La chasse

waxette

Seul règne le bruit de frottement de leurs pantalons.

Il met ses propres pas dans les traces, beaucoup plus grandes, laissées par son père dans la terre poussiéreuse et craquante qui sépare les rangées de lavandes décapitées, qu’il n’a pas trop de mal à enjamber malgré les courtes tiges qui le portent . il ne dresse que peu les yeux du sol, exclusivement pour regarder les épaules larges, où le renfort de tissu vert fait une bande solide là où la bretelle du fusil s’accroche à l’épaule au dessus de laquelle la mire indiscrète fait des clins d’œils au soleil à chaque fois que l’homme enjambe un rang de plantes. Elle ne devrait pas briller, pourtant, mais malgré le soin quotidien qui lui est apporté, l’arme à la crosse gravée d’arbres et de setters à l’arrêt est usée. Chaque soir qui suit un tir ou une marche sous la bruine, le fusil est démonté, curé, nettoyé avec ces longues tiges de métal au bout desquelles cure-pipe en fer ou chiffon doux se vissent avec facilité, explorant les entrailles du canon, traquant la moindre aspérité, la moindre tache de rouille. A son age, Alfred n’a pas encore eu l’autorisation de le faire, et il doit se contenter d’observer le ballet dansé par les bras de son père, et celui de ses doigts agiles et expérimentés, à la lueur orange de la lampe à pétrole. Il participe parfois aux pratiques magiques du paternel, lorsque celui-ci se penche sur les petits sacs de plombs, les étuis cartonnés de cartouches vides et les doses tremblantes de poudre noire, soigneusement pesées sur la petite balance brillante. Il lui tend alors gravement, du bout de ses doigts hésitants, pleins de leur grande responsabilité, les bourres de carton ou de liège qui viennent s’intercaler soigneusement entre la poudre et le plomb pour y tenir leur mystérieux offices. Claire et Fine, ses deux sœurs les plus grandes, observent alors de loin, sans doute un peu jalouses, qui aimeraient bien elles aussi partager le rituel, s’asseoir sur le petit tabouret, devant la sertisseuse, et pour une fois ne pas seulement assister à la scène de leur trop lointain coin de cuisine, mais tendre elles-mêmes, à tour de rôle, les petites pastilles grises aux doigts agiles de leur père. Mais la place des filles n’est pas là, et il voit bien son père, parfois, levant les yeux de son ouvrage, regarder doucement s’entremêler leurs boucles blondes au dessus des épluchures qui tombent sur le journal plié, ou penchées sur la cuisinière, s’amusant d’un rien, étouffant leurs rires identiques de peur de déranger ou pire, de voir quelqu’un s’immiscer dans leur étrange couple. Elles ont neuf ans, et Alfred, s’il n’a pas de double, et s’il se sent parfois étrangement mis à l’écart, comprend vivement le regard de son père, si attendri et si doux. Il n’a jamais vu petites filles plus jolies que ses deux sœurs, même si elles partagent en miroirs leur étonnante beauté. Alfred a d’autres privilèges, d’autres devoirs aussi. Il est le plus grand, le deuxième homme de la famille. Et lorsqu’il marche dans les pas de son père, s’initiant aux connaissances masculines, posant ses questions avec parcimonie et tentant de comprendre avant d’interroger, il a l’impression , déjà, de grandir plus vite, à chaque pas un peu plus savant, à chaque pas un peu plus fier de l’homme rassurant qui marche devant lui, et qu’il appelle papa, d’une toute petite voix.

Il y aura encore de longues marches, encore bien des coup de faux dans le blé, de dures journées de labours. Alfred ne sait pas encore que le jour ne viendra pas, où, osant enfin le faire, il posera la main sur l’épaule de son père, l’invitant au repos. Le jour ne viendra pas où son père, déjà trop vieux, lui dispensera ses conseils sur tel ou tel champs à travailler. Le jour ne viendra pas, où courbé et ridé, il traversera les champs pour y voir le travail de son fils. Non plus le moment où il préparera ses cartouches avec un petit-fils, avant de partir dans le bois ramasser des pinins au sang rouge, espérant croisade un lièvre ou un lapin. Un perdreau, peut-être, si la compagnie était toujours dans le vallon.

Du temps aura passé, du mariage de Fine, de la famille immense qu’elle fondera pour compenser celle, absente, de Claire, éternellement en deuil, renonçant à vingt cinq ans à la vie en même temps que celle de son amant lui sera prise. Beaucoup de temps, de larmes et de joies, avant qu’il ne se rende vraiment compte à quel point cet homme devant lui, qu’il n’aura connu que onze ans, pourra lui manquer quand lui même aura vieilli.

Il a visé sans tirer. « mai pitchoun, es pas piu gaï que tu… »

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