La chambre d'Anthinéa

valy-bleuette

nouvelle proposée lors d'un concours sur un site internet

L'impact des gouttes sur le métal de la cocotte-minute produit un grésillement régulier. Mais c'est l'odeur qui frappe la femme de ménage quand elle entre dans la cuisine. Elle pense à du boudin qui serait en train de cuire. Surprenant, à sept heures du matin, même si elle est habituée aux idées farfelues de sa patronne.

Il flotte une odeur de boudin donc, mais rien de tel ne chauffe sur la gazinière, à part cette vieille cocotte-minute.

Louise s'approche et lève les yeux. Au plafond est apparue une fissure d'une vingtaine de centimètres, à travers laquelle s'écoule un liquide rouge qui ressemble à… qui est forcément du sang. Il tombe à grosses gouttes sur la cocotte, vient s'écraser sur le couvercle et cuit aussitôt. D'où l'odeur de boudin.

Sentant un haut-le-cœur arriver, Louise porte la main à sa bouche pour refouler la montée du vomi. De l'autre main, elle éteint le gaz sous la cocotte. Elle inspire profondément puis enlève l'ustensile de la gazinière, le pose dans l'évier. « D'où sort cette antiquité ? » se demande-t-elle, sachant pertinemment que ce n'est pas la question qu'il faudrait se poser en priorité.

Au dessus de la cuisine se trouve la chambre d'Anthinéa, qui se nomme en réalité Annie.

Maintenant, le sang tombe sur la céramique encore chaude, continue de carboniser. La femme de ménage remplit une casserole d'eau qu'elle pose sur la plaque. Elle attend la prochaine goutte avec une impatience morbide. Toc. Le sang tombe, forme une minuscule volute corail avant de se fondre dans l'eau.

Le téléphone de la cuisine sonne. Louise tressaille. Elle ouvre en grand la fenêtre au dessus de l'évier puis va décrocher.

- Allô ?

- Elle est là ? fait une voix hystérique.

- Mademoiselle Anthinéa dort, je suppose, répond Louise, identifiant Manuelle à l'autre bout du fil.

- Allez la réveiller, je dois lui parler.

Manuelle est l'amie d'Anthinéa. C'est une riche héritière, comme elle. Elles passent la plupart de leurs nuits ensemble, dans les discothèques à la mode.

Louise hésite. Elle ne peut pas saquer cette grande bringue prétentieuse, pas plus qu'elle n'aime sa patronne. Mais on ne choisit pas toujours ses interlocuteurs.

- Je pense qu'Anthinéa n'est pas seule dans sa chambre, lâche-t-elle.

Manuelle émet un son qui évoque le glapissement d'une oie énervée.

- Quand je suis partie, cette nuit, elle était seule.

L'employée réfléchit.

- Il s'est passé quelque chose, je vais appeler la police, dit-elle, consciente qu'elle aurait dû faire cela dès le départ.

- Non ! Ils ne nous croiraient pas.

Louise pense que la conversation n'a aucun sens.

- Je fais quoi, alors ? questionne-t-elle poliment.

- Montez la chercher, dites-lui que nous irons voir quelqu'un qui pourra l'aider.

«  Trop tard » a envie de dire Louise. Puis elle se reprend.

- Je vais monter, assure-t-elle.

Elle raccroche.

L'air frais du dehors a évacué l'odeur de boudin. Le soleil va briller aujourd'hui, et on entend gazouiller les oiseaux dans le jardin. Une belle journée printanière en perspective.

Mais il y a une vieille cocotte-minute qui refroidit dans l'évier. Et une fissure sanglante au plafond.

Louise n'a jamais été du genre trouillard. Seule fille parmi trois frères, elle n'a pas été élevée dans la dentelle. Elle se dirige vers le porte-couteau posé près de la gazinière, constate qu'il en manque un. Le plus gros.

Anthinéa ne cuisine jamais. Pourquoi aurait-elle eu besoin d'un couteau, si ce n'est pour se défendre ? Du possesseur de la cocotte-minute ?

Louise secoue la tête, s'efforce de considérer les choses de façon rationnelle.

Un : la fissure du plafond n'était pas là hier, mais le ciment a pu travailler et se fendre.

Deux : le sang qui coule de cette fissure n'est peut-être pas humain.

Louise s'ébroue. Que fait-elle à tergiverser ainsi ? Il faut monter à l'étage.

La femme de ménage saisit un couteau et se dirige vers les escaliers. Elle tend l'oreille. Le silence est absolu, comme si Anthinéa dormait, cuvant son champagne.

