La chute

Mircea Perb

Le jeune homme s’approche de la terrasse du café, d’une démarche trainante. Le soleil et la chaleur harassante vont le pousser à choisir une table à l’ombre d’un platane. Il désirera probablement se reposer, fatigué par la touffeur ambiante. Oui, il s’approche d’une petite table en fer forgé et tire à lui une chaise. Il s’y affale en soupirant. Oui, un platane aux branches feuillues le recouvre d’un manteau protecteur, lui permettant d’échapper aux rayons agressifs du soleil estival. Le jeune homme chasse du revers de la main droite quelques miettes errant sur la table. Un serveur aurait quand même pu passer un coup de chiffon après le départ du précédent client. Une brève contrariété marque son visage, vite remplacée par une expression apathique. Nouveau soupir, yeux mi-clos.

Quelques gouttes de sueur perlent du haut du front, à la racine des cheveux. Elles suintent de la peau moite, comme la résine de l’écorce fissurée d’un balsamier ou d’un épicéa. Les gouttelettes éparpillées s’agglomèrent en larmes peu à peu entraînées par leur poids le long des tempes ou de l’arête nasale. Leurs courses courbes et hachées laissent des trainées luisantes, pareilles au mucus que sécrète une loche. Néanmoins sans viscosité, ces sécrétions fluides distinguent plus qu’elles ne diluent la couleur de la peau sous-jacente, précédemment exposée aux rigueurs du soleil et marquée par un effort physique. Seulement piquetée de rougeurs, la peau paraît ainsi frappée d’une couperose agressive.

Le jeune homme plonge la main dans sa poche. Ses doigts en fouillent le contenu, faisant entendre un cliquetis et le frottement de tissus. Après quelques secondes, la main ressort, un mouchoir en papier froissé – il semble avoir déjà servi – serré au poing. Le portant au visage, elle en tamponne délicatement le front, mouchetant d’humidité sa surface usagée. Cette nouvelle moiteur désagrège un peu plus les fibres du mouchoir, dessinant des motifs dentelés, par endroits transparents, par d’autres opaques, comme ces dernières couches de neige, fines et légères, résidus de giboulées tardives, fondant rapidement sur les portions de sol que chauffent des rayons printaniers, plus lentement sur la terre encore froide, protégée du soleil par une ombre hivernale. Des lambeaux de papier si ténus qu’ils en sont invisibles restent accrochés à la courbure du front.

La main retombe le long du corps. Les doigts s’ouvrent et lâchent le mouchoir qu’ils avaient roulé en boule une dizaine de secondes auparavant. Celui-ci entame un mouvement vers le sol, une chute de vingt centimètres, qui, par la manière dont elle s’opère, lente et délicate, imite les feuilles d’automne, mortes, qu’un vent du nord maussade détache de leurs branches tremblantes et emporte dans la nuit froide en une glissade au flegme résigné. Le contact du carré de cellulose chiffonné avec l’asphalte de la terrasse stimule l’imagination : la douceur amoureuse d’une caresse hésitante, qui s’affirme en sentant son toucher accueilli, puis épouse fermement les formes de l’amante.

Vingt centimètres plus haut, les doigts dépliés pendent toujours dans le vide. Figés, ils regardent vers la chaise et lui montrent leurs ridules meurtries. Les rides barrant la paume s’étalent, qui à l’horizontale, qui à la verticale, longues et profondes, comme les cicatrices encore fraîches d’un dos soumis au fouet. Des variations roses, pâles ou ponceau, violacées par endroits, mouchettent la peau, laissant supposer une circulation sanguine inégale. De tous légers mouvements agitent les doigts en une gradation, de la phalange à la pulpe, s’accélérant au niveau de la phalangette. Ces tremblotements compulsifs cessent parfois quelques instants, avant de reprendre de manière régulière. Les branles incontrôlables de ce type indiquent un état de fatigue important, une nervosité démissionnaire ou la consommation d’alcool en quantité remarquable, une dizaine d’heures auparavant. Tout le monde sait cela.

Le soleil cherche le jeune homme. Ses rayons frappent de manière constante tout ce qui lui est présenté. On a en tête l’image de camps de concentration nazis. Les projecteurs balaient la nuit du haut des miradors, à la recherche de fuyards ou dissidents. La nuit ne fait pas de bruit, mais l’œil traque sans relâche. Son feu brûlera l’inconscient ou le désespéré, réveillant, avant son hallali, les sirènes, stupéfiantes en leur concert de terreurs hurlantes. Mais le jeune homme, lui, se cache. Les ramures protectrices du platane semblent le recouvrir du voile diaphane que porte la mariée, préservant sa vertu et lui offrant un répit heureux – il fuit la chaleur et la luminosité qui rongent le corps et l’âme, comme le désespoir ronge quand il est déporté. Nouveau soupir, yeux mi-clos ; le répit, mais l’usure.

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