La cerise sur le palmier

arnaud-luphenz

Tous les deux ans, il me rendait visite. Son horloge interne sonnait le rappel. Alors, pied au plancher, il s’envolait au volant de sa BMW pour me retrouver, défigurant les boulevards, semblant faire sécher son bolide sur la face des pavés. Comme s’il s’était enfui précipitamment d’une station de lavage. Comme s’il débarquait d’une autre planète nommée prison. Ses dérapages devant la grille d’entrée de la maison faisaient trembler tous les environs. Et cet empressement déraisonnable me plaisait terriblement.
Pas question de perdre le moindre instant à trouver une place de parking. A s’en garer dans l’allée des voisins sans hésiter. Montant ensuite les marches quatre à quatre. Leur passant sur le corps avec aplomb. Il fallait le voir débarquer en uniforme, avec l’air du vainqueur. De celui qui a rempli tous ses objectifs avec, en prime, une belle avance. Il me saluait débordant de sueur et de chaleur, parlait à s’en rendre malade, sans prendre le temps de s’asseoir, déversait des mots comme des cadeaux avant de filer. Sans m’embrasser. Fier de sa verve et de son allure éclatante. De ses sourires en hélice. De sa barbe à la mâchoire. En agitant son vieux mouchoir.
Papa était aviateur. Un aventurier de première catégorie. Tel Joe Wilfried Ovni, la vedette de la télé qui gravissait l’Everest à l’aide d’une scie circulaire. Il se révélait, de fait, inutile de lui raconter nos journées morveuses, nos tracas de freluquets, de gâcher de la salive avec des anecdotes et des historiettes même fichées au grand banditisme. Il avait déjà vécu tout cela, en plus haut, en plus fort et avec de drôles de lunettes vissées sur le nez. Comme deux hublots distendus. Il aurait été inconvenant de souhaiter sa présence aux fêtes, aux anniversaires, ou à n’importe quel événement… On ne retient pas le vent. Non, il est la force, il est celui qui souffle le départ. Il se marie au courant, lui, qui conjugue la pluie et se noie parfois dans les orages. Qui sème les sommets comme d’autres, des tempêtes.
Maman se range derrière cet avis plein de bon sens. Elle est d’accord avec tout. Elle ne se faisait d’ailleurs pas prier. Et cela défilait dans la chaumière. Du matin au soir. Des yeux au beurre noir. Des amants à n’en plus finir. Des bijoux et des jouets pour arrondir des mois entiers. Avec ma soeur en guise de serpillière… Avant que l’eau sale ne l’emporte. Que le paillasson ne cède au trottoir. Il s’en est fallu des allées et venues, des allers et retours pour la voir tourbillonner en tous sens, en girouette à bras, en égérie des baisers mal léchés. Pour qu’elle se détende du piano sabré… Le sexe au firmament.
Et je ne parle pas de tantine que nous gardions savamment au placard pour lui éviter de débiter des idioties, d’être traumatisée mal à propos. De croiser, par exemple, le postier qui exhibe ses lettres retournées, d’être exposée au plombier lorsque les lavabos sont aux abois, de couper ses cheveux en quatre à la place de ce violeur de coiffeur ou de se faire agresser par des chaussettes trouées et des vestiaires de travers. Et les meubles de suivre sur la lancée, les armoires de se vider, les canapés de ne plus pouvoir nous encadrer. A en faire jaser les sauts du lit. Cela tanguait ainsi jusque dans les escaliers. Ils en avaient plein le dos, les pauvres, d’assister au ballet des geignards, ces baltringues qui demandent Dieu et son contraire, qui cherchent les oncles et leurs frères en creusant dans les parterres, en fumant les rosiers, se promenant le cul à l’air. Pieds nus pour mieux planer. S’échouant sur les rampes pour mieux se talocher sans y penser.
Alors, vous comprendrez que mon père apparaissait comme le messie, dès qu’il pointait le bout de sa lorgnette. C’était la cerise sur le palmier. La danse du ventre assurée. La liesse qui se déversait à point nommé. L’orgie de bons sentiments qui se mêlait aux pâtés de tronches en biais. A la chair fade et sans envie. Car il faut avouer que notre physionomie générale se prête à la charcuterie, tant les rondeurs s’avancent, les joues se bombent sous le poids des années. Nos yeux se changent sans prévenir en bonbons au saucisson. Et nous avons les tripes bien en bouche, je puis vous l’assurer. Notre table à manger pourrait en attester.
Mais, peu à peu, dans cette ronde déglinguée, je me suis mis à me dilater et mes membres à s’étendre. De manière arbitraire… et démesurée. Evidemment. A l’image d’une plante sous l’effet de la radioactivité. Jusqu’à être mis à la porte de notre demeure en chantier. Par des créatures boursouflées. Par des animaux odieux. Gonflés à la paresse et à l’oubli. Ivres de viscères, bouffis par la misère. Et de me livrer à une chambre de bonne, couverte de riz, afin de poursuivre mes études pourries… puis de chanter des cantiques, les dimanches, devant les mairies d’arrondissement. Avec mon cousin Trudy alias « la casserole chauve ». Et finalement agrandir ma famille de pissenlits en salaison. Par nostalgie. Par tradition. Avec la monnaie de leur pièce. Au gré de rencontres en apesanteur et de soirées arrosées sur l’oreiller. De petites amies en dulcinées presque régulières. De bouclettes en décolletés de métier. Il aurait été tout de même dommage de s’arrêter là, de ne pas perpétuer le tournis. Du toboggan au cimetière. Vous en conviendrez aisément, vous aussi. Ainsi, naquirent mes miettes de rillettes, cinq rejetons au paradis. Celui des éponges en plein soleil. Je vous remercie de votre attention.

http://www.edifree.fr/doc/8473

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