La chance d'une vie

bey

Comme d'habitude, il y a un zeste de québecois dans ce texte. Allergiques s'abstenir.

Mon reflet dans la glace me renvoie mon sourire. Ce matin, c'est l'un de ces matins. Le genre de matinée où l'on se lève avant le cadran, on ne sait trop pourquoi. Le genre de matinée où l'on sourit déjà alors que rien ne s'est produit. Le genre de matinée où l'on se sent capable de tout affronter. 

Ça tombe bien, car aujourd'hui est un grand jour. Je rencontre les clients, je scelle l'accord, et j'accomplis l'un des plus gros coups de ma carrière. Bientôt, si je joue bien mon rôle, ce sera nos pneus qu'ils utiliseront pour la conception de leur voiture. Je m'y suis préparé depuis des semaines. C'est le « jour J » et je me lève en pleine forme. Quoi demander de mieux ?  

Je sors de la salle de bain, attache mes souliers, puis prends ma mallette. Je salue Monsieur Gratouille. Le vieux chat obèse me renvoie son regard blasé. Bonne journée à toi aussi, Monsieur Gratouille.

La journée s'annonce magnifique. Un soleil comme il faisait longtemps que je n'en avais pas vu. Juste assez de lumière, pas trop aveuglante, une chaleur réconfortante, un petit vent frais. À mon entrée dans la voiture, je constate qu'elle se trouve presque à sec. La journée parfaite pour qu'une telle négligence soit constatée, puisque mon levé précoce m'a donné un bon trente minutes pour m'en occuper. Je roule alors tranquillement entre les rues du quartier. Observe avec tendresse les quelques enfants attendre leur autobus au coin de la rue. Un moment d'inattention qui me coûte, cependant, puisque j'en oublie le dos d'âne. Par chance, aujourd'hui, j'avais pris le temps de prendre mon café dans le confort de ma maison, m'évitant une belle brûlure au deuxième degré.

J'embarque ensuite sur l'autoroute Ernest, puis je m'arrête à la station d'essence la plus proche. Je sors et commence à tanker. Le train-train quotidien de la station d'essence s'anime autour de moi. Des voitures arrivent, d'autres repartent. Un homme corpulent au bandeau rouge s'affaire à la même besogne que moi, juste en face. Histoire de nous égayer tous les deux ce moment monotone, je tente d'engager la conversation :

—   Ça boit comme pas de bon sens, ces p'tites bêtes là, pas vrai ?

Comme toute réponse, mon interlocuteur me montre son majeur. Accompagné d'une coquette moue de dégoût. Charmant. Il rentre pour payer, me laissant seul avec ma voiture.

Une fois terminée, je continue à me tenir comme un imbécile à faussement remplir mon véhicule. J'attends que mon motard à la Hondai rouge ait payé son dû et évacué les lieux. Je ne voudrais pas être pris pour attendre à la caisse en sa compagnie. De toute façon, j'ai du temps, ce matin.

Une fois mon nouvel ami parti —non sans un rictus menaçant dans ma direction— je pénètre à mon tour dans le commerce. À la seule caisse, un jeune à l'hygiène plus que douteuse s'affaire à compter ses cennes pour se payer un sac de chips. J'attends derrière lui, me permettant d'être en première loge de son odeur de lendemain de vieille. Je crois même déceler une subtile flagrance de sperme. Je préfère ne pas trop investiguer.

Il compte ses dix, ses cinq, ses unes cennes. Des unes cennes ? Il me semblait qu'ils n'en faisaient plus, de ceux-là ! Mais bon, il compte. Il se trompe. Recommence. Et la vieille caissière semi-myope n'est pas d'une grande aide. Je regarde ma montre. C'est beau, j'avais de l'avance ce matin. Elle s'épuise, par contre.

Finalement, le dépucelé réussi son exploit de mathématique, finit par payer, puis quitte le comptoir. Je m'avance, enfin soulagé, jusqu'à que j'entende.

—   Attends ! Je voulais te prendre un billet de loto aussi !

Le jeune revient au poste. Sans voix, je me recule pour lui laisser la place. La vieille caissière lui demande d'une voix nasillarde quel billet en particulier. Sauf que le jeune n'arrive pas à se décider. Il hésite. En dit un. Se ravise. En dit un autre, puis se met à douter. Il demande même de se faire expliquer le nouveau, là, avec les dessins de mouton. Je piétine sur place. Mes paupières se ferment. Pour garder à l'intérieur ce qui tente de sortir par ma bouche. Je ferme tous les orifices, au cas où ça se frayerait un chemin. 

Il choisit ! Dieu du ciel ! Mon nouveau copain de stationnement n'aurait pas attendu aussi longtemps, ça c'est certain.  Le jeune paye avec un deux piastres. Qu'il avait apparament depuis le début ? Bref , il a terminé. Arrive mon tour, qui se règle en à peu près dix secondes. 