Louise arrive en haut des marches. Au bout du couloir, la porte de la chambre est entrouverte, premier signe insolite. Sa patronne s'enferme toujours.

L'employée avance, regrette que le couloir soit si sombre. Dans sa précipitation, elle n'a pas allumé le plafonnier. Ses doigts sont moites autour du manche du couteau.

La chambre est plongée dans la pénombre. La porte grince quand Louise la pousse.

Elle presse l'interrupteur. Pas de lumière. Il faut aller à la fenêtre pour ouvrir les volets.

Le lit de la patronne est contre le mur, à gauche. Dans l'obscurité, impossible de voir si quelqu'un dort sous les draps.

- Anthinéa… vous êtes là ?

Pas de réponse.

Louise atteint la fenêtre, tourne la poignée du battant.

Au moment de pousser les volets, elle se pétrifie. Dans son dos, elle perçoit une présence. Un courant d'air froid frappe sa nuque.

Epouvantée, elle n'ose pas se retourner.

- Anthinéa, c'est vous ? murmure-t-elle, réprimant l'envie d'éclater en sanglots.

Le souffle glacial se rapproche. Louise pense alors à Patrick, son frère aîné. Il disait que la peur est l'ennemie de l'homme.

Elle pousse violemment les volets. Le jour s'engouffre dans la chambre, éblouissant.

Louise se retourne. Elle ne voit qu'Anthinéa, étendue sur le sol, près du lit. Le sang s'échappe de ses deux poignets tranchés. Le couteau de cuisine qui manquait à l'appel est posé sur son ventre.

L'employée est presque soulagée.  Anthinéa s'est suicidée. Rien d'irrationnel.

Elle se demande s'il faut appeler la police ou le Samu. Inutile de toucher la carotide de sa patronne en quête d'un signe de vie. Les yeux de la victime sont grands ouverts. Ils fixent le plafond avec une sorte de... terreur ?

Louise frissonne et tente de garder l'esprit cartésien. Il va falloir trouver un autre employeur. Qui paye bien.

Quelqu'un est venu, cette nuit. Sinon, comment expliquer la cocotte-minute et la fissure du plafond ?

La sonnerie du téléphone s'élève cette fois dans la chambre, sur la table de chevet.

L'irritation envahit Louise. Cette journée commence vraiment à mettre ses nerfs à vif.

Elle va décrocher.

- Elle est réveillée ? demande Manuelle.

Louise jette un œil sur le corps gisant à ses pieds.

- Elle est morte. Elle s'est ouvert les veines.

Manuelle pousse un cri déchirant.

- Savez-vous à qui appartient la cocotte-minute ? questionne Louise.

- … Elle était à la mère d'Anthinéa. Un cambrioleur s'en est servi pour l'assassiner, il y a des années, pendant qu'elle cuisinait un lapin. Anthinéa a trouvé la marmite par hasard dans la cave, avant-hier.

Louise fronce les sourcils. L'évocation d'une gibelotte de lapin la renvoie à l'odeur du boudin. De quoi lui couper l'appétit pour le reste de la journée.

- Nous avons invoqué l'esprit de sa mère, hier soir, par l'intermédiaire de cette cocotte, poursuit Manuelle.

Louise esquisse un sourire nerveux à cette idée.

- J'ai une planche de ouija chez moi, on a voulu jouer, continue Manuelle.

- Et bien là, Anthinéa ne joue plus, remarque laconiquement Louise.

- Ce n'est pas l'esprit de la mère d'Anthinéa qui nous a répondu…, souffle Manuelle, au bout du fil.

Louise sursaute quand un violent coup de vent referme les volets. L'obscurité reprend possession des lieux. La femme de ménage serre fort son couteau  et presse le téléphone contre son oreille. La voix de Manuelle est le seul lien qui la rattache au monde extérieur.

La porte de la chambre se ferme en grinçant et se verrouille en un claquement sec. Les poils de Louise se hérissent. La température de la pièce chute de plusieurs degrés. A nouveau, elle perçoit une présence près d'elle. Un relent de putréfaction agresse son odorat.

- C'est l'esprit du meurtrier de sa mère qui est revenu, pleure Manuelle. Il est mort l'année dernière, en prison.

Le combiné glisse au sol. Le son continu de la tonalité indique que la ligne est coupée.

La lame acérée du couteau pénètre dans le flanc de Louise comme dans une motte de beurre.

 « Ce n'est pas parce qu'on ne croit pas aux esprits qu'ils n'existent pas », disaient les frères de Louise, pour effrayer leur petite sœur.

Ils avaient raison.

 

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