. On disait qu'il délirait parfois et se répandait alors en propos absurdes à propos du fils de Dieu, de la justice du Créateur, de sept sceaux... Ces élucubrations laissaient donc croire à certaines personnes que J était en fait un fervent chrétien fanatique au point de s'être fait les cicatrices lui-même pour implorer la clémence de Dieu.

D'autres, voyant leur imagination exaltée par ce mystère, rivalisaient de fantaisie à ce sujet. Pour quelques personnes, la blessure lui a été provoquée par un hameçon qui se serait accroché dans sa bouche par accident. D'autres, plus fantaisistes encore, invoquaient l'existence d'extra-terrestres l'ayant capturé afin de faire des expériences sur les humains. Les plus stoïques se persuadaient même que l'homme était tout simplement un acteur exercant son talent.

Mais la rumeur la plus répandue (et en mon sens la seule méritant un peu de crédit), y trouvait une explication médicale. L'hypothèse était faite que les cicatrices étaient le résultat d'une opération chirurgicale ayant mal tourné, ce qui expliquerait alors pourquoi sa lèvre supérieure était comme cousue à sa peau.

En somme, rares étaient les passagers du bateau qui ne s'intéressaient pas au mystérieux personnage.

--- Texte à continuer, n'hésitez pas à commenter. ---

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