Je sors à l'extérieur, encore à me secouer la tête pour chasser tout l'énervement. Jusqu'à ce qu'un bruit retentissant me fige sur plage. Un Jeep, qui venait tout juste de pénétrer le stationnement, vient de défoncer l'une de mes lumières de derrière ! Les yeux écarquillés, je cherche ceux du chauffeur. Une ado, encore mineure, qui empruntait probablement la voiture de ses parents. Elle semble terrifiée. Du moins c'est ce que j'ai cru apercevoir, juste avant qu'elle s'éloigne de la station à pleine vitesse. Un hit and run. Calice.

Je reste immobile un moment, comme sous le choc. J'embarque dans ma voiture sans cligner une seule fois des yeux. Je jette un coup d'œil à ma montre. Non. Pas le temps de la poursuivre. Les clients d'abord.

Au moment de mettre ma clé dans le démarreur, une pensée réussit à se frayer un chemin à travers mon désarroi. En parlant des clients, est-ce que j'ai pensé à apporter les graphiques que j'ai modifiés hier ? Rapidement, je fouille dans ma mallette. Non. Il n'y est pas.

Je presse sur l'accélérateur. Je suis de retour chez nous. J'accours dans ma maison.

Je trouve Monsieur Gratouille sur la table de la cuisine, à me fixer. Dessous lui, je l'aperçois.  Le foutu document que je cherche. 

J'applique doucement une pression de la main sur le félin pour qu'il se déplace. Comme à son habitude, il se contente de relever sa tête. Il ne bouge pas la moindre patte. Je n'ai pas le temps pour tes conneries, Monsieur Gratouille. Je pousse violemment mon chat, qui me hisse sa haine au visage. Je confirme qu'il couvait bel et bien le document que je cherchais. Tout en laissant beaucoup de poils sur la page couverture. Je soupire de soulagement. Bon, tout ne va pas si mal, finalement.


Le matou, comme si de rien n'était, se réinstalle sur mon travail. Mes mains étaient là, mais il n'en a rien à battre. Un rire sincère s'évade de ma bouche. Il ne changera jamais, ce Monsieur Gratouille.

C'est à cet instant précis que la voisine commence à jouer du piano. En général, j'aime bien lorsqu'elle fait cela. Le problème, c'est que Monsieur Gratouille, lui, il déteste. Dès la première note, il se met à hisser, puis à se sauver en vitesse. Il me griffe sérieusement les mains au passage. J'en saigne, même. Je retire rapidement les blessures des feuilles lorsque je vois le liquide rouge, et je constate avec bonheur qu'aucune goutte ne semble avoir coulé de mes mains. Sauf que…

Sauf que Monsieur Gratouille, lui, il en a mis des gouttes. Le centre du document est littéralement imbibé d'urine de chat. Et le pipi de Monsieur Gratouille est un pipi particulier. Un pipi qui sent la charogne. Je regarde ma montre. Même si je pars tout de suite, je vais arriver en retard. On oublie le document. Je trouverai un moyen de faire sans.

En panique, je sors de la maison, sans même penser à barrer la porte, puis j'accours vers la voiture. Un pas cependant maladroit freine mon élan. Je me foule la cheville sur mon pavé d'entrée, non sans lâcher un beau « Tabarnac » bien senti. Au même moment, une grand-mère passait avec ce qui semble être son petit-fils. Alors que je me tiens la jambe en serrant les dents, elle me lance un beau :

—   Vous blasphémez devant les jeunes enfants, vous ? Vous n'avez pas honte ?

Je salue la dame de la main, le visage encore crispé par la douleur, puis je rampe jusqu'à la voiture. Cette rencontre avec les clients reste d'une importance capitale et ma cheville passe en second. J'active les moteurs et je roule à pleine vitesse dans le quartier.

Sauf qu'une voiture de police roulait dans le coin. Ne me demandez pas pourquoi. Je n'ai aucune foutue idée pourquoi. Sauf qu'elle m'a vue rouler à quatre-vingts kilomètres-heure dans un quartier résidentiel. Elle a sûrement remarqué ma lumière brisée, aussi. Alors elle fait aller les siennes et se lance à ma poursuite. Sauf que je n'ai pas le temps, ma jolie.

Alors j'accélère. Quatre-vingt-quinze. Cent cinq. Cent vingt. Je bifurque à travers les rues du quartier pour essayer de la semer. La police me suit toujours. Qu'est-ce que je viens de faire ? Même si j'arrive à temps, je vais avoir l'air de quoi, moi, à arriver au bureau avec le squat au grand complet qui me colle au cul ? Mais tout ce que je pense dans le moment, c'est de continuer. Que je ne veux pas rencontrer ce « Monsieur l'agent ».  Pas tout de suite. Au prochain coin de rue, le feu de circulation. Ça doit coûter combien un délit de fuite ? La lumière est jaune, alors j'accélère encore plus. Je fais de l'excès de vitesse, la facture doit être salée pour ça aussi ! Le feu tombe rouge quelque seconde avant que je traverse.

Juste avant que je percute l'autre voiture de plein fouet, une dernière pensée vient m'activer le cerveau. J'ai oublié de nourrir Monsieur Gratouille. 

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