la campanule
Lucie Labat
Les campanules sont, paraît-il, des petites fleurs bleues, ou bien jaune ou bien il ne sait plus, que l'on trouve au bord des étangs ou des lacs ou bien des rivières ou même des forêt presque, peut-être. Il n'avait jamais vu de campanules mais, par simple cratylisme, il s'était forgé tout un monde autour de ce mot, et espérait bien que les fleurs qui se présentaient à lui ne pouvaient être rien d'autres que des campanules, à chaque fois qu'il apercevait l'une d'entre elles.
Il voulait tant en découvrir toutes les variétés qu'il se retira à l'endroit qui pouvait le mieux assouvir ses fantasmes campanulesques : la campagne. Lac, étangs, rivières, forêt, tout y était. Il ne manquait plus que les campanules. Cette retraite allait de pair avec certaines conditions. Il n'y a jamais d'hôtel à la campagne, comme chacun sait ou le suppose très fortement. Aussi séjournait-il chez sa mère-grand (il avait lu ça quelque part, et préférait ce sobriquet à celui de « mamie », qui lui faisait l'effet d'un pain mouillé), qui vit comme toutes les grand-mères à l'orée d'un bois où l'on peut cueillir des champignons lorsque la saison s'en vient. Là-bas, il retrouvait tous les souvenirs, d'après comme d'avant sa naissance, quand il n'était alors qu'une jeune pousse, une mauvaise graine.
Les graviers d'abord, dans le chemin qui menait à la grange, qui lui avaient écorché le genou. Puis le petit muret par-dessus lequel on saute pour arriver à la porte de la baraque, comme disait son père. Il entrait quand l'odeur le prit à la gorge. Des effluves de cuisine lui parvenaient comme un vent de l'ouest breton, qui emporte tout sur son passage. Et soudain il se vit revenir dans cette maison, les genoux en sang et l'éclat de rire de ses cousins dans ses oreilles. Sa mère-grand le soignait alors, comme elle avait l'air belle à l'époque. Les parties de cache-cache dans les arbres, l'épluchage des noisettes, et les bains au jet d'eau lorsqu'il faisait chaud n'étaient peut-être pas si loin. En ville, il avait perdu la conscience d'où il venait, et donc de la direction que sa vie pourrait prendre. Il venait de comprendre, entre les gravions et le fumet du poulet rôti sur la table, qu'on ne peut savoir où l'on va sans la conscience d'où l'on vient.
Le lac de Papi (père-grand ne se disait pas) qui accueillait ses ricochets il y a de cela des années n'avait pas bougé. Il semblait encore une grosse tâche inégale, au contour mal dessiné. Lorsque le soir s'abattait sur le bourg, on pouvait y voir le reflet de la lune, qui se dessinait parfaitement. Un ciel à perte de vue parachevait cette vision digne d'une carte-postale dont personne n'aurait voulu. Quel était ce lac, qui étaient ces gens aux ricochets, cela n'intéressait personne. Les concours de bateaux de fortune battaient pourtant leur plein à l'époque. Sa tendre cousine avait, un jour, été la seule à trouver la solution dont ils avaient besoin. Elle s'était enfoncée dans la forêt jusqu'à trouver un bout d'écorce suffisamment gros pour voir son bateau flotter, et ses cousins le couler. Car ce lieu c'était la vie, donc ce n'était pas parfait. Les lapins qui disparaissaient des cages subitement après qu'ils avaient dégusté un bon civet, les vols de pomme de pin, et autres vilenies et jeux d'enfants qui vous marquent à jamais. Papi qui dispute mère-grand, et mère-grand qui menace de partir, puis qui se replonge dans ses confitures.
A bien y réfléchir, il avait longtemps été embarrassé de cet héritage rural, qui confirmait tous les clichés. Personne ne comprenait son intérêt pour les campanules, alors qu'en ville il se sentait l'âme d'un Ponge, ou d'un Mallarmé. Du moins c'est ce qu'on disait. Pourtant, loin du pâturage idyllique que se figurent la plupart, la proximité avec la terre forgeait les esprits d'une façon tout à fait singulière. Un matérialisme sain régnait en ces lieux. Quand récolter les pastèques, à quel feu faire cuire les palombes ? C'étaient tant d'interrogations qui rythmait la vie de ses aïeux, et les éloignait des tracas indignes d'intérêt, ses tracas à lui. Mais où donc se cachaient les campanules ?
L'authenticité de ces lieux n'avait nul besoin d'abstraction fortuite, de théories philosophiques pour exister. Ces lieux étaient sans doute semblables à tous les lieux que d'aucuns peuvent côtoyer pendant l'enfance, objectivement il n'en doutait pas. Mais il ne savait expliquer comment l'impact qu'avait eu ce cadre de vie l'éloignait radicalement de ses pairs urbains. C'était une place de contraintes, ou l'homme était au service de la nature, et non l'inverse. Là-bas les discussions sur la pluie prenaient leur sens, car de là dépendait beaucoup. Sa mère-grand savait d'ailleurs prédire le temps avec une précision qui ferait pâlir Evelyne Dheliat.
Ce retour aux sources impromptu s'imposait à lui avec une force grandissante. La quiétude et le charme, peut-être démodés, de ces meubles boisés, trop vieux pour être déplacés, lui rappelaient qu'une fois, il avait volé dans les placards poussiéreux. Premier péché d'une longue liste, on avait vu et on lui avait fait un clin d'œil, et cela l'avait rendu invincible. Il était sorti en courant, son butin en poche, prêt à s'étaler sur les graviers qu'il avait rencontrés en sortant. Raté. Et le voilà de retour, sanglotant ensanglanté, dans les jupes de la dame aux confitures.
Ce jour-là, quand il rentra au bercail comme on revient d'une odyssée, elle était en train de plumer les canards. La vision de dégoût le précipita dans les toilettes, le haut le cœur et le cœur bien bas. Les cris affolés de sa mère-grand, qui craint pour la santé du petit parisien, retentirent. L'école à laquelle il avait échappé comportait en effet son lot d'inconvénients, mais aussi de leçons. Parmi elles, la couleur du tablier qui se précipite pour le soutenir : bleu.
C'était donc ça, une campanule